Première tentative. Palpatine est premier dans la file des tarifs réduits ; je suis la première dans la file des Pass jeunes, étrangement confiante : j’aurai un retour. Effectivement, il y a un retour, mais un seul. Je le laisse à Palpatine qui attend depuis quatre heures, et regrette assez rapidement mon geste, non pas tant parce qu’il se retrouve à côté de Tilda Swinton que parce que la place est au deuxième rang de balcon centrée.
Seconde tentative. Il y a déjà deux Pass jeunes devant moi et une longue file de personnes prêtes à payer cher : c’est mort, je me laisse tomber sur la banquette en velours rouge pour bouloter mes Millie’s cookies de consolation… et reste là pour le plaisir de discuter avec ma voisine. Étudiante mélomane-balletomane, A. ressemble étrangement à Bamboo et je reporte spontanément sur celle-là un peu de la sympathie que j’ai pour celle-ci. Dix minutes avant l’heure fatidique, les payeurs comptants sont pourvus et les filles de devant déclarent forfait. Cinq minutes plus tard, nous récupérons deux places côte-à-côte au premier rang de baignoire, et nous y installons comme si nous avions prévu de passer la soirée ensemble. Croyez-le ou non, c’est la première fois que je me retrouve en baignoire à Garnier ; la portion de scène qui nous manque est compensée par la vue dégagée et la proximité avec les danseurs (souvenirs de la loge impératrice). C’est parti pour une belle soirée, qui met à l’honneur le corps de ballet.
Sans une heure préalable de doux ennui balanchinien, comme c’était le cas lors de la saison passée, In Creases perd son statut de cerise sur le gâteau (à la génoise) et se trouve relégué au rang d’amuse-gueule. Le changement de distribution n’aide pas : alors que Letizia Galloni faisait sentir une résistance dans son cambré lorsque le groupe avançait sur elle, Hannah O’Neill ploie de bonne grâce et fait fondre toute tension. Du coup, c’est charmant, mais pas bien excitant. La métaphore-sémaphore des Balletonautes se met à prendre toute la place : j’imagine les danseurs avec des drapeaux triangulaires ou des raquettes de ping-pong avionique dans les mains. Circulez, c’est sans danger.
Blake Work I fonctionne toujours, même si je suis un peu gênée de ce que les chansons affadissent immanquablement la dynamique qu’elles ont pourtant contribué à mettre en place. Cela finit par donner un tour mélancolique à ce qui se donne de prime abord comme jaillissement continuel, sans cesse renouvelé. Du coup, je vois briller d’un tout autre éclat le pas de deux entre Léonore Baulac et François Alu. Le replacement incessant des bras et des mains sur le visage se donne à sentir comme une tendresse qui s’exaspère, mets ta main là, non pas là, aime-moi comme ci, non pas comme ça, sois présent, davantage là, non pas ici… des êtres qui se cherchent dans un souvenir d’intimité, qu’ils ne parviennent pas à recréer, même s’il en reste la beauté, d’un présent passé qui n’est plus mais ne peut pas leur être retiré – et c’est Alu qui fait un pas en arrière pour magnifier celle qui lui a déjà échappée. Ils repartent main dans la main, actant d’un commun accord la distance de leurs corps.
The Seasons’ Canon, voilà ce que, comme tout le monde, j’attendais après la séance de travail avec la chorégraphe et les échos dithyrambiques sur sa création. J’ai été un peu surprise de ce qu’on parle de jamais vu ; le travail de Crystal Pite peut faire penser à une myriade d’autres : à certaines chorégraphies masculines de Maurice Béjart (torses nus, pantalons amples), aux moines Shaolin de Signes de Carolyn Carlson (courses et trépignement-transferts du poids du corps), aux passages de Sidi Larbi Cherkaoui dans Casse-Noisette (le porté sous la neige), au Sacre du printemps de Pina Bausch (les pulsations telluriques, les groupes massifs et leur dispersion), à Xylopgraphie de Tânia Carvalho (les canons), aux saccades démultipliées d’Ohald Naharin… Pour tout vous dire, les poussées et tirées très Radeau de la méduse m’ont même fait penser à la dernière création de Béatrice Massin, et je ne trouve pas absurde que le nom d’Akraham Khan ait été prononcé. J’y ajouterais même celui de Russell Maliphant pour une esthétique très théâtre de Chaillot. Cela n’est rien enlever à Crystal Pite que de la situer dans un paysage chorégraphique ; la multitude d’influences assure qu’elle les a fondues dans un style propre, qui n’imite personne. L’abasourdissement de certains est juste un rappel étonnant de ce que le public de cette soirée est avant tout le public de Garnier, habitué à une danse policée, rarement animale.
J’aime quand c’est viscéral. Je ne pouvais donc pas ne pas aimer la danse organique de Crystal Pite. Que cela doit être galvanisant à danser ! Elle ne chorégraphie pas des pas et des déplacements pour une cinquantaine de danseurs : elle taille dans la masse, comme un sculpteur, modèle et pétrit la glaise des corps, d’un seul grand corps – de ballet. C’est comme si l’on avait donné le corps d’Aurélien Houette au corps de ballet : une chatoyance musculaire, mouvante, émouvante. On voit affleurer, surgir et disparaître des épines dorsales, des arêtes, squelette d’une masse protéiforme. Crystal Pite utilise la puissance de l’unisson et des canons sont jamais céder à la facilité (et l’ennui qui pourrait en résulter) : ceux-ci se décalent subrepticement avant d’être achevés, les vagues déferlant-refluant ; celui-là se disperse sitôt passée la surprise de son émergence, comme lorsque les applaudissements brouillons d’une salle se synchronisent soudain, en plein rappel, en un seul battement assourdissant, pour s’éparpiller quelques minutes ou quelques secondes plus tard, lorsque les artistes saluent à nouveau, individuellement. Coups de têtes secs, comme des spasmes : les corps semblent vouloir s’arracher à une gêne, se déprendre du corps collectif, qui écrase leur individualité tout en leur donnant de la puissance au groupe – violence du Léviathan, qui se traduit par une démonstration de force brute chez les hommes ; par une hiérarchie plus calme mais plus cruelle chez les femmes, Marie-Agnès Gillot en reine des abeilles arachnéennes, finalement supplantée par une Éléonore Guérineau marmoréenne, érigée comme le pic d’un cristaux alors que le Léviathan se laisse engourdir par l’hibernation, dernière saison de Vivaldi (toutes magnifiquement remixées par Max Richter).
C’est le genre de pièce qui vous laisse sans voix. Trop aimable, (sans titre) se charge d’évacuer les émotions auxquelles on aurait pu être confronté, et je soupçonne pas mal de gens de s’en être pris à Tino Sehgal pour masquer leur soulagement (ceux-là même qui décriront The Seasons’ Canon comme « une claque », qu’ils ont esquivée). Pour ma part, même si j’aurais préféré que cela ait lieu avant l’entracte, j’ai trouvé ça fort fun et sautillant, la musique d’Ari Benjamin Meyers me faisant un peu l’effet d’In Creases la saison passée. Tino Sehgal s’est amusé à chorégraphier pour les rideaux des coulisses et les lumières de la salle : depuis la baignoire, je suis idéalement placée pour apprécier ce spectacle son et lumière dans les loges-coursives du paquebot Garnier. Les danseurs rentrent in extremis pour secouer tout le monde dans une transe eighties à la Fame et assurer l’évacuation rapide du public vers le grand escalier où ils se retrouvent à chanter. Voilà comment, à l’Opéra, on coupe court aux standing ovations ; dans la joie et la bonne humeur, tout le monde dehors !
(Question existentielle pour ceux qui ont assisté à la soirée : avez-vous pensé à la publicité Sanex où le zoom sur l’épiderme faisait apparaître une foule humaine ?)
Merci pour votre beau compte-rendu, qui parvient à mettre des mots sur ce que j’ai ressenti, en particulier lors de cette magnifique création de Crystal Pite! (et enfin quelqu’un qui a apprécié les pièces de Sehgal, je me sentais bien seul ! 😉 )
J’étais à la dernière cet après-midi, et régnait une ambiance de folie; à la fin, les danseurs nous ont même proposé de danser avec eux: image rare et incroyable, les balcons de Garnier se sont mis à danser ! C’était un moment de partage total, tout le monde est ressorti heureux et le sourire aux lèvres 😀
Magnifique compte rendu pour une soirée magnifique!
[…]
Merci d’avoir la décence de ne pas parler de la vie privée des danseurs.
Je ne suis pas sûre que vous apprécierez que des inconnus racontent la votre sur internet.
J’espère en revanche qu’Aurélien Houette lira cet hommage à son corps chatoyant 🙂
Farfarello >> J’avoue que le trémoussement était communicatif. Cela devait être génial (en prenant garde de ne pas se cogner au plafond bas des baignoires ^^) !
Florale >> Merci. 🙂
J’ai supprimé la fin de votre commentaire suite au commentaire suivant et au remaniement du texte. J’espère que vous me pardonnerez.
Elisa >> Nul besoin d’adopter un ton aussi sec pour attirer mon attention sur une indélicatesse que j’ai commise sans y penser. Je doute que l’on puisse parler d’indécence dans la mesure où :
1) leur relation était de notoriété publique,
2) je ne le mentionnais pas dans une intention de ragot, mais seulement pour souligner la dimension artistique que cela laissait apparaître plus clairement dans le pas de deux.
Alena >> Toujours l’élégance d’apaiser les tensions. 🙂
Je lis votre blog régulièrement et avoue avoir été choquée de la mention de la séparation des ces deux danseurs. Personnellement je ne sais pas trop mettre des noms sur les têtes mais depuis que je m’intéresse au ballet et furette un peu sur les blogs ou réseaux sociaux, j’avoue voir peu de critiques concernant les ballets en eux même mais beaucoup de discussions sur les danseurs uniquement .Certaines personnes semblent même les fétichiser un peu et être assez intrusives, et je m’étais déjà fait la réflexion que parfois dépasse un peu les bornes. Après ces gens ont l’air de connaitre les danseurs personnellement donc je ne sais pas. Au fond on pipolise même les youtubeurs aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est un phénomène de société presque 😉 et les réseaux sociaux donnent souvent une impression de proximité pour les « fans », mais cette impression est à sens unique. (Kim Kardashian ne doit pas se sentir proche de ses milliers de followers,en revanche combien pensent la connaitre intimement?) et sinon, j’adore lire vos articles même ceux qui ne sont pas sur le ballet! bonne continuation )
Vous êtes toute pardonnée, je ne pensais vraiment pas à mal en faisant cette remarque. Je pense avoir été victime de la proximité factice que nous nous créons avec les danseurs que nous apprécions… Navré…
Charlotte >> Bon, bon, bon, bien. On va se surveiller. Après, il existe toujours un personnage public du danseur, celui qui accueille les projections du spectateur : Palpatine distingue ainsi Mathiiiiiiiilde (son fantasme-délire-running joke) et Mathilde (Froustey, avec qui il a passé quelques moments hors scène). Ce sont aussi ces « personnages » qui font que l’on suit les saisons du ballet avec le même plaisir addictif que des séries TV.
(Le côté positif de ce mini-débat, c’est que je découvre des lecteurs que je connaissais pas !)
Florale >> Coulpe assez battu ; il est temps de songer au prochain ballet. 🙂