L’American Ballet Theater et La Belle au bois dormant, en voilà, un couple bizarrement assorti ! L’association n’est pas bête, pourtant. La compagnie y gagne un corps de ballet plus entraîné, beaucoup moins brouillon que ce qu’on pouvait craindre, et surtout, surtout, elle s’invente une tradition avec un grand classique (i.e. une valeur sûre) par un chorégraphe de la nouvelle génération (i.e. une nouveauté excitante), qui ne propose pas une relecture moderne du conte mais remonte l’ancien ballet au plus près de Petipa.
Si on voit bien le profit que la compagnie peut tirer de cette association, celui d’Alexei Ratmansky en revanche ne saute pas aux yeux. N’aurait-il pas eu tout intérêt à se lancer dans cette aventure avec une compagnie russe, par exemple, dont le style se coulerait beaucoup mieux dans cette reconstruction de son origine ? Le chorégraphe n’a pas l’air de le penser ; pour lui, l’ABT serait beaucoup plus malléable qu’une compagnie avec une tradition plus ancrée. Déclaration diplomatique d’un chorégraphe résidant reconnaissant ou réelle conviction ? Le maniérisme de ce Petipa retrouvé ne correspond vraiment, vraiment pas à la manière de faire américaine.
On peut voir cela de manière positive : la distance stylistique de Petipa à l’ABT semble ainsi moins temporelle que géographique ; le côté très vivant, très musculaire, des danseurs américains fait paraître la chorégraphie plus exotique qu’exhumée d’un passé qui n’est de toutes façons pas vraiment le leur. On évite ainsi le principal écueil : la reconstruction muséale. Clairement, cette Belle au bois dormant n’est pas une Lacotterie. Elle pêcherait même par excès inverse : dansée par une troupe qui, pour nous autres Européens, incarne la modernité ou qui, à tout le moins, conserve une certaine étrangeté, la chorégraphie fonctionne excessivement comme signe – d’un style passé. C’est exactement comme la petite frange romaine que Roland Barthes remarque sur les « binettes yankee » des acteurs hollywoodiens – une Belle de péplum. La retenue, le travail de la demi-pointe, les lignes pas tout à fait tendues… tout cela fait signe vers une manière de bouger (et de penser) que l’on devine à grand peine à travers ses manifestations extérieures, petits pas plus restitués qu’incorporés.
De sa lecture des « partitions » Stepanov, Alexei Ratmansky nous découvre une technique plus mesurée, où pas mal de pas habituellement sur pointes s’exécutent sur demi-pointes, notamment les déboulés (ce qui n’est pas forcément hyper joli quand la danseuse n’est pas très haute sur la demi-pointe). Les genoux sont moins tirés dans les arabesque (serait-ce de là que viendrait l’attitude à la russe ?), les jambes ne cherchent plus à monter jusqu’aux oreilles (c’est reposant), les tours sont pris au-dessus de la cheville plutôt qu’au niveau du genou (cela paraît déstabilisant) et, peut-être le plus étonnant, on n’attend pas en quatrième derrière pied pointé, mais cassé au niveau de la demi-pointe (la cambrure ainsi obtenue me fait immédiatement penser aux chaussures à talons des courtisans danseurs, que l’on retrouve d’une certaine manière dans les danses de caractère).
L’avantage de cette danse mesurée est qu’elle crée un continuum pantomime-danse. On a moins l’impression que le déroulement de l’histoire s’interrompt brusquement pour laisser place aux variations, et on suit avec plaisir une narration relativement lisible (quand trop souvent, la pantomime réussit à obscurcir une histoire déjà connue…). Mains qui descend ferme le visage de haut en bas : bah alors, tu fais la gueule, beau prince ? Tout est de la danse, tout est potentiellement signifiant, même une simple inclinaison de la tête. C’est délicieusement policé comme un interlude baroque – aussi délicat et apaisant (à petites doses, la musique et la danse baroques me font cet effet-là, en tous cas).
Malheureusement, que la danse soit partout, diffuse, signifie aussi qu’elle n’est nulle part. Le balletomane reste un peu sur sa faim : le prince ne danse quasiment pas et, passé l’adage à la rose du premier acte, il faut attendre les variations du troisième pour ronronner de plaisir avec le duo des chats (un de mes moments préférés, surtout que le costume du chat, très bouffant, est pourvu d’une grande queue qui n’arrête pas de se cogner au tutu blanc – j’ai 5 ans, option gauloiserie) et s’extasier du moment de poésie que nous offre Daniil Simkin dans son oiseau bleu (malgré le costume dans lequel il est engoncé, ses diagonales sont irréelles d’apesanteur ; le public ne retient même pas son souffle, le silence qui flotte est d’enchantement).
Le style d’antan a beau rendre le ballet plus doux, plus humain, La Belle au bois dormant reste un ballet pompeux. Ce n’est pas forcément une critique : dans la production de Noureev que nous sommes habitués à voir, la pompe impressionne, elle en met plein les mirettes. Il faut pour cela les ateliers de costume de l’Opéra un décorum qui tienne le choc. Or, si les décors sont très réussis, les costumes transforment facilement le waaaa initial en eeew. Je ne sais pas ce qui est le pire du tutu-diamant que même Swarovski n’aurait pas osé, des costumes aux grands aplats orange et verts qui vous provoquent une fracture de la rétine au premier acte, des bottines blanches de danseuses de country au troisième, ou des juxtapositions malheureuses (les pages en costume rouge et vert pour encadrer la princesse en tutu bouton-de-rose dégradé, ou encore le prince qui se déplace en redingote rouge aux côtés de la fée lilas). Comme le dit très élégamment Laura Cappelle, « ABT would help its cause by taking a second look at some of the costumes, modelled after a 1921 Ballets Russes production ».
JoPrincesse et moi, pour notre part, avons bien pouffé. Tout cela est intelligent, excessivement intelligent : je ne parviens pas à trouver ce ballet autrement qu’« intéressant » et, au final, il nous aura surtout plu comme occasion de remuscler nos langues de vipère… (Sérieux, les bras riquiquis des danseuses, ce n’est pas possible !)