Journal de mai 4/4

Lundi 22 mai

Nous sommes toutes dans le studio quand nous recevons par e-mail les retours sur nos cours d’éveil-initiation. Ce que je lis ne me surprend pas, mais d’autres n’ont pas cette agréable surprise. Il y a de la dureté, des récriminations, des choses probablement bien intuitionnées mais qui ne se disent pas, pas comme ça, et je me demande pourquoi, de toute ma longue scolarité, c’est la première fois que cela se passe comme ça, dans la fatigue de sensibilités qui n’en finissent pas de s’entrechoquer. É. non plus, en école de commerce avant de se réorienter, n’a jamais connu ça. Est-ce de toucher au corps, qui nous touche ainsi ? Pour le boyfriend, qui a fait les Beaux-Arts, c’est évident : c’est le propre des écoles d’art d’être remplies d’artistes aux sensibilités exacerbées.

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Cours de progression technique (aka le cours où l’on apprend à donner cours). Une séance ludique, avec accessoires :

  • des assiettes en carton lestées de patafix : on a l’air malin avec ça sur la tête, mais il y a une raison pour laquelle les princesses apprennent le maintien avec des livres sur la tête dans l’imaginaire des contes. Marcher avec un poids en équilibre sur le sommet du crâne aide à situer correctement la verticalité… et fait travailler les muscles profonds du dos : je peux vous dire que ça a sacrément bossé entre mes omoplates ! En un quart d’heure, je suis passée d’une démarche précautionneuse à l’extrême, avec de fréquents arrêts pour ramasser les assiettes, à une marche beaucoup plus fluide, puis des transferts de poids type temps liés, avec des changements d’orientation de la tête.
    On a aussi utilisé ces assiettes lestées pour donner du poids dans le bras qui ferme dans les tours et détournés, histoire de le sentir davantage et de ne pas le laisser à la traîne ;
  • des bandes élastiques qu’on utilise habituellement pour travailler les pieds, ici pour sentir la résistance des bras et du dos (dans les tours, notamment) ;
  • de grands éventails pour travailler sur l’amplitude du mouvement (je n’avais jamais vu des éventails comme ça : le tissu se prolonge au-delà des baleines, frémissant comme la queue d’un poisson exotique).

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De la séance de psy, je ressors triste d’être vénér et vénér d’être triste. On ne peut pas gagner le boost de neurones et de bonne humeur à chaque fois. (Le lendemain, je réaliserai avoir été en SPM.)

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Mardi 23 mai

Séance en autonomie. Du yoga pas trop violent mais qui bouge quand même ? Je propose de lancer une vidéo d’Adriene. Les commentaires de mes camarades qui découvrent la chaîne et ses idiosyncrasies (attends, mais Benji, c’est le chien ?) rendent la séance plus ludique, mais cela crée aussi une distance, une résistance : je reste sur le qui-vivre, craignant que mes camarades puissent ne pas apprécier une proposition dont je me sens responsable. Cette séance ne propose pas un flow fluide comme c’est souvent le cas chez Adriene : deep stretch, on aurait dû se méfier de l’intitulé. Mais comme le fait remarquer L., alors qu’on attendait dans une position improbable qu’elle prenne fin, la succession des étirements est bien pensée. On s’amuse en outre de nos zones de raideur et de souplesse inversées : ce qui est une quasi-torture pour C. et moi est d’une aisance déconcertante pour L., qui luttait quelques instants auparavant alors que C. et moi nous la coulions presque douce.

Séance de chant mis en mouvement avec des enfants d’école primaire. Il y a une raison pour laquelle je danse et ne chante pas, comme par exemple le fait que mon timbre de voix n’est pas très agréable ou que je peine à trouver la bonne hauteur et à conserver le rythme. Par exemple. C’est la dernière semaine de cours, mais c’est un peu la semaine de trop.

À chaque cours de musculation des chaînes musculaires sa découverte d’un pas de danse classique que je fais de traviole. Aujourd’hui : mon pied gauche part complètement en serpette dans les soubresauts (merci la parallèle pour cette révélation) et je perds l’alignement avec le genou. Il va falloir que je trouve comment corriger ça avant que ma street cred de prof d’éveil-initiation en prenne un coup.

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Mercredi 24 mai

La première partie du cours d’AFCMD est théorique, stimulante : quand même, il y a tant de choses à apprendre, à découvrir, à étudier, ouvre-toi un peu meuf, sois curieuse, merde. On passe à la pratique : nope, sortez-moi de là rapidement, par pitié. Bouger au ralenti en produisant toutes sortes de sons ne me fait pas vibrer.

Qu’il s’agisse de respiration ou de sexualité, je dois me rendre à l’évidence : j’ai du mal avec le corps organique, viscéral, qui ne soit pas le corps musculo-squeletique qu’on peut s’entraîner à contrôler. Je jouis de la maîtrise, pas du débordement.

Passage à la médiathèque et, pouf, après-midi évaporée.

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Jeudi 25 mai

É. a rapporté du banana bread pour fêter la fin d’année imminente. C’est toujours elle, souvent du moins. J’ai eu un court moment de motivation l’an dernier (un banana bread également), et depuis manque à ce genre d’attentions.

Nous prenons un verre en fin de journée, presque toutes ensembles, comme nous l’étions plus régulièrement l’an passé, en première année, quand les amitiés ne s’étaient pas encore resserrées en géométries variables à l’extérieur des cours. Il m’a fallu du temps cette année pour m’ajuster à cette nouvelle position, ne pas être exclue sans être vraiment incluse, trouver la juste distance pour ne pas être blessée d’entendre tout ce qui se fait sans moi, sans d’autres, sans m’isoler et m’exclure des discussions, qui restent gaiement ouvertes à toutes, en tout temps. Diplomatiquement invitée à un anniversaire parce que j’avais cours le même soir dans la même rue, j’ai pris conscience que cette sociabilité, vers laquelle je lorgnais avec une pointe de regret, ne me convenait pas, qu’il n’y avait aucun regret à avoir, sinon celui d’être un peu éloignée géographiquement de mes amies. Je ne sais pas appartenir et ne pas appartenir. J’apprends en triangulant, en discutant vivement avec les unes puis avec les autres, essayant de me tenir à équidistance. On mettra ça sur le compte de l’âge, de ses décalages.

Nous prenons donc un verre en fin de journée, presque toutes ensembles, et je suis à équidistance des autres de la table, des boissons ou non alcoolisées. Un tour de table désorganisé se fait des pires et meilleurs moments de l’année, manière de nous réapproprier le questionnaire de l’école, rempli avec plus ou moins de diplomatie. Le pire fait catharsis, le meilleur tourne pas mal autour de la carte blanche chorégraphiée en commun. L’idée est lancée d’imprimer des T-shirt personnalisés, entre tics de langage (dont un que je n’avais jamais relevé), phrases mémorables et autres petites idiosyncrasies. Il y a encore des hésitations pour certaines, mais mon cas est tranché, déroulé des deux mains comme une enseigne en néons : chocolat noir. Avec une précision de taille, grossie à proportion de l’amertume perçue quand elles essayaient un carré : 90%. Fair enough. C’est tranché également pour J. : ce sera Christine. Lors d’une mise en situation où l’on jouait les enfants et où on lui avait demandé comment elle s’appelait, alors que chacune se nommait sans inventivité, elle avait répondu du tac au tac ce prénom qui n’était pas le sien, avec une décontraction, une évidence telle qu’on en avait beaucoup ri. La running joke a continué le reste de l’année, au point de semer le doute chez les premières années : « Mais elle s’appelle J. ou Christine ? » Christine is the queen. Sur le modèle de mon 90%, j’ajouterais bien en-dessous une didascalie entre parenthèses, rappelant nos tentatives pour minimiser ses retards quotidiens : (Elle arrive.)

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Vendredi 26 mai

 

Journée complète avec 3 classes d’enfants pour le projet chant et danse. C’est un bon entraînement pour apprendre à gérer de plus grands groupes, mais c’est éreintant. À midi, complètement abrutie, je vote pour abandonner lâchement les maîtresses et retourner déjeuner au calme aux studios. L. et son BAFA se marrent ; elle m’imagine bien en colo, tiens.

L’après-midi, nous passons deux heures à essayer de régler un cercle circassien avec les CE1. C’est trop compliqué pour leur âge — ou alors il faudrait qu’ils fassent de la danse à l’année. La formatrice de chant les en pense capable, et ils le sont d’une certaine manière, mais une manière qui n’est agréable pour personne. Nous reproduisons sans nous en apercevoir les travers de nos formateurs et encourageons-houspillons des enfants de 8 ans pendant 2h30 sans pause. Tout le monde est lessivé à la fin.

La formatrice a voulu attendre le jour J pour fixer les places et les rôles, dans un but pédagogique, dit-elle, afin de garder les enfants attentifs, autonomes. Cela fonctionne peut-être en chant, avec la chef de chœur qui continue de guider sur scène, donne les départs, souffle les paroles, mais pas en danse. Et quand bien même cela marche, marchotte : c’est inutilement stressant pour les enfants.

La restitution a lieu sur scène, devant des parents presque plus difficiles à cadrer que leurs enfants. Parents, fratrie, bébé : ça parle, ça filme, ça crie ;  les adultes gesticulent jusqu’à obtenir un coucou de leur fils, de leur fille, censés se tenir bien droit dans la position du chanteur-danseur (à mi-chemin entre “le spaghetti cru” et “le spaghetti cuit”, sachez-le). Nous restons sur scène avec les enfants pour les guider ; je n’ai pas l’impression d’y être, aucune confusion possible entre le rôle du danseur et celui de l’accompagnateur.

Nous n’avons pas le temps de féliciter les enfants que c’est la fin du spectacle, de l’année. Nous sommes en bas des marches devant la scène / à la sortie de l’auditorium au soleil / derrière les grilles du Conservatoire / à la bouche du métro où nous souhaitons quelques bonnes vacances / attablées à la table d’une brasserie artisanale qui, dieu merci, propose aussi du jus de tomate (essayez donc de trouver des boissons non alcoolisées non sucrées…). On finit la tournée du meilleur / pire moment de l’année pour celles qui n’étaient pas là la veille, on enchaîne sur la compagnie où tu danserais dans tes rêves les plus fous, il y a du name dropping contemporain qui ne me dit rien entre deux Batsheva. Le Royal Ballet pour moi, je crois. Ou la compagnie de Russell Malliphant, mais je n’ai pas le temps d’aboutir cette pensée. Pourquoi je ne suis jamais passée par la case interprète ? Darling (je ne le dis pas), je n’ai jamais eu un niveau pro (je le dis). É. me reprend : « Tu as un niveau professionnel. Tu vas être professeur de danse, tu as un niveau professionnel — juste pas d’interprète. » En prime, j’ai le droit à une imitation de comment je danse quand je danse “contempo”, avec des accents dynamiques et des  mouvements de tête de drama queen, interprétés par notre drama queen en chef ; ça me fait rire, ça nous fait rire, quand bien même ce n’est pas moqueur. La tendresse aussi peut faire rire. Les comptines des enfants ne cessent de revenir dans la conversation, quelques notes suffisant à rendre fou le juke box collectif. On tente un gage pour dé-chanter : chaque départ de chantonnement est puni d’une goutte de tabasco, obligeamment fourni avec le sel de céleri (le jus de tomate comme jeu à dé-boire).

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Samedi 27 mai

Réveillée avant 6h du matin avec les comptines entêtantes de la veille, qui tournent en boucle : ce n’est pas exactement comme ça que j’imaginais mon premier jour de vacances. Mais soit.

Le stress lié à la formation se résorbe, mais le répit risque d’être de courte durée si je me laisse envahir par un autre enjeu, que l’occupation incessante, très cadrée, mettait en sourdine — celui de réussir à finir mon manuscrit, réussir à finir quelque chose, lui donner forme et fin, enfin. Cela me taraude, comme une menace de maintenant ou jamais, hyperbolique, risible mais réelle dans son ressenti. On va calmer le jeu, ramasser ce qui traîne dans l’appartement, faire son Duolingo du jour, prendre des notes pour ce journal, lire Singuliers et ordinaires, L’Éloge des fins heureuses

J’investis le parc Barbieux en chantonnant Doodley do, je suis la protagoniste d’une comédie musicale, I like the rest but the thing I like best, tout se déroule devant moi, chemin fleuri, soleil, tapis vert, it goes doo-d-ley-do, j’ai la marche conquérante et la ritournelle implacable, pour un peu les branches se mettrait à faire chœur et les canards à danser, d-ley-do. C’est la bonne humeur des possibles ; je me tiens au seuil des vacances comme un vendredi soir au seuil du week-end.

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Dimanche 28 mai

Légère panique à l’idée de ne pas arriver à bout de mon projet, et de ne pas non plus profiter des vacances. Vacances J+2 et déjà l’angoisse de gâcher, le devoir de rentabiliser. Les heures où prendre le soleil et les phases d’efficacité intellectuelles se superposent ; elles s’annulent par synthèse additive en début d’après-midi quand les neurones partent faire la sieste, et la peau se hérisse à l’idée que le bain se transforme en coups. Il faudrait plusieurs matins dans une journée. Ou accepter de ne pas “profiter” du soleil.

J’emprunte des rues que je n’ai jamais arpentées pas très loin de chez moi. L’appareil photo ne sort pas beaucoup de sa sacoche, mais les jambes sont dégourdies.

Les comptines restent envahissantes. Dans la rue, sous la douche, à tout instant. On dirait des pensées parasites. Ça tourne comme un gyrophare. Même les litanies d’Alice et moi ne parviennent pas à prendre le dessus.

Le boyfriend : on veut tout mettre dans sa première œuvre ; on calibre souvent mieux les projets suivants. Je ne suis pas d’accord sur le terme d’œuvre concernant mon projet, mais j’espère.

La fatigue vient avec la tombée de la nuit, rend le sommeil facile.

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Lundi 29 mai

Rêve : je prenais le train avec Joël (pourquoi Joël ? je n’ai pas eu d’interaction avec lui depuis des mois voire des années), il rentrait de loin, de l’étranger probablement, et je rentrais aussi, d’où, peu importe, à l’arrivée il s’avérait qu’il y en aurait encore pour 22 heures de route, en voiture, je hâtais la recherche de l’agence de location dans le centre commercial en paniquant à l’idée des heures interminables à venir, je n’aurais pas du prendre ce train, je devrais peut-être prendre l’avion pour repartir, revenir, m’épargner 22 heures de voiture.
Il se pourrait que le manuscrit m’ait donné une impression d’enlisement (22 heures de travail dessus suffiront-elles ? Non).

Au réveil spirale une idée que j’avais déjà eue des années de cela : étudier le comique dans la danse. Ça s’articule et se poursuit pour ainsi dire tout seul dans ma tête : je me rends compte que je suis repartie sur une piste seulement quand, arrivée en bout, je relève la tête de mes pensées comme on sort la tête de l’eau pour reprendre son souffle en crawl après une apnée, pour aussitôt y retourner. Il faudrait que je me lève. Les idées s’articulent en boulette fil de fer et aimantent un tas de souvenirs, de fragments qui viennent s’y agréger comme exemples qui illustrent et relancent le questionnement. Après le petit-déjeuner, je prends des notes. Une page, deux pages, trois pages, un plan pour ainsi dire. Quelque chose de moins ambitieux que le projet que j’ai commencé en 2015. (Je ne me souviens jamais des dates, mais c’était le Nanowrimo et il avait été interrompu par les attentats de Charlie Hebdo.) Me voilà à commencer un nouveau projet alors que je n’ai toujours pas fini l’autre ? C’est n’importe quoi, et pourtant : ça m’a excité le neurone, ça m’a mise en joie ; je me remets à l’écriture dans le présent, curieuse de ce qui va en sortir, sans plus exécuter en larbin les intuitions mortes de mon moi passé. Paralléliser des projets à des stades divers pourrait n’être pas une mauvaise chose, si la vitalité des débuts, l’excitation de la conception rejaillit sur l’écriture plus laborieuse de ce qui a déjà été déniché, pensé, architecturé. (J’essaye aussi, à la fin de chaque séance de rédaction, de garder un passage facile pour m’y remettre le lendemain.)

Il fait un temps à bouquiner dehors pour moi, à faire de la meuleuse pour le voisin. Je fuis racheter un coupe-cuticules. C’est un outil satisfaisant, le coupe-cuticules, je suis satisfaite de mon achat (la lame de l’ancien est tombée entre les dalles de la terrasse, irrécupérable). Deux bulles sont incluses dans le manche en plastique ; quand la lumière du soleil passe à travers, ça me rappelle les bulles d’un presse-papier de mon grand-père. Le pouvoir poétique d’un simple défaut de fabrication dans un objet manufacturé en série…

Une routine s’installe : écrire un peu, ce journal, le manuscrit ; faire défiler les aperçus au bas de vidéos YouTube à la recherche de passages que j’ai analysés mais parfois aussi inventés ; déjeuner de petites salades ; se faire jouir et s’endormir un peu derrière les rideaux au soleil ; lire (la fin de l’Éloge des fins heureuses) ; sortir enfin un peu, pour les jambes ; dîner, regarder un épisode de Scenes from a marriage ; m’épater du profil du boyfriend en visio. Nouveauté de fin de matinée : une barre à la cheminée, pour se remettre les muscles en place. Le placement s’installe, je le sens, une puissance venir.

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Mardi 30 mai

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Mercredi 31 mai

Vite, vite, tourner les pages, recopier, sauvegarder des extraits avant de rendre les livres à la médiathèque. Je voudrais ne relever que les passages qui m’ont intimement marquée, mais je me laisse entraîner à recopier davantage, des formulations clés dans l’argumentation de l’ouvrage. Cela devient long, à quoi bon, mais au lieu de sélectionner davantage, la résignation me fait précipiter la saisie, et le téléphone sans cesse glisse de son rôle de presse-papier.

Je voudrais finir le recueil de Cécile Coulon avant de le rendre, mais la poésie ne peut pas se lire vite, l’intention se heurte à la forme. Des lignes passent sans sens. Puis la lecture imprime son rythme, et je retrouve la luxuriance du jardin, les feuilles qui bruissent sous la lumière, l’accès au présent sensible redonné par le truchement de la lecture et des pauses en son sein.

Mission médiathèque et commission pour Lux, qui était en visite à Roubaix le week-end précédent et regrette de ne pas avoir réalisé un achat. C’est bientôt méfait accompli. Jouer au messager ailé de Twitter m’amuse.

Grandeur et décadence des vitres sales dans la golden hour

Journal de mai 3/4

Lundi 15 mai

Nous sommes censées nous donner mutuellement cours pendant 1h30, à deux dans un studio vide. Nous passons une bonne heure à parler de choix et chemins de vie. N. rayonne quand elle parle de la place du scoutisme dans sa vie. J’aime pour cela l’entendre parler de flots, jaune, rouge, vert, de parole de feu, de père spi(rituel), tout une mythologie qui m’est étrangère. Je n’y comprends pas grand-chose, seulement qu’il s’agit d’étapes, d’introspection, d’accompagnement, de cheminement, et que ça la transporte et l’interroge. Au-delà des événements, du décorum, on sent qu’elle a trouvé une communauté qui l’aide à avancer. Elle rayonne quand elle en parle, et s’ouvre, se livre, de métaphore en anecdote, un diamant dans chaque caillou, et chaque caillou unique dans le gravier.

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Mardi 16 mai

La formatrice nous fait expérimenter un atelier de découverte de la danse classique. Pas de barre, pas de terme techniques de pas, mais une simple marche pieds parallèles dans l’espace, à laquelle s’ajoutent peu à peu des indications qui structurent le corps dans l’espace :

  • une posture érigée,
  • des bras tenus de sorte à ne jamais clore l’aisselle,
  • les surfaces internes des cuisses à tourner devant soi — l’en-dehors comme l’intime qui s’offre,
  • un déplacement qui se fait en croix, latéralement et d’avant en arrière — la première position au centre de cette croix,
  • des ports de bras qui s’articulent autour de leur propre croix, dont le centre est également en première position (double axe couronne-bras bas & première-seconde),
  • le tout à placer face à un public qu’on ne perd jamais longtemps du regard — cette contrainte superposée aux déplacements en croix fait naître les épaulements.

L’approche est intelligente. Elle éclaire Z., en tous cas, qui a pris ses premiers cours de danse classique l’année dernière, la cinquantaine déjà entamée. Faire ressortir des principes structurels avant d’entamer un apprentissage forcément un peu morcelé me semble une bonne piste pour faire débuter des adultes — les grands absents de cette formation, où la pédagogie est pensée uniquement pour les enfants.

La nuit courte n’aidant pas, j’ai du mal à maintenir mon attention lors de la conférence sur les missions des conservatoires. Le changement de politique explique certains décalages que j’avais perçus entre “mon époque” et aujourd’hui : à leur création, les conservatoires ont été pensés comme des succursales des écoles supérieures, des pépinières délocalisées pour repérer ceux qu’on formerait comme danseurs professionnels ; aujourd’hui, ils doivent remplir un service publique d’ouverture à l’art, indépendamment de ce que pourront devenir les élèves, pré-pro, amateurs éclairés ou spectateurs avertis. Je découvre avec surprise que les textes officiels préconisent des cours pour adultes débutants et des cours de composition chorégraphique pour les adultes aguerris ; je n’en ai jamais entendu parler en conservatoire.

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Mercredi 17 mai

Observation d’un cours de première année de danse classique. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la prof est méchante. Elle est jeune, formée à l’idée que nous sommes au service des élèves et pas les élèves au service de la danse ou du nôtre, mais ses loulous s’en prennent plein la tronche. Pas d’invective directe ou de remarque sur le physique, c’est plus insidieux : jamais rien de positif qui soit souligné, des rappels constants de ce que cela fait des mois qu’ils travaillent tel ou tel exercice, des massacres, des ohlala, des prénoms qui fusent, suivis de temps de pause théâtraux où les élèves ont tout le temps de se raidir et de se demander ce qu’ils ont bien pu faire de si terrible ; tout semble fait pour leur faire sentir à quel point ils sont nuls.

Mon seul espoir est que cette attitude soit une réaction de stress, générée par notre présence, trois apprenties profs. Que par peur d’être jugée, l’enseignante adopte une posture autoritaire, dépréciant le travail de ses élèves pourtant hyper attentives et volontaires. Je fais semblant d’y croire, souris d’excuse et d’encouragement aux élèves dès qu’il y a eye-contact.

Cela finit de balayer mes scrupules à devenir professeur de danse. Ce n’est plus une question de niveau et de compétences, mais d’attitude : je veux prendre la place des gens comme ça pour les empêcher de nuire. Je voudrais montrer que l’on peut être exigeant sans être méchant ; prendre du plaisir dans la rigueur, dans une bonne ambiance ; se réjouir de ses progrès, si minces soient-ils. Et si je ne parviens pas à faire mieux qu’elle avec les élèves (ce qui est probable : on voit toujours moins de choses quand on doit mener le cours que lorsqu’on l’observe tranquillement), du moins ne les aurai-je pas dégoûtés de la danse classique.

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Dans le métro parisien, j’observe, je me laisse surprendre par ce que j’ignorais quand je l’empruntais quotidiennement, et que je ne remarque pas tant dans le métro lillois : l’extrême diversité des gens qui s’y croisent. J’ai l’impression de voir dans une rame l’échantillon des avatars les plus divers possibles qu’il serait possible de créer avec x formes de sourcils, nez, coupes, couleurs de cheveux et accessoirisation.

Toutes les combinaisons semblent permises, au-delà même de panoplies archétypales qui feraient tomber directement dans une case (la Parisienne du XVIe, le jeune cadre dynamique, l’ado gothique… ; en métropole lilloise : les bourgeois catho de Croix, les ados en jogging de Roubaix, les mères de famille voilées ou non, les jeunes femmes archi pimpées, cheveux gras ou laqués…).

En face-diagonale de moi, une jeune femme très belle, aux traits fins, métis je crois, joue les contrastes avec des baskets de sport blanches et un ensemble pantalon-chemisier noir, fluide, soyeux — élégant et synthétique, pourtant ; elle pianote sur son téléphone, une bague dorée à chaque pouce — sans vulgarité ostentatoire pourtant, tous bijoux assortis. J’aime qu’on ne puisse pas la classer, qu’elle ait du goût, le sien.

Dans la travée, debout, se tient une jeune femme autrement incaractérisable. Rien ne coïncide avec rien : son manteau en tissu, coupe et matière qu’on verrait bien portées par une jeune altermondialiste, a un motif bleu-noir trop discret pour cela ; il jure un peu sous son sac à main plus habillé, qui relève de la maroquinerie pour dame en caban et talons. On ne lui donne aucun âge : elle a la voix flûtée d’une enfant, mais des obligations à gérer au téléphone ; un front haut et large, que viennent distordre d’épais verres de lunettes, rendant le bas de son visage plus fluet (de faux airs de Cortex). Elle pourrait être une toute jeune femme qui fait plus que son âge, ou une femme dont l’âge aurait oublié de s’inscrire sur son visage et dans sa penderie. Je la voudrais musicienne, sans savoir pourquoi. Le sac noir, peut-être, un peu usé mais de coupe moderne : plus volumineux, il aurait pu devenir un étui à instrument.

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Jeudi 18 mai

Cette fois-ci, je parviens à me brancher sur l’énergie de la ville, sans qu’elle me décharge entièrement de la mienne et me fasse sentir en terrain de jeu rabâché. Je retrouve le Paris que j’aime, le Paris où je m’oriente facilement, où l’on se retrouve de même. Où il y a toujours quelque chose à observer, dont s’amuser. Une statue antique qui fait de l’exhibitionnisme sur le balcon d’un appartement privé. Des tag amoureux sur une fontaine. Un passant avec un tote bag Bonne gueule et qui la tire. Une pancarte sur les grilles du jardin du Luxembourg rappelant aux influenceurs, influenceuses, Français, Françaises des Instagram, que toutes les photos à visée commerciale sous soumises à approbation préalable du Sénat.

Une glace de la Fabrique givrée avec JoPrincesse, après-avant promener notre discussion dans tout le Luco, les chemins détournés, réumpruntés pour prolonger le plaisir de se retrouver. Elle s’arrête un instant pour prendre en photo des arbres majestueux ; je ne les avais pour ainsi dire par vus, parce que je ne fais que dire, justement. Le reste, les arbres, le monde dans les allées, devant les kiosques de boisson, sur les quelques bandes de pelouses autorisées (une densité telle que les gens ont l’air d’attendre le début d’un concert en plein air), tout ça, je le vois sans le voir, un brouhaha estival comme dans une brume de chaleur. Je parle trop, trop vite, l’enthousiasme, l’amitié me soulèvent, le soleil revenu, j’oublie souvent de me taire, de me caler sur le calme de mon amie — qui ne m’en tient pas rigueur. Sur un banc, côté ombre ou côté soleil, je ne sais plus où on en était entre les couleurs à prendre sur les joues et le coup à éviter sur le nez, elle me dit que ce calme date de son quatrième mois de grossesse, elle l’a senti, elle aussi, ça l’a inquiétait, qui elle devenait ? Les hormones sont passées, le calme est resté, ça fait du bien, en fait. Elle a mis à distance qui elle devait, a constaté son attache à qui elle voulait, et ne s’oublie plus dans sa nouvelle vie, sa nouvelle vie qui n’a pas changé et qui n’est plus la même de n’être plus la sienne seule. Il y a une autre vie arrimée à la sienne. Elle est, ils sont deux, trois, une : famille ; elle est aussi seule à me rejoindre, à conserver notre amitié rapprochée. Elle est belle, ses yeux clairs, brillants, de tout son calme dispensé.

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Vendredi 19 mai

Un banh mi mi-ombre mi-soleil, sur une table où l’on devine un échiquier, dans un renfoncement qu’on ne nommerait pas même square. Il fait beau en ville. Ça chauffe à l’arrière des lèvres.

Le boyfriend se dit qu’il pourrait venir se manger un banh mi plus souvent, il ne le fait pas s’il est seul. Ça a probablement moins à voir avec la solitude qu’avec la difficulté à marcher, qui vide la flânerie de sa substance. On ne flâne pas d’un point A à un point B. Pour moi, manger un sandwich seule en ville, aller seule au cinéma, faire seule n’importe quoi qui n’a pas à être fait, se vit comme un plaisir transgressif, une fugue qui n’inquiète personne, où je me conduis selon mon bon plaisir du moment, jolie lumière à droite, glace à bâbord, sans avoir à m’adapter à aucune autre personne ni convention horaire. C’est moi enfant, qui me dérobe à l’adulte que je suis devenue, tout en jouissant de ses prérogatives. Incartades insues.

Le boyfriend me fait découvrir le “vrai” Tang Frères, que je m’obstine à appeler Frères Tang, et que je confondais avec le Paris Store qui lui est quasiment accolé. Ça grouille de monde, c’est bruyant, désagréable, on ne trouve pas tout ce que l’on cherche… Les items manquants seront dégotés chez “mon” Frères Tang, celui plus petit tout près de la place d’Italie, auquel je venais me ravitailler quand j’habitais le quartier — fierté de propriété mal placée.

Je relève les nouvelles échoppes de Bubble Tea qui ont ouvert. La file d’attente qui se trouvait perpétuellement devant Chatime s’est déportée juste à côté : on fait maintenant la queue pour des pancakes soufflés.

Dans la rue, soudain, le boyfriend se retourne et vivement : « Oui, je te vois » — à une femme à la dérive que je n’avais pas vue, pas entendue, qui le remercie, ça fait du bien, merci, d’être vue, de voir son existence reconnue et non ignorée comme un dérangement. Elle nous avait interpellés d’un « Hey, double chignon ! » Tant que le boyfriend aura son man bun haut et moi mon chignon bas enroulé à la hâte pour prendre ma douche, je ne veux pas d’autre nom de couple, de gang : call us double chignon.

 

Le pèlerinage du XIIIe ne serait pas complet sans une glace à La Tropicale. Le boyfriend opte pour un sorbet esquimau, et je ris je ris en voyant sa tête s’allonger quand il engloutit le dernier bloc de glaçon citronné qui ne tient plus au bâtonnet.

Le soir, twist dans la série que nous regardons ensemble, dont je ne comprenais pas qu’elle s’appelle Mr. Robot, un personnage plutôt secondaire. Puis la joie brute, distincte du plaisir, de sa peau contre la mienne, de ses paroles tout contre moi.

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Samedi 20 mai

Présentation Melendili <—> boyfriend sur fond d’éclair à la cacahuète, quiche et brownie au praliné. On a parlé d’intolérance pour des cheveux teints en rose, de Blanquer et de catcheurs habillés en dorés, de classe sociale réelle et perçue, d’encourager ses proches à aller chez le psy en repoussant d’y aller soi-même, du rapport à l’échec et de la perception d’avoir plus ou moins échoué, de campagne amsterdamoise et de Cornouailles, de mariage superflu, des chats qui grattent la terre dans le potager, du piège et de l’agrément du confort, de reconversion réelle ou fantasmée (mais souvent supportée financièrement par les proches, fin de la blague). Plus difficile encore pour Melendili : aimer son métier, mais pas les conditions dans lesquelles l’exercer.

On parle longuement, j’ai le temps d’aller reprendre une pâtisserie et de me laisser hypnotiser par les boucles d’oreilles dorées de Melendili, ondulées comme un bord de moule à tarte. Pull rayé, tonalités douces assorties, elle est classe, posée.

La parole circule et va là où elle ne serait pas allée si nous n’avions été que toutes les deux : non seulement parce que, par ignorance, désintérêt ou dépit, je fuis la politique hors période électorale, mais aussi parce que la triangulation fait surgir des remarques à la troisième personne, en passant, tiens… On parle des envies et des réticences à partir de région parisienne, des brocantes en Normandie (elle) et des marchés de petits producteurs en Touraine (lui). Melendili n’aurait pas parié que je me serais autant plu dans le Nord. Sur le mode : on ne sait jamais, tu pourrais te plaire encore ailleurs. J’objecte que la voiture tous les jours, c’est encore autre chose. Melendili par ses préférences personnelles argumente tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre, team du boyfriend puis la mienne. C’est un signe que la rencontre prend, quand on se ligue gentiment contre vous. Ce serait aussi un signe qu’il y ait un Paris Store à Tours, en plus du chèvre frais et de la difficulté à faire des choix, certaines plus que d’autres, ne suivez pas son regard derrière ses lunettes de soleil.

Plus tard dans la nuit, la peau presque translucide, un peu rougie autour des yeux élargis, la question de savoir ce que j’en pense, au fait, moi, du mariage. Que c’est superflu aussi, quand il n’y a pas d’enfant. Mais pas qu’il ait posé la question, tard dans la nuit.

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Dimanche 21 mai

Le boyfriend se rendort sur le canapé en me tenant le mollet, tandis que je continue à bloguer. J’aime le sentir abandonné contre moi. (Je n’avais juste pas prévu qu’il serre si fort que je doive finir par dégager mon mollet sous peine de ne plus le sentir.)

Curry de quattre heures, et sommeil qui me rattrape dans le train. L’air de vacances se dissipe quand j’arrive à Lille et ressors dans Roubaix tout gris. Les fleurs roses que j’avais laissées ouvertes m’ont laissé leur souvenir en pétales sur la terrasse ; de nouvelles, rouges, ont éclos en mon absence.

Journal de mai 2/4

Mardi 9 mai

Une belle relation avec les enfants, c’est ce que je choisis de retenir de mes 20 minutes avec des 5 ans, au-delà de tous les ajustements préconisés par la formatrice pour adapter la séance à ces petits êtres si peu coordonnés. Je crois que c’est bon, j’ai troqué la panique contre le stress en ce qui concerne les cours d’éveil-initiation.

4h d’AFCMD sans pause. De l’improvisation hasardeuse (ça m’énerve) + un focus sur la respiration (ça me crispe à faire ressortir toutes les tensions) + beaucoup de torsions de la colonne (ça réactive le spectre de la blessure au niveau des lombaires) = sentiment de colère immense, qui implose en larmes. J’en ressors lessivée. Heureusement, c’est le jour de mon cours de travail des chaînes musculaires, et je troque la fatigue émotionnelle contre une saine fatigue physique. Cet endroit est devenu mon safe space.

Dîner : tartines d’avocat sur du pain au sarrasin, puis de banane sur lit de peanut butter. Soit un repas qui aurait conduit à l’hôpital le boyfriend, allergique à la totalité des ingrédients (je triche, j’oublie de mentionner le fromage de chèvre).

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Mercredi 10 mai

— Tu as conscience que tu es une… fille originale ?
Gné ? Devant mon air dubitatif, la psy précise : HPI, hypersensible, zèbre, comme tu voudras appeler ça…
Alors pourquoi pas, on pourrait remplacer psychokhâgneuse ou première de la classe par un de ces termes-là, mais qu’est-ce que ça apporterait de plus, à part de pouvoir servir mon ego en entrée avec du jambon cru ou de le peindre aux côtés d’une pomme et d’une pipe ? Je suis très (trop) flattée. Et dubitative : en quoi est-ce original ? Si je suis hyper-quelque-chose, alors les trois-quarts de mes amis le sont aussi, au bas mot. C’est peut-être là mon point aveugle ; je repense à ma mère me confiant m’avoir crue élitiste, enfant, avant de comprendre que je ne cherchais pas le brillant ou l’exotique, mais des présences stimulantes, les autres m’ennuyant vite. La psy est presque étonnée quand je lui dit que je n’avais pas de mal à me faire des amis, enfant ; rassurée quand je confirme que, oui, évidemment, j’ai toujours cherché des amitiés authentiques, pas de la copinade (big up à Eli, qui troquerait bien « Tu fais quoi dans la vie ? » pour « As-tu peur de mourir et pourquoi ? »).

On ne va pas se mentir, mon côté première-de-la-classe est hypé par cette histoire d’HPI ; c’est en outre mon argument principal pour candidater à l’étiquette. Quand la psy me demande pourquoi il fallait que je sois toujours première (et je suis optimiste en mettant la phrase au passé), je suis prise de court. Parce que. C’est un impératif catégorique murin. Elle insiste pour que je développe. Je repense à ma grammaire latine, à mon incompréhension que “le meilleur” (d’un groupe) soit un superlatif relatif, et le superlatif absolu, seulement “très bon”. Au fait, qu’être la meilleure, c’est susciter l’admiration, et qu’être admirée dispense de se demander si on est aimée. Cela me passe par la tête, mais ce n’est pas ce qui sort, ce jour-là, ce n’est pas cette analyse rodée devenue poncif personnel. Je réponds autre chose, que la psy prend en note. Elle y revient plus tard dans l’entretien, tourne la page pour souligner la nécessité de retrouver l’expression exacte, son incongruité : être première, c’est reposant. Le boyfriend éclatera de rire quand je lui rapporterai ça. La pression qu’on se met pour être et rester à la première place ? Oui, mais non. Avoir la meilleure note, c’est l’assurance temporaire d’avoir fourni assez d’effort ; sinon, s’il y a mieux, c’est que je n’ai pas fait de mon mieux, ou pire, que mon mieux était insuffisant. Le repos, c’est de ne pas avoir à se soucier de ça, classer l’affaire et passer à autre chose. À quoi ? demande la psy. On recommence, évidemment. Jusqu’à atteindre fatigue et lassitude.

Je me demandais le mois dernier si “ça me suffirait” un jour. La psy tranche : ça ne suffira pas, jamais. C’est structurel. C’est mon mode de pensée, de fonctionnement ; mon cerveau est câblé comme ça. Point. Au lieu de me plomber, le constat m’égaye : ce n’est donc pas moi — ou plutôt si, c’est moi qui suis comme ça, ce n’est pas de ma faute. Ce n’est pas que je ne suis “jamais contente”, comme a parfois pu s’en inquiéter Mum : je suis contente (souvent), mais pas contentée (ou pas pour longtemps).

Pour éviter que la frustration prenne le pas, la psy me conseille de mettre en place un double standard : distinguer ce qui est objectivement attendu de moi (pour valider le DE par exemple) de ce que je voudrais obtenir de moi-même ou de ce que j’estime qu’il faudrait dans l’absolu (par exemple une carrière de danseur professionnel pour devenir prof de danse). Ne pas mélanger les deux. Cela peut paraître basique comme conseil, mais alors l’apaisement que cela procure en remettant les choses à leur place, en leur redonnant leur juste proportion… Définir ces deux pôles aide à remettre du mouvement là où la paralysie guettait : je peux utiliser ce qui est attendu pour m’auto-lâcher la grappe par rapport à un idéal inatteignable, et ce que je voudrais de plus pour m’éperonner un peu quand ce qui est demandé me semble trop basique.

Écartant d’éventuelles particularités qualitatives en les réservant aux personnes autistes, j’avais toujours pensé à l’intelligence cognitive comme à une donnée quantitative, dont on a plus ou moins, au même titre que les autres formes d’intelligence, corporelle ou émotionnelle…  La penser de manière qualitative rend la chose bien plus intéressante. La question n’est plus de savoir si j’ai un stockage mémoire plus élevé ou un traitement des données un peu plus rapide que la moyenne (qui n’est pas une moyenne pour rien), mais de comprendre comment ce câblage influe sur la structure de la pensée, jusqu’à avoir un impact sur la confiance en soi. Je n’avais jamais pensé que structurellement, je pouvais être amenée à douter.

Sans me rendre compte de l’ironie de la chose, je me remets à douter, mettant en doute l’intuition de la psy. Le soir, je compulse en ligne des portraits-robots d’HPI / hypersensibles, cherchant des indices pour confirmer ou infirmer l’hypothèse. Certains traits HPI pourraient me correspondre, mais une “pensée en arborescence”, c’est suffisamment vague pour déclencher l’effet Barnum. Et revient régulièrement un sentiment de décalage qui m’est étranger : je sais que je peux paraître étrange à certains (ils manquent simplement de fantaisie, si vous voulez mon avis), mais je ne me suis jamais sentie “différente” (big up à JoPrincesse : quand elle m’avait confié avoir souffert de cette sensation d’être différente, j’avais écarquillé les yeux, incapable de comprendre comment un vilain canard boiteux pouvait se confondre avec une princesse). Côté hypersensible, ça se défend plus. Jauger l’intensité de son émotivité est compliqué, mais j’ai indéniablement des seuils sensoriels à fleur de peau (je dors avec un masque-à-yeux car la moindre lumière me dérange, la musique devient trop forte pour moi bien avant de l’être pour le reste d’un groupe, j’entends certains chargeurs quand ils sont branchés…).

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Jeudi 11 mai 

Cours de danse éveil-initiation. Une camarade montre l’exercice et demande aux enfants s’ils ont compris. Un index se lève à hauteur de poitrine : « On a tous les trois les mêmes chaussettes », commente-t-il ex nihilo en désignant les pieds de ses camarades, chaussés de chaussettes noires tout ce qu’il y a de plus basiques. Tous les adultes de la salle ont essayé de ne rire que sous cape.

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30 minutes avec des 5 ans dissipés.
Une camarade pourtant habituée à gérer des enfants résume : C’était ho-rrible. Elle vient de découvrir ce par quoi j’ai commencé, et dont je m’éloigne désormais en sens inverse : le sentiment de perdre le contrôle et de se faire submerger par les enfants. Toutes mes camarades sont dépitées, moi plutôt guillerette : même quand ça va mal, ça va. J’ai perdu une bonne partie des enfants à tour de rôle en cours de route, mais pas mon calme. C’est bon, je suis vaccinée. Et je peux partir en free style vol de papillon à la fin de l’enchaînement semi-improvisé — quand on remplace la petite boule et l’étoile par l’image de la chenille et du papillon pour obtenir plus de lié dans le passage de l’un à l’autre au sol, y’a forcément un enfant qui veut voler.

Quand, au déjeuner, je raconte ça à une camarade ayant fait cours dans un autre studio, elle s’arrête de remuer son Tupperware : « Tu entends ce que tu es en train de dire ? » me demande-t-elle, en proud mama de 15 ans ma cadette.

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Cours de progression technique : nous sommes deux, trois avec l’enseignante, qui engage une discussion informelle. On évoque avec précaution notre lassitude concernant certains cours d’AFCMD, où l’analyse du mouvement se noie dans d’interminables écoutes de micro-sensations. À notre plus grande surprise, elle se renverse sur sa chaise comme une ado excédée, jambes écartées, bras qui partent en cambré, mimant l’ennui de rester allongée au sol pendant ces cours, à écouter ses sensations : « Moi, quand j’écoute mon cœur, ça me donne envie de sauter par la fenêtre. » Une ancienne danseuse du ballet de Cuba, si élégante, douce, qui fait l’étoile de mer morte sur sa chaise, en se moquant ouvertement d’un enseignement à propos duquel on essayait de ne pas trop se montrer circonspectes… Je me suis mordu le doigt pour ne pas partir en fou rire.

Mon binôme de classique, qui a suivi un enseignement intensif de haut niveau mais dont les expériences en compagnie ont vite tourné court, a exprimé son inquiétude de ne pas trouver de poste dans les structures permettant de former les pré-pro, la préférence étant souvent donnée aux anciens danseurs de compagnies prestigieuses. Notre formatrice a répondu un peu à côté, et mis dans le mile de mes inquiétudes à moi : un bon danseur ne fait pas nécessairement un bon professeur, c’est même souvent l’inverse. Quelqu’un qui a rencontré d’importantes difficultés (et persévéré) s’est interrogé à leur sujet, a cherché des moyens de : il est habitué à varier son approche ; tandis qu’un danseur très doué, devenu professeur, va avoir tendance à attendre que l’on fasse comme lui (voire qu’on l’admire) et que tout coule de source. Cela n’a pas rassuré ma camarade, déjà intimement persuadée de la chose (les grands noms lui ont moins appris que des professeurs plus modestes), mais moi si, énormément.

J’avais déjà articulé ce raisonnement — on en avait parlé la veille avec la psy —, mais parfois il faut que certaines choses soient dites par certaines personnes pour qu’elles puissent acquérir une légitimité autrement plus stable que les pensées contradictoires qui nous traversent en tous sens, et se déposer en nous, calmement. Venant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba, j’ai pu acter que ce raisonnement n’était pas qu’une tentative d’auto-légitimation, et voir se rouvrir l’espace d’une légitimité possible. Avec bonheur et humour : notre formatrice a ajouté que le meilleur professeur de pointes qu’elle a eu était un gros homme ventru qui n’avait jamais enfilé de pointes de sa vie, « mais quand il montrait avec ses mains, je comprenais tout, c’est avec lui que j’ai compris ».

(Cette conversation m’a également fait prendre conscience, à ma grande surprise, que dans le monde de l’enseignement de la danse français qui nous attend, ma binôme et moi sommes pour ainsi dire à égalité, alors que son bagage est autrement plus important que le mien. Mais je me garderai d’en faire un motif de réassurance personnelle, l’élitisme mal placé du système étant plus sûrement à mettre en cause.)

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J’en viens je ne sais plus comment à évoquer le MBTI au boyfriend, qui se met à faire un test en ligne derechef, me lisant les questions à voix haute. Notre visio du soir se transforme en reaction video. Il y a du touché-coulé trahi par des sourires mais-euh (mes préférés : il sait que je sais, et il y a tellement de tendresse à m’apercevoir que je sais ça), des certainement pas et des hésitations qui en disent tout aussi long, des questions ou trop faciles ou trop dures, une ou deux surprises pour moi, un visage qui n’en finit pas de se moirer sous mon regard tandis que se dresse le portrait de mon partenaire INFP.

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Vendredi 12 mai

3h30 de cours puis d’atelier avec Fábio Lopez, un chorégraphe néoclassique qui affectionne les contractions et dos arrondis. Mon dos m’empêche d’y aller à fond, mais l’esthétique me plait en tant que spectatrice, avec des bras classiques extrapolés vers l’arrière, des mains monster aux doigts écartés et légèrement pliés, des accents subits qui résonnent passé le point d’impact…

Brève discussion à la fin du cours, où sont évoquées des réalités du terrain souvent tues : le rôle des subventions et des politiques, la participation à des événements en extérieur que le chorégraphe goûte moyennement mais qu’il fait pour ses danseurs, pour qu’ils puissent bénéficier de cachets supplémentaires, ou encore les actions de sensibilisation qui ne rapportent pas d’argent mais sont nécessaires pour s’assurer un public. Auprès des enfants, il nous dit genrer davantage les rôles que la danse ne le fait aujourd’hui (nous avons d’ailleurs travaillé une variation pour homme avec lui). Dissocier les danseurs en force et jogging des danseuses en pointes et jupette est le seul moyen qu’il a pour le moment trouvé pour surmonter l’a priori des garçons, rassurés par l’aspect athlétique de la batterie ou des portés.

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Bilan de fin d’année approchante. Comment dire ce qui à notre sens doit être dit sans pour autant se montrer d’ingrates râleuses ? On essaye de souligner ce qui a été, de ne pas oublier que cela n’a pas été de soi (la directrice a du se battre pour conserver les financements de la résidence permettant stage et restitution scénique).

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Samedi 13 mai

Le meilleur créneau pour ouvrir une parenthèse d’éternité est entre 13 et 15h30 : la digestion plonge dans une semi-léthargie, et le soleil, déjà haut, ne laisse pas anticiper sa redescente. Je ne fais rien, c’est-à-dire que j’entre, je sors, avec une tartine de fromage, une autre tartine, des lunettes de soleil, je lis (Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur) dans le fauteuil de jardin, sur le tapis de yoga sorti sur la terrasse comme une serviette sur la plage, je m’y étire, davantage que le chat des voisins dans le jardin en contrebas. Mes pieds sans chaussettes sentent l’air plutôt que les pieds, sentent la chaleur du soleil, le crissant du tapis sur lequel j’articule les orteils, chien tête en bas, aucune envie de faire du sport, juste besoin de sentir mes genoux se déplier, fente twistée, les nuages n’ont pas le temps de traîner, ça file, ça frémit, tout s’agite dans le calme, les branches du saule pleureur, les insectes, pollen, akènes un peu partout, les voisins, la ville au-delà, cobra, toute cette proprioception réveillée par le grand air de la terrasse, shavasana, torpeur de la volonté et acuité de la peau, réceptive, qui se met à réclamer d’autres caresses que celles du soleil.

Cucumber sandwichs et direction le spectacle de l’école du Ballet du Nord.

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Dimanche 14 mai

1 BD 1/2 au soleil
1 sieste mi-ombre mi-soleil
1 tour du parc Barbieux
2 onigiris pour inaugurer les moules que j’avais rapportés de mon voyage au Japon… il y a 6 ans.

De la gaité, des possibles qui se rouvrent la fin de l’année approchant, de la légèreté à essayer.

Journal de mai 1/4

Lundi 1er mai

Pas de muguet. Le boyfriend est reparti la veille. Une journée pour être seule avant la reprise.

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Mardi 2 mai

Stage de danse classique, après du contemporain, de l’impro et du néo mi-classique mi-contempo, alléluia ! Plaisir de travailler dans sa discipline propre.

On nous avait dit que certaines variations seraient sur pointes et d’autres sur demi-pointes, ne vous inquiétez pas. Je n’étais pas inquiète, j’étais enthousiaste à l’idée d’enfin remettre les pointes. Cela fait travailler autrement les chaînes musculaires, et mon corps a tendance à mieux s’aligner, me rendant paradoxalement et toutes proportions gardées moins mauvaise sur pointes que sur demi-pointes.

Après la matinée passée à mémoriser quatre variations dont la difficulté réside dans la vitesse d’exécution plutôt que dans les pas en eux-mêmes, l’intervenante distribue les groupes. Elle nous demande au préalable si l’on a des préférences, sachant qu’elle ne pourra pas contenter tout le monde. Ça ne loupe pas, les variations sur pointes ont plus la côte que les autres. Ignorant qu’elle pense niveaux quand nous pensons répartition harmonieuse, je propose de passer une troisième variation sur pointes et d’en garder seulement une sur demi-pointes, de sorte que toutes celles qui veulent mettre les p… Non, toi, tu es sur demi-pointes. 

Non, toi, tu es trop nulle. Elle m’aurait giflé que ça n’aurait pas été beaucoup plus violent.

Le déception que je ressens n’est pas celle d’un fol espoir envolé ou d’un caprice non consenti (je ne voulais pas obtenir une variation en particulier), c’est celle, mordante, de se décevoir soi-même. Bonus pour la honte d’avoir été pris en flagrant délit de me penser moins mauvaise que je ne le suis et que je le sais être.

Je ne devrais pas le prendre personnellement, pourtant : sur dix étudiantes, seules trois sont autorisées à préparer sur pointes. Ce sont les trois seules à avoir en réalité le choix de leur variation. Ce sont aussi les trois plus solides, techniquement ; cela fait sens pour monter sur scène en fin de semaine, et présenter une carte de visite qui fasse honneur à l’école. Le résultat collectif plus que le travail des individus. Il me faudra trouver d’autres occasions de faire taire mon sentiment d’illégitimité, pour l’instant bien renforcé.

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Mercredi 3 mai 

Extrait de répétition :

– Is the swirl in arabesque or second?
– In between. In secabesque.
– In what?
– Secabesque. Half second, half arabesque.
– Oh! That’s a good one.
– Wait, you don’t know « secabesque »?
– Wait, you didn’t make that up?

J’ai cru à une invention, vu qu’on avait eu le matin un « high coupé » abrégé en « high cou », avec une blague sur le « haïku ».

Le vocabulaire de la danse classique se donne en français où que l’on soit, mais c’est un peu comme l’anglais voyageant à travers le monde, des variantes locales n’ont pas manqué de se former. À force de lire la presse spécialisée américaine en ligne, j’en connais pas mal, mais « secabesque », mot-valise composé de seconde (position) et d’arabesque pour désigner une arabesque décroisée, c’est nouveau pour moi. Je ne sais pas si je suis plus étonnée par l’existence du terme ou par le fait que cette position incorrecte puisse être un choix esthétique.

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On passe les variations groupe par groupe, c’est un peu long. Pour m’occuper et me faire des souvenirs, je prends quelques photos avec mon téléphone. Forcément, dans l’ombre du théâtre, c’est flou, mais chasser l’acmé d’une arabesque est toujours amusant. Quand les filles sur pointes s’apprêtent à passer, je passe en mode vidéo sans trop y penser : ça va être chouette, et je suis sûre que ma camarade sera contente d’avoir un retour visuel sachant que l’on danse toute la semaine dans des espaces sans miroir.

Que n’ai-je pas fait ? En me voyant le téléphone à la main, d’autres ont saisi le leur, et c’est un mini-drame. L’intervenante panique, nous rabroue, on ne filme pas. Je m’excuse, explique que je ne pensais pas à mal, que c’était juste pour avoir un souvenir et une vidéo de travail car l’école nous transmet rarement les enregistrements qui sont  faits, mais pas de souci, je range le téléphone. Je me sens saoulée et bientôt morveuse : j’ai agi en écervelée, une millenial shootée aux stories ; j’aurais du demander l’autorisation avant. Comme deux automobilistes qui se font des politesses après avoir failli se griller la priorité, l’intervenante fait à son tour marche arrière : ou alors rien sur les réseaux sociaux, hein, ça l’embête, ce n’est qu’une répétition, elle demande si elle peut nous fait confiance, on promet, surtout rien en ligne, rien sur les réseaux sociaux.

Ne voulant pas avoir déclenché cet incident pour rien, je filme le premier passage, puis plus rien, je regarde sagement, en essayant de me faire oublier. Maintenant ça me paraît évident, j’ai clairement manqué de respect, en plus d’à propos : connaissant l’intransigeance du Balanchine Trust, j’aurais du penser à la question des droits, particulièrement sensible pour le répertoire Nord-américain, fut-il d’un autre chorégraphe.

Deuxième, puis troisième passage. L’intervenante, plutôt satisfaite, nous demande si c’est dans la boîte. Personne n’a filmé. Elle est un peu dépitée, constate, regrette : I scared you. La peur passée, elle explique et confirme mon intuition à retardement : elle a obtenu l’autorisation de nous transmettre les variations et de les modifier dans ce cadre pédagogique précis, mais les droits ne comprennent pas la diffusion, étant donné que l’œuvre n’est pas donnée dans sa forme originelle. C’est toujours un peu compliqué pour elle de laisser quelqu’un capter : une fois que c’est enregistré quelque part, elle n’a plus aucun contrôle dessus.

Tout cela est cohérent, tout cela est humain, mais l’incident me laisse dans la confusion, avec l’impression de ne plus savoir quel crédit apporter à mon analyse d’une situation, comment interpréter, comment agir, sinon avec maladresse.

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Heureusement, il y a la carte blanche de notre promo à répéter, 7 minutes où je retrouve le plaisir de danser toutes ensembles notre pièce. Le temps de présence individuel sur scène n’est pas énorme, mais on entre, on sort, on se croise, on kiffe, on se soutient, on se montre d’une coulisse à l’autre nos mains aux six doigts, sept doigts bien écartés, pour vérifier qu’on compte pareil la musique, de la techno aux variations trop infimes pour servir de repères sûrs. Pour ne pas louper nos entrées, nos chassés-croisés, on compte en danseuses, DEUX-2-3-4-5-6-7-8, TROIS-2-3-4-5-6-7-8… L. et N. sont nos meilleures compteuses, on compte sur elles ; je dois assurer le relai quand N. court pour changer de coulisse, je la récupère doigts écartés, SIX-2-3… Nous sommes des escrocs synchronisant nos montres. Hochement de tête à SEPT-2-3… ; à HUIT (qui redevient UN), la pointe doit attaquer la diagonale.

Essais de tenues pour notre choré dancefloor. J’écope de la robe à sequins dorés d’une camarade, qui l’avait achetée, moulante et ras des fesses, pour un Nouvel An. Ça fait l’unanimité, avec les pointes j’ai l’air d’un modèle il paraît, et ça me fait marrer que dix ans plus tard me reviennent encore les costumes un poil plus extravagants.

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Jeudi 4 mai

Matin : on donne cours à des 4 ans ; nous avons été prévenues la veille pour le lendemain. Séance brouillonne, un peu affolée, écourtée.

Les escargots en papiers enroulés étaient pas mal, mais les pingouins en rouleaux de PQ…

Après-midi : plaisir de sentir mon corps se construire dans la barre quotidienne. Refine your center. Les exercices sont épurés, relativement lents, pleins de dégagés qui me permettent de travailler mes récentes découvertes en terme de placement. Si seulement ce travail restait quotidien…

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Vendredi 5 mai 

20h de cours / répétition en 4 jours et, une fois n’est coutume, je ne me suis pas blessée ! Une camarade a pris ma place de malchanceuse, et une autre encore la place de celle-ci dans le spectacle. Soulagement, dépit, gêne : valse à trois temps.

À passer ses journées dans l’ombre du théâtre, on n’a plus idée du temps, ni météorologique ni horaire. Les sièges sont vides et le restent souvent : quand on attend son tour, on s’assoit spontanément par terre sur les marches plutôt qu’à la place des spectateurs. C’est une atmosphère particulière que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps, distincte de ce que l’on peut éprouver en tant que spectateur. Le ventre du théâtre. On s’y sent étrangement rapidement chez soi quand on arrive pour répéter. En quelques heures, tout le monde avait pris possession des lieux.

Je me maquille avec des ombres à paupières et un rouge à lèvres d’il y a dix ans, de la BB cream en guise de fond de teint. J’emprunte du mascara, un filet, de la laque ; je n’ai plus rien de tout cela (oublié même que j’en aurais besoin). La mémoire du corps retrouve les gestes pour appliquer la terre de soleil, l’eye-liner, c’est étrange. Ça me donnerait presque envie de maquiller à nouveau de temps en temps (il faudra racheter du démaquillant le cas échéant).

Répétition sur scène. À chaque passage, je me concentre sur ce que j’ai loupé la fois précédente, corrige mon erreur et me trompe à un endroit différent. Quatre sauts de chat, quatre, pas trois. Un compte dans le vide avant de prendre la pose finale, 5 immobile, 6 arabesque, pour être 7-8 à genou. Pas 5, pas 7, l’arabesque : 6. Je désespère un peu de moi. Au filage, tout est enfin en place. Mauvais plan : c’est donc au spectacle que je perds mon équilibre un compte trop tôt. Quand j’y repense ensuite, je ne vois plus que ça, ce faux pas qui aspire le reste, le sourire, les sauts de chat par quatre, l’immobilité à 5, les bras déliés, la danse, quoi. Comme le fouetté à l’italienne mal relevé avait absorbé le reste de la présentation l’an passé. Des erreurs trou noir, qui aspirent le reste à eux. Le nez cassé au milieu de la figure.

T’es nerveuse, toi, découvre une camarade de première année qui ne me côtoie qu’en cours de classique et vite fait au déjeuner. La fatigue cumulée de la semaine et du filage terminé 30 minutes plus tôt ne fait pas bon ménage avec le trac, ni les erreurs aux répétitions, la robe à sequins qui décoiffe le chignon quand je la retire après le filage, la sensation simultanée qu’il n’y a pas d’enjeu et que je ne suis pas à la hauteur, les pointes qui ont décédé de sueur dans l’après-midi, le ruban, l’élastique qui se découd, l’aiguille que je me plante dans le doigt et perds quelque part au milieu des produits de maquillage…J’aurais voulu que le filage soit le spectacle.

(Comme une parenthèse)

Du spectacle lui-même, je ne garde que des perceptions furtives, fragmentaires : la présence du public, tiens il est là, lui ; les projecteurs latéraux trop bas qui m’éblouissent, ou moi trop grande ; les lombaires qui hurlent après le changement rapide assise par terre pour enfiler les pointes ; des échappés où je manque de me vautrer tellement les semelles sont molles ; le décompte en coulisse, le frisson de la diagonale à deux, les silhouettes qui passent, la robe à sequins que je tente tant bien que mal de redescendre sur mes cuisses… Sourire (habitude, présence, excuse), se rappeler qu’on aime danser en prolongeant un port de bras, faire, puis regarder quand tout est fini et que les autres dansent encore.

La représentation terminée, je me dirige quasiment seule vers les loges, pendant que les autres rejoignent leur famille et leurs amis. Personne ne m’attend : je ne voulais pas que Mum fasse trois heures de route aller, trois heures retour pour 50 secondes + 5 minutes en scène, ni le boyfriend, qui avait déjà fait le trajet le week-end précédent. Je regrette à présent. J’aimerais les retrouver, avoir partagé. La tristesse m’enveloppe tandis que je me rhabille et range mes affaires ; c’est idiot, c’est la fatigue. Je suis triste. Relâchement et coup de spleen. Je m’en dégage peu à peu : en discutant à la sortie, où je suis une des premières et une des dernières (discuter avec qui veut me fait du bien), puis dans le métro où je commence à pouvoir apprécier le calme que m’offre le week-end solo à venir, après avoir fait la moitié du trajet avec le personnel de l’école et les intervenants.

Petit pincement de tristesse et de tu vois mêlés quand les images qui arrivent sur le groupe WhatsApp m’apprennent que les autres n’étaient pas parties rejoindre leurs proches, mais prenaient sur la scène des photos de groupe, sur lesquelles je ne figurerai pas.

Peu importe, désormais : calme, repos.

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Samedi 6 mai

Passage à la médiathèque pour récupérer une réservation, provision de nouilles instantanées au supermarché asiatique, séance ciné débutée dix minutes plus tôt quand j’entre pour consulter les horaires, le film qui commence deux minutes après que je prends place dans la salle…
tout s’enchaîne de manière fluide et improvisée, c’est un samedi contentant.

La visio du soir dérive sur les pratiques de la conversation, et notamment la tendance à rebondir sur ce qu’on nous raconte en racontant une expérience similaire : à quel moment est-ce une manière de créer du lien et quand cela devient-il l’expression d’un besoin envahissant de parler de soi ? Degré de pertinence, sens du timing… Me vient l’image d’un plateau de Scrabble : parfois, on s’accroche à une seule lettre (un prétexte) pour poser son mot (son anecdote personnelle) ; parfois, plus rarement, le mot en traverse plusieurs, comme une ébauche de mots croisés (d’expériences partagées, mises en commun).

…

Dimanche 7 mai 

Matinée passée à finir d’écrire mon journal d’avril. J’ai la sensation d’être à ma place dans l’écriture, ou que les choses prennent la leur — écrire met de l’ordre (dans ce qu’on pense, ce qu’on ressent, qu’on partage).

Carrot cake avec M. au salon de thé L’Impertinente. J’aime beaucoup l’humour de leurs mugs, rangés dans des placards comme dans une cuisine individuelle : I can dough it et Fifty Shades of Earl Grey.

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Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.
Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.
En évitant la contradiction : tout est toujours moins insurmontable et plus laborieux qu’on l’imagine.

Tout est toujours moins difficile qu’on l’imagine.

Me reconvertir comme professeur de danse ? C’était tellement loin, une lubie parmi d’autres. Pourquoi ne pas faire plutôt du chocolat (une spécialisation en sus du CAP pâtisserie, qui exige plus ou moins de se lever à 6h du matin), de l’ostéopathie (5 ans d’études), du graphisme (ma passion pour les secteurs encombrés ne se dément pas) ou de l’UX design (réaction allergique au bullshit nécessaire pour faire rétroactivement passer l’intuition pour le résultat d’une méthode) ? Pourquoi pas professeur de danse, alors ? Certes, je n’ai aucune affinité avec les enfants, mais rien n’empêche d’enseigner à des adultes une fois le diplôme en poche — diplôme spécifiquement créé pour protéger les enfants, mais chut, il faut bien s’illusionner un peu si on veut faire la moindre chose dans la vie.

Je suis revenue à la danse comme je m’en étais éloignée : de manière presque inconsciente, évitant précautionneusement d’y regarder de trop près. Après tout, demander au ministère de la Culture la transformation de ma médaille de conservatoire en équivalence pour l’EAT* n’engageait à rien… J’ai envoyé un dossier et reçu la dispense, tamponnée sur un livret de formation.

Au point où j’en étais, je pouvais envoyer un dossier de candidature, ça n’engageait pas à grand-chose : 5 places pour l’une des deux formations publiques de France avec une filière dédiée à la danse classique (et la seule sans audition), c’est peu, je risquais de n’être pas retenue. Autant voir avant de fantasmer, il serait toujours temps d’aviser. J’ai envoyé un dossier et reçu un mail d’admission.

– Oui ; mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ?

J’ai fait semblant de croire que la décision avait été prise par l’école. Admise, il aurait été bête de reculer. J’ai annoncé que je m’éloignais au boyfriend tout frais, trouvé un appartement le premier jour de visite à Lille et Roubaix, dit au revoir à ma psy, qui m’a parlé de flèches plus faciles à mettre quand on savait où les décocher, posé ma démission, fait mes cartons, déménagé, bref tout enchaîné pour éviter de penser à quoi tout ça engageait. J’étais embarquée.

Mais aussi : tout est toujours moins facile qu’on l’imagine.

J’étais consciente qu’il y aurait du travail (notamment pour l’épreuve de musique qui à elle seule m’a convaincue que je ne pourrais pas bachoter les UV théoriques seule dans mon coin), mais confiante sur ma capacité à reprendre des études (les ayant quittées seulement 7 ans auparavant, souligneront les mauvaises langues qui n’auront pas oublié mes interminables master 2). Après tout, j’ai toujours été une bonne élève…

La bonne élève bonne à rien

C’est justement là le problème que je n’avais pas été anticipé : j’ai toujours été une bonne élève. Attentive, consciencieuse, appliquée, en un mot : docile. En reprenant place à un petit bureau d’étudiante, j’ai repris mes réflexes d’étudiante, tous mes réflexes d’étudiante, ceux qui aident à rédiger un devoir ou à apprendre un cours, mais aussi ceux que j’avais oubliés avec délice, que je pensais morts et enterrés : la suée au moment de prendre la parole au sein d’un grand groupe, la déférence envers le professeur, fût-il intérieurement jugé sot, l’infériorité intériorisée face à celui-ci, la perfection-sinon-rien, sinon tu es nulle, indigne d’être aimée, à commencer par toi-même (surtout par toi-même) — bref, les affres classiques de la bonne élève, pas bête mais disciplinée, corsetée de discipline anxieuse. Manifestement, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.

Sauf qu’entre-temps, entre 20 et 30 ans, je suis devenue quelqu’un d’autre que cette bien-surnommée psychokhâgneuse. Et comme les amateurs de films de paradoxes temporels le savent, il est dangereux de court-circuiter les temporalités. Je ne peux pas à la fois avoir 20 et 34 ans, assumer mes idées et acquiescer à ce qui les contrarie, les taire et les soumettre au débat, avoir conscience de ce que je sais sans me laisser terrasser par ce que je ne sais pas. Trop de choses sont encodées de manière binaire chez moi, tout ou rien. Ça crée des courts-circuits, qui me renvoient parfois inutilement loin, avec une gestion émotionnelle de collégienne. J’ai cru tenir quelque chose en identifiant le déséquilibre hormonal créé par une pilule que mon corps ne supportait plus, mais cela n’a (évidemment ?) pas tout résolu. Aujourd’hui encore, dans ma deuxième année de reprise d’études, je bataille pour sortir d’une adolescence qui se rouvre parfois sous mes pieds sans crier gare.

L’allergie au bullshit

Je n’aimais déjà pas beaucoup la fac dans ma vingtaine (la tendance qu’ont les universitaires à passer plus de temps à polir leur boîte à outils qu’à s’en servir…) ; ça ne s’arrange pas avec la trentaine. Je deviens intolérante au bullshit, pire qu’au lactose. J’ai des envies furieuses de gribouiller de grands HORS SUJET dans les marges des plaquettes de formation. Il ne suffit pas d’inscrire « corps » devant « immigration et frontières » pour obtenir un cours qui fasse résonner la danse. Pas plus que l’existence de Danse avec les loups ne constitue une raison suffisante pour inscrire la lecture d’un essai d’éthologie sur le pistage des loups dans le cursus. Et on ne donne pas Surveiller et punir en lecture autonome à des L2 (non philosophes). Libre au professeur de nous faire faire des liens inattendus, mais c’est à lui de les amener dans son cours, au lieu de balancer l’ouvrage en nous demandant de lui trouver une justification. Oui à l’ouverture, non à l’absence de lien. (Et cette impression latente d’être impertinente si je souligne ce manque de pertinence…).

Loup perché sur un rocher qui est en réalité un bras de danseuse ; dans le ciel, des constellations où les étoiles sont remplacées par des empreintes de loup ; sur la neige, des traces qui reprennent la notation de danse Feuillet
Le lien entre danse et pistage des loups n’a aucun fondement, mais je me suis bien amusée à réaliser cette illustration, j’en suis même un peu fière (les traces dans la neige imitent la notation Feuillet). J’ai décidé de prendre du plaisir là où je pouvais en trouver, à défaut de sens. (Avez-vous vu la main ?)

À partir de quel degré d’ouverture n’a-t-on plus de lieu propre ? Quand tout est de la danse, celle-ci perd toute spécificité, ravalée au rang de métaphore. C’est un peu dommage quand on sait qu’il n’y a en France que deux départements universitaires consacrés à la danse (à Lille, donc, et à Paris 8). À quelle légitimité peut-on prétendre quand on lorgne partout ailleurs que sur son sujet ? La plaquette annonçait pourtant l’étude des danses scéniques occidentales. En 1 an et demie, on peut compter sur une main les références aux danses classique, jazz et urbaines — la danse contemporaine raflant la mise.

Bullshit, bullshit, bullshit… je fais un usage disproportionné de ce mot, ces derniers temps. J’imagine qu’il traduit un ras-le-bol global de ce qu’on me fait étudier (ou de ce qu’on ne me fait pas étudier). J’ai la fac en ligne de mire, mais l’école n’en est pas entièrement exempte. À force de l’invoquer à tort et à travers, je commence à être écœurée par la choréologie, outil pourtant fort pratique pour analyser des composantes du mouvement qui passent généralement sous le radar. Je n’entends plus le propos, seulement une litanie un rien sectaire. Lorsque l’enseignante dessine une énième fois sa rosace sur le paperboard, j’ai envie de mordre : avec ça, on a tout et rien dit. La répétition a vidé le schéma de sa substance, et l’on s’on mis à aduler l’outil au lieu de s’en servir. Apprenez-moi ce que vous savez, je vous en remercie vivement, mais par pitié ne faites pas semblant ; je sais désormais quand vous n’en savez pas davantage.

Dessin d'un pentagramme et une rosace labanienne à 5 pétales, avec le texte "Merci de ne pas confondre invocation démoniaque et invocation labanienne"

Mais bullshit, ne serait-ce pas non plus un mot fourre-tout que j’utilise pour mettre à distance ce qui échappe à mes attentes ? Un rempart que brandirait ma réticence au changement ou ma culpabilité de ne pas arriver avec un bagage technique suffisant ?

La crise de légitimité

Ce regard critique devrait me permettre de compenser mes réflexes de bonne élève docile, et de trouver la position qui pourra être la mienne en tant que professeur. Mais la contradiction affole mon curseur intérieur plus qu’elle ne l’aide à se positionner. À remettre en cause tout ce que je croyais savoir sur la danse ou même sur moi, je finis par douter de tout, à commencer de moi.

On n’arrête pas de nous répéter que nous sommes avant tout des danseurs, que nous devons rester des artistes en devenant professeurs, et cette lutte contre l’idée que les professeurs de danse seraient des artistes de seconde zone est noble. Sauf que c’est la réalité que nous renvoie le monde de la danse : j’ai échoué à devenir une interprète professionnelle, je n’étais pas assez douée ou travailleuse pour cela, et à une ou deux exception près, il en va de même pour le reste de la promotion.

Il n’en reste pas moins vrai que les qualités de danseur et de pédagogue ne se recoupent que partiellement : un excellent danseur ne fait pas forcément un bon pédagogue. Mais quid de la réciproque, ne cesse de me souffler une petite voix intérieure : un danseur moyen peut-il se révéler excellent pédagogue ? Comment transmettre des choses qu’on n’a pas (pas encore ?) soi-même maîtrisées ?

J’essaye de me rassurer comme je peux en me répétant ce mantra : tous les maîtres nageurs n’entrainent pas l’équipe de natation olympique ; certains apprennent juste à nager. Et j’essaye de me dépatouiller avec ça, avec l’exigence de la danse classique et son corollaire, un apprentissage particulièrement ingrat. J’essaye de lutter contre l’élitisme que son idéal a instillé en moi. Je me demande parfois si j’ai bien fait de me lancer dans cette reconversion quand je me surprends à avoir un réflexe de répulsion devant des storys d’apprenties danseuses pataudes. Heureusement, il y a aussi des moments en studio où le jugement s’évapore dans la relation : mercredi dernier, j’ai croisé le regard d’une jeune élève à fond dans son épaulement Raymonda, toute tordue, tout sourire ; en me voyant sourire, elle s’est mise à sourire plus grand encore. Ça, là, c’est ça que je cherche. Je cherche ma place, quelque part en quiconque, pas bien sûre de l’exercice à venir alors que la musique va bientôt commencer.

 

* EAT = épreuve d’admission technique, préalable nécessaire pour s’inscrire à la préparation au diplôme d’État.