Une Petite Danseuse sans dégâts

 

Garnier affichait à peu près complet, exception faite des places sans visibilité devant lesquelles les touristes ne reculent pas (« But it’s blind ! You can’t see anything ») et quelques retours pour les Pass jeunes dont je profite avec B#6, apparue juste derrière moi. Le ballet de Patrice Bart n’a pas spécialement bonne presse parmi les balletomanes, mais l’image d’Épinal est forte pour les petites filles qui se rêvent danseuses tous les mercredis ou les grands-mères qu’elles sont devenues, et pour les touristes qui ont vu la statuette à Orsay dans l’après-midi. Le spectacle passe bien, ça bouge beaucoup d’un tableau à l’autre et à l’intérieur d’un seul, et il y a profusion de costumes variés et colorés, modernes aussi, tant l’époque qu’ils datent est stylisée. La reconstitution de la classe de danse (l’arrosoir à colophane, le travail à la barre, le lacet de velours autour du cou, le maître de ballet avec sa moustache et sa canne…), sans forcément tomber dans le cliché, n’en est pas moins attendue. C’est un univers rassurant où même les tourments de l’artiste torturé et la prison dans laquelle la petite danseuse atterrit après ce qui est plus ou moins un vol de l’un des abonnés ne parviennent pas vraiment à susciter le trouble ou l’inquiétude.

La faute à la musique, très certainement, parfois traitée comme un fond sonore et dont le contenu importe peu ; c’est particulièrement flagrant lors de la traversée en avant-scène de quatre danseuses qui recomposent les tableaux, avec leur si particulier éclairage en contre-plongée. Un peu de tous les styles (Palpatine fait remarquer que la musique du solo de l’artiste ressemble un peu à la musique de Signes), et beaucoup d’aucun : cela n’aide pas à donner de la cohérence à ce patchwork ludique mais brouillon qu’est ce ballet.

Le fil blanc en est évidemment la vie du modèle de Degas, gamine que la mère met à la danse ; qu’éblouit l’étoile ; qui séduit l’artiste ; que séduit un abonné – ce qui nous donne la première partie du spectacle, l’amorce d’une ascension artistique et sociale, avant la déchéance, en seconde partie, avec le vol dans le cabaret, la prison, et la repentance assumée par une dure vie de lavandière. Les deux actes sont déséquilibrés en durée, mais le découpage traduit bien l’impossible mixité sociale entre de riches abonnés et les courtisanes qu’ils viennent chercher au foyer, dont Virginie Valentin a analysé la présence dans le ballet blanc. La sylphide, qui ne s’unira pas à James même s’il n’épouse pas Effie, et Giselle, morte encore vierge, sont d’éternelles fiancées à qui le mariage est refusé. Ces êtres de la nuit, sylphide ou willis, sont des créatures volantes, dont la légèreté n’a d’égale que la réputation de la danseuse qui l’incarne. Si le mariage leur est refusé, c’est que la promiscuité du bourgeois et de la pauvre fille ne peut être validée par la société, qui craint pour son équilibre ; le papillon de nuit devient un insecte nuisible le jour.

Le reste de l’article m’a paru quelque peu abscons, mais je trouve cette étonnante analyse articulée au double sens de « fille légère » tout à fait pertinente. Par sa lecture, elle éclaire La Petite Danseuse de Degas qui en retour la corrobore. Le mélange des classes dans l’enceinte de l’Opéra est particulièrement bien rendu dans le tableau du « grand bal de l’opéra » où les petites danseuses se produisent au milieu des dames meringuées qui valsent. Le décor de fond de scène reproduit le rideau de la salle, si bien qu’abonnés et danseuses sont à la fois sur la scène et en-dehors, devant elle. Hors de l’opéra, abonnés et danseuses ne se fréquentent guère qu’au cabaret (identifié ici comme « le Chat noir », histoire de pouvoir caser une référence picturale à Toulouse-Lautrec), lieu de débauche, où le sexe mène la danse loin de la rigueur voulue par l’art. La courtisane rattrape à chaque instant la danseuse : l’une, anonyme, écoute un abonné plutôt que de continuer ses exercices à la barre ; la petite danseuse prendrait bien pour modèle les filles enjôleuses envers l’abonné plutôt que de l’être pour l’artiste ; même la mère, pour protectrice et autoritaire qu’elle paraisse dans son austère habit noir, n’en est pas moins hantée par son passé de courtisane en corset rose, jupon orange et lacets violets – passé dont elle se résigne à faire le futur de sa fille en la poussant à la prostitution. Il n’y a pas jusqu’aux blanchisseuses qui n’en soient marquées : ces ouvrières aux allures de nymphe paraissent souvent plus lascives que lessivées, et la vapeur d’étuve les baigne comme un harem aux bains. Si l’on poursuit l’analyse de Virginie Valentin, il n’est pas surprenant que le blanc domine dans le tableau des lavandières, sensuelles créatures déchues (elles ne peuvent se laver de leur existence passée). Elles entrent une à une, en serpentant, comme les ombres de la Bayadère, à qui elles empruntent le jeu du voile, devenu drap (le manège qui se déploie n’est pas non plus sans rappeler la Fille mal gardée… le comique en moins, puisque tout n’est pas bien qui finit bien) ; on retrouve ici le ballet blanc dans son esthétique et sa « sociologie ».

Entre une vie de misère dont l’Opéra la sort à peine, et celle de courtisane qui ne lui garantit pas de ne pas y retourner promptement, la danseuse n’a que peu de marge. On voit ainsi sans cesse la petite fille hésiter entre l’artiste et l’abonné, et si son attirance va au premier, c’est le second qui, au moins symboliquement, la sauve, en en faisant une figure d’art, seule voie capable de briser l’alternative entre misère et vice. Le ballet se clôt comme il avait commencé : par la statue dans sa vitrine, menton levé, pieds en quatrième, épaules voûtées et bras derrière le dos. La position de ces derniers résume à lui seul l’essence de la petite danseuse, s’il est vrai qu’un même geste renferme de très diverses significations (*Kundera power*) : c’est à la fois la contrainte qu’exerce sur elle sa mère, l’entrave lors de son arrestation après le vol de l’abonné, et l’expression de la sensualité de la jeune fille par l’artiste. En effet, lorsque sa mère la remet d’autorité en pose, distraite par les modèles, l’artiste lui délie les bras et ce n’est qu’après lui avoir fait passer les mains derrière la tête (timide esquisse d’une pose lascive) qu’il les fait se rejoindre dans le dos, dans leur position initiale, mais sans plus aucune raideur.

 

 

Visuellement brouillon dans les ensembles, le ballet n’en a pas moins sa cohérence. Tout en reconnaissant ce ballet pour ce qu’il est, il n’y a pas lieu de bouder le plaisir que l’on prend à retrouver le petit monde qu’il met en scène, tableau d’une époque fantasmée à partir du regard d’un peintre, et le beau monde qui l’incarne.

Clairemarie Osta est parfaite dans le rôle, et pas seulement à cause de sa taille. Elle ne joue pas à l’enfan
t ni ne surjoue une maladresse que son personnage s’efforce de corriger – alors qu’il n’y a rien de plus dur que de prétendre chercher un équilibre qu’on risque à tout moment de perdre. Elle est, avec l’artiste, le personnage qui montre la plus grande densité, encore que Benjamin Pech (magnifique solo final) y soit peut-être pour plus que la chorégraphie.

Je l’avais vu dansé par Karl Paquette lors de sa saison de création, et j’en ai maintenant confirmation : le rôle de José Martinez est abonné aux danseurs croustillants. Il donne envie d’inverser les rôles ; pourquoi ne ferait-il pas la courtisane à son tour, hum ?

Palpatine se demandait à quoi servait le personnage de la mère : à voir Elisabeth Maurin qui campe une duègne aux petits gestes nerveux d’une netteté formidable. Avec son chignon-champignon roux (assorti au costume !), elle me fait penser à une sorcière de conte, femme vieillie, rabougrie, et danseuse plus parfaite que jamais. Elle était Giselle dans mon premier ballet, il y a dix ans de cela, et en la revoyant, je suis tombée profondément d’accord sur le caractère regrettable d’une limite d’âge arbitraire, qui renvoie le danseur alors que s’épanouit l’interprète. Elle devrait être plus souvent transgressée pour permettre un retour fréquent des anciennes étoiles en « artistes invités ».

Le couple de l’Étoile et du maître de ballet est formé par Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio, qui me déplaît moins dans ce rôle depuis qu’il a pris un peu de bouteille et ne fait plus jeune freluquet qui s’est collé une moustache sous le nez et s’observe dans un miroir auquel le public s’est substitué. Dorothée Gilbert est bien, comme toujours, mais ce n’est pas franchement le cas d’un rôle dont je regrette à présent qu’il m’ait donné pour la suite un a priori négatif sur Isabelle Ciaravola (dont les jambes interminables convenaient néanmoins encore mieux au rôle). Le problème, c’est que l’Étoile n’existe pas ou alors c’est le bout de la ligne 6 ; elle ne s’imagine qu’au travers les multiples rôles qu’elle interprète. Hors là, on demande à une étoile de jouer son propre rôle, de se pasticher elle-même sans pour autant se parodier. Comme l’Étoile est une coquille vide que l’on n’est pas même autorisé à regarder à distance avec l’œil du rire (Dorothée Gilbert était autrement piquante en Ballerine, dans The Concert), elle devient vite ennuyeuse. Le pas de deux ne signifie rien d’autre qu’un « regardez-moi » (Ganio est dans son élément), le lyrisme ne prend pas, il fige directement. Le mouvement pur, abstrait, peut être formidable – à condition de ne pas être enclavé dans un ballet narratif, dont il constitue un angle mort.

Dans les foisonnants rôles secondaires, il y a en a pour tous les goûts. Tandis que Palpatine bug à nouveau sur Juliette Gernez sans le savoir (et Aubane Philbert, et les lacets noirs au ras du cou de ces demoiselles, et la plus grande partie des demoiselles, en fait), je me délecte de Mickaël Lafon qui a décidément une belle de la gueule, du petit homme à l’arrosoir, que j’avais tort de ne pas connaître, des acrobaties d’Allister Madin, de tous les abonnés qui claquent avec leur ensemble de tours à la seconde, ou encore de l’élégance d’Héloïse Bourdon, parce que non, je ne regarde pas uniquement un ballet avec mes hormones qui n’auront droit de cité qu’en deuxième partie de soirée. J’espère ne pas avoir trop effrayé l’ami de Palpatine avec tout ça.

 

Raffinement russe : la délicate Ouliana Lopatkina

 

La venue de l’étoile du Mariinski à Versailles était annoncée comme « exceptionnelle ». Le théâtre Montansier aurait pu faire quelques efforts pour l’occasion, comme éviter le très amateur « lecture » ou « pause » qui s’affiche lors de la projection des films, et surtout investir dans une vraie barre de danse mobile, plutôt que de refourguer la vieille barre incurvée qui moisi derrière la scène et sur laquelle on s’échauffait avant chaque examen du conservatoire. La soirée n’en demeure pas moins une exception, tant pour sa programmation dans un mois Molière très théâtral (Versailles, l’un des berceaux de la danse, n’en est pas resté un foyer, tant s’en faut), que pour la ballerine d’exception qui s’y produisait et dont la carte blanche a donné un spectacle bien éloigné de l’esprit de gala.

Nulle démonstration de virtuosité dans cet hommage aux trois grandes ballerines russes que sont Anna Pavlova, Galina Ulanova et Maya Plisetskaya, par ailleurs habile moyen de s’inscrire dans la lignée de ces figures de légende (et commodité pour des changements pas si rapides). Les cinq extraits présentés alternent avec la projection d’images d’archive sur les trois susnommées, petite musique de fond (qui assure la liaison entre les photos mais ne correspond donc pas aux extraits filmés) et commentaire assuré par le directeur du théâtre. Le contraste entre le lyrisme outrancier des aînées et la retenue de l’étoile risque de faire passer sa délicatesse pour de la fadeur, mais a le mérite d’écarter la question de la technique et de se situer dans un autre horizon, celui de l’ « âme » (russe) pour employer les grands mots – parti pris qui rend cohérent le choix des ballets présentés.

 

J’avais vu moult photos d’Anna Pavlova et Cecchetti, mais jamais le pas de deux lui-même. On a connu Neumeier plus inspiré que pour ce pas d’école où le maître et l’élève se donnent la réplique. C’est évidemment impeccable, des développés assurés à une barre pourtant trop petite, des promenades attitudes si sereines que j’en profite pour regarder la marque de ses pointes aux jumelles (d’après le dessin, je dirais des Bloch – je m’attendais à des Grishko – à moins que je ne confonde ?), des ports de bras léchés… mais ça ne m’enthousiasme pas. J’aimerais bien qu’elle lève les yeux, pour commencer. Le regard baissé fait peut-être belle russe humble et romantique, mais un siècle a passé depuis Pavlova, et je ne suis guère qu’au premier balcon, elle ne risque donc pas l’air ahuri de celle qui veut faire paraître son inspiration, le cou levé, jusqu’au poulailler.

Ma réserve commence à se lever avec le deuxième extrait (indiqué en troisième sur le programme, mais heureusement, l’annonce ne laisse aucun doute), la « danse russe » du Lac des cygnes, dans la chorégraphie de Fokine. Le mouchoir à la main et l’entre-choc des talons me rappellent mes cours de caractère quand j’étais petite ; le résultat n’est pas le même, nul besoin de le préciser, la grande simplicité dans le geste fait ici apparaître une sorte de pureté. Le costume est rutilant, mais la danse dépouillée, le raffinement se trouve à l’opposé de l’ornementation. Rien que le port de bras initial, mouchoir tombant, qui projette l’intention vers le public avant de l’écarter à la seconde, est émouvant.

La valse n°7 qui suit, de Chopiniana, me fait enfin comprendre le parti pris du programme et la valeur de la ballerine. Habituellement, je déteste ce mot, « ballerine », tout juste bon à désigner les figurines de boîtes à musique ou les photos de David Hamilton – Chopignagnagna gnan-gnan, quoi. Il n’y en a pourtant pas d’autre dans le contexte russe, ce qu’essayait de montrer le film Ballerina. La danseuse russe est autre chose qu’une interprète qui met son corps au service d’une chorégraphie. J’imagine aisément qu’Ouliana Lopatkina doit exceller dans Giselle : on a peine à croire que son corps soit de chair et de sang ; et il ne vient pas non plus à l’idée de ramener sa finesse à la maigreur d’une fille qui n’a que la peau sur les os. Ce qui est proprement fascinant, c’est qu’il n’y a absolument rien de musculaire dans sa sylphide. Il n’y a pour ainsi dire pas de pas de deux, elle se laisse soulever par son partenaire comme par une bourrasque. Marat Shemiunov n’est d’ailleurs pas beaucoup plus visible qu’un souffle de vent : l’homme porte-manteau est le corrélat de la femme ballerine, qu’on manipule avec précaution, comme un bel objet fragile. Aucun effort, et même, cela va au-delà : le mécanique du corps, des articulations, de l’antagonisme des muscles y est absente, insoupçonnable. Je ne suis pas en train de dire qu’elle est immatérielle ; cela, c’est le rôle qui le veut. Même si son essence se révèle le mieux dans le ballet romantique, c’est toute sa danse qui est ainsi, fluide, insaisissable – oubliable, alors ? L’ambivalence va jusque là, c’est le « presque trop parfait » de Palpatine, la perfection comme ce qui est achevé et déjà passé dans l’instant où on y assiste. Les images d’archive prennent alors tout leur sens, diffusent jusque sur scène leur parfum nostalgique, qui existe déjà dans l’instant de la représentation vivante, parce qu’il tient désormais moins au passé qu’au parfait.

Le plus beau moment de la soirée tient en grande partie à la chorégraphie de Roland Petit. La Rose malade, sur une musique de Mahler, constitue un parfait écrin pour notre ballerine ainsi que pour notre danseur, une fois n’est pas coutume. Contrairement au cyclo vert au goût douteux lors de la danse russe, l’éclairage futuriste rose solarisé possède quelque utilité sinon beauté, et nous emmène bien loin d’un quelconque spectre un peu fané. Pied en sixième, montée sur pointes, genoux pliés qui replacent les jambes en cinquième – pas qui propage une onde de choc dans le corps, et qui me rappelle un instant Abbagnatto dans l’Arlésienne. Rien à voir pourtant : chaque mouvement est une éclosion. Les jambes sont comme une extension du tutu, le geste est délié, les poignets, pour être souvent cassés, ne brisent pas pour autant la ligne souple des bras, à peine dirigés, qui retombent avec la légèreté et le retard d’un voile de soie – l’image même de la comparaison donnée par mon professeur de danse. C’est délicat. Jusqu’au doigt qui effleure l’atmosphère saturée de la scène.

Dégagé des contraintes du mouvement, le corps s’absente et pourtant l’érotisme qu’on associe souvent au ballet classique (mais que je perçois souvent davantage dans le ballet contemporain) est à l’évidence plus que jamais présent. Le corps ne s’exhibe pas volontairement par la puissance musculaire ou la nervosité de son énergie (à cet instant, c’est à se demander si la danseuse est capable du moindre mouvement incisif) ; la sensualité se trouve toute entière dans le regard, et plus qu’un objet fragile, la ballerine devient une pâte malléable que modèlent les fantasmes du spectateur. Elle file entre les doigts de son partenaire comme une coulée de lave (rose, certes). A chaque fois qu’il la saisit, c’est qu’elle est sous son emprise, pas entre ses mains ; les appuis des portés deviennent des caresses, l’évidence s’impose lorsqu’après l’avoir élevée toute droite, le danseur l’enserre d’une bras puis de l’autre à me
sure pour la ramener au sol et à lui – pas à elle, puisque la rose malade meurt.

Heureusement sur scène, on ressuscite rapidement, ce qui est très pratique lorsqu’il faut mourir à nouveau cinq minutes plus tard, le temps que la rose se soit métamorphosée en cygne. La Mort du cygne est loin de figurer parmi mes solos préférés, mais il faut reconnaître qu’Ouliana Lopatkina l’interprète admirablement (surtout après avoir vu les battements de bras de la Pavlova sur le point de se noyer). En mémoire, la main abandonnée sur le haut du tutu plateau au bout du bras replié dans le dos1 lorsqu’elle se détourne, ou plutôt essaye de se détourner d’une main invisible qui semble alors la contraindre. Le rond de jambe un genou à terre. Et les dernières secousses involontaires avant que le corps mort ne se détende. Les applaudissements n’en finissent pas, alors, comme pour illustrer l’affirmation que l’interprétation de la Mort du cygne n’est jamais identique, y compris pour une même danseuse, l’étoile accepte de mourir une nouvelle fois, dont je retiens l’affaissement du buste qui entraîne en avant la tête et les bras, alors qu’elle piétine (frémit) en quatrième. Pour le cou, c’est bien un cygne.

Son salut, alors… avant de plonger en révérence, elle fait ce même port de bras que dans la danse russe, morte de fatigue ou d’autre chose, incapable de sourire, épuisée vraiment par le spectateur, fragile, peut-être, belle. On ne sait pas encore à quoi s’en tenir tant qu’on n’a pas vu un danseur saluer. Là, c’est fait.

Mais. Il n’empêche, c’était court, on reste sur sa faim. On aurait gagné à des extraits plus longs, non pas tant en proportion durée du spectacle/prix de la place, que dans l’appréciation des extraits dans le style desquels il faut le temps de s’immerger (d’où les premières véritables acclamations après la Rose malade).

 

1 (si vous ne visualisez pas, une comparaison bien peu poétique : comme on immobilise un malfrat avant de lui passer les menottes)

 

Kaguyahime, de Kylian

Lundi 14 juin à Bastille

 

Je vais finir par croire qu’être tchèque et avoir un nom en K prédispose au talent. Certes, le titre japonais du ballet s’éternue, mais vous êtes priés de ne rien en faire et de vous abstenir de toute autre manifestation bruyante, car cette seconde escapade contemporaine vers l’Orient dans la programmation de l’Opéra est encore plus réussie que la dernière. Beaucoup plus cohérente. Certes, l’histoire de la princesse lunaire qui descend sur terre pour que règne l’harmonie et repart dans les étoiles pour avoir mis les pieds dans la boue et vu les hommes le poignard à la main, ça m’émeut assez peu. Curieusement, la belle idole distante de Marie-Agnès Gillot, tout en attitude quatrième parallèle sur jambe pliés et bras d’aigles, me fascine assez peu. Ce qui m’hypnotise, c’est d’abord la lente marche des prétendants (comme Kaguyahime est resplendissante, tout le monde lui court après – lentement, faut pas déconner), où chaque pas, suspendu, devient un équilibre. Alignés, ils traversent la scène de jardin à cour, entre les barres qui assemblent les immenses tiges de fer qui représentent une forêt de bambous, et bruissent comme les gréements des bateaux dans un port. Avec la lumière jaune rasante, on dirait qu’ils tracent des sillons, qu’ils empruntent ensuite en sens inverse, chacun leur tour, dans des variations toutes plus formidables les uns que les autres, à l’énergie féroce. La lumière de biais, loin de créer un clair-obscur intime, souligne l’articulation de chaque geste, bombe un muscle, creuse son ombre, jusqu’à faire apparaître les dos noueux, puissants.

Kylian sait chorégraphier pour les hommes : il ne faut pas y aller pour ses rôles principaux (Stéphane Bullion, du reste, ne fait qu’une brève apparition – pas assez pour que mon a priori soit infirmé ou confirmé- en mikado, empereur aussi raide et intransigeant que le jeu éponyme dont je ne comprenais pas qu’il donne son titre à l’une scènes), mais pour son corps de ballet masculin. Lorsque j’ai vu la présence, la fluidité et la rapidité qu’exigeaient chaque variation, bien gratinée, j’ai cessé de m’étonner de ce qu’on trouvait justement tout le gratin dans l’ensemble masculin et notamment, outre Mathias Heymann, Alessio Carbone, aux tours virtuoses et à la démarche de toréador (« virile » irait mieux, mais l’adjectif est toujours pour moi parasité de son emploi ironique, versant vers l’homme des cavernes qui se la joue macho), et surtout Julien Meyzindi, dont l’interprétation pleine de maestria de Frollo au concours ne relevait donc pas du coup de chance. Vraiment, il est, ils sont fascinants. Puissants. Dégagent une espèce de force brute qui est le suprême raffinement de la technique classique. Et non, mon enthousiasme fasciné n’est pas dû à la parade mâle – sa danse, pas son visage, ai-je précisé à Palpatine qui semblait mitigé sur le compte de Meyzindi, qu’il examinait aux jumelles (et qu’il a par conséquent rapidement redirigées par la petite -mais costaud- percussionniste).

La suite me fait saisir ce qui justement m’a saisie dans cette scène : on y danse sous son meilleur de profil. Non seulement les déplacements sont latéraux, et resserrés en avant-scène, mais dans la mesure où la danse de chaque prétendant est adressée à Kaguyahime, le spectateur se trouve (les voir) de côté, quand ce n’est pas de dos – mais alors celui-ci, et c’est la force de la chorégraphie, devient un autre visage, qui cesse dans la danse d’être la synecdoque de tout le corps. Celui-ci est entièrement engagé par le mouvement, si engageant, aussi, que j’ai parfois, je crois, une épaule qui s’avance ou un a-coup qui me projette de quelques millimètres en avant (répercussion à l’échelle de la réduction, de la scène au fauteuil).

Le temps fort du ballet est à cheval sur la fin de la première partie et le début de la seconde, soit respectivement « le combat » et « la guerre ». Hommes en noirs et les villageois en larges pantalons blancs et torses nus s’affrontent : il n’y a ni bien ni mal, mais les blancs gagnent quand même dans l’exultation de ces affrontements de ce qu’ils se détachent mieux du fonds noir. Celui-ci est d’ailleurs à plusieurs reprises brusquement déchiré pour laisser place à de nouveaux combattants, de nouveaux duels, et de nouvelles courses qui explosent en des sauts à couper le souffle – sans pour autant être époustouflants, car la virtuosité n’est jamais gratuite, elle est toujours démonstration de violence, mais si maîtrisée que la force devient pure énergie, et l’on en viendrait presque à oublier que c’est avec cette même énergie que les hommes s’entredéchirent. Et les femmes, s’il est vrai qu’elles participent à ce formidable feu d’artifice. Les tambours sont la seule musique de la guerre et leurs coups vous ébranlent de l’intérieur exactement comme à la détonation de chaque fusée. Un percussionniste à jardin dans la fosse, un autre à cour au fond de la scène, de surcroît habillés selon les codes des opposants : on dirait que les camps ennemis se répondent d’un bout à l’autre du champ de bataille. Les musiciens qui ne jouent plus prennent la fuite en passant par le plateau, la scène devient un espace perméable, effet de panique très réussi. Puis la fumée vient entourer deux chevaux sculpturaux, dont l’ombre immense est projetée sur le rideau, et qui sont bientôt soulevés dans les airs par le nuage de poussière et renversés, image du chaos bientôt mis en mouvement par les saccades du stroboscope (et c’est une horreur de danser là-dessous). Terrible !

Du coup, pour revenir à la sérénité de la princesse sans avoir l’impression de tomber de la lune, la scénographie grandiose n’est pas de trop : un drap d’or tombe des cintres et inonde la scène de ses plis, dans lesquels le mikado tente de retenir Kaguyahime (purée, ça fait un certain nombre de fois que je l’écris depuis le début de ce post, mais il faut à chaque fois que je copie l’orthographe sur la feuille des distributions), jusqu’à ce qu’elle l’aveugle, et nous aussi par la même occasion, par la lumière lunaire, pleins feux sur des panneaux réfléchissants, et achève ainsi son ascension.

C’était sensationnel, je pense y retourner – avec une autre distribution, je suis assez curieuse de voir ce que Letestu et Renavand feront de la princesse, même si je me régalerais encore de revoir le même ensemble masculin. Allez, pour le plaisir, finissons par la revue de troupe : Mathias Heymann, Alessio Carbone, Josua Hoffalt (grand aussi, miam – je sais, les danseurs ne sont pas des gâteaux), Julien Meyzindi 🙂 , Adrien Couvez, puis Florian Magnenet, Nicolas Paul, Simon Valastro :), Marc Moreau et Daniel Stokes – nous voilà équipés !

 

 

Fine équipe aussi de l’autre côté de la rampe. Dans la file d’attente des Pass jeunes, la désormais dénommée B#6 devine que je suis blogueuse. J’ai un ordinateur sur les genoux, certes, mais je ne fais que relire le mémoire de ma potesse de fac, alors je cherche à vérifier qu’il n’y a pas erreur, mais non : « D’après ton pseudo, je ne t’imagina
is pas si grande ». Je suis scotchée. Lorsque je préviens le suivant dans la file que « je suis deux », elle embraye : « J’ai vu ton copain la semaine dernière ». Et là, ça y est, j’enclenche la seconde, c’est la miss Sc. Po de Palpat’ – ce qui n’explique pas davantage comment elle m’a identifiée. Le soupçon de dons occultes n’est (sou)levé que lorsqu’elle se présente comme ancienne de La Bruyère. C’est quand même dingue qu’il faille attendre une improbable rencontre à Bastille pour connaître quelqu’un qui a passé deux ans de l’autre côté du couloir que vous avez emprunté quotidiennement.

Palpatine s’indigne de ce qu’on (moi) puisse passer à côté de ce charmant bout de fille. Je ne précise pas que la réciproque est valable, s’il est vrai que la grande asperge que je suis n’était pas spécialement discrète lorsqu’elle s’étirait dans le couloir en question ou se payait un concours improvisé de fouettés ratés avec B. dans le hall du bâtiment scientifique. Autre hypokhâgne, autre khâgne, cela ne m’étonne plus trop : déjà que j’avais quelques flottements dans les noms de mes 47 khâmarades (angoisse d’être désignée pour la distribution des copies)… Du coup, à l’Entracte (le restaurant en face de Bastille, pas la pause entre les deux parties), après s’être réjouis de la vaillance de nos danseurs, on a fait coïncider nos souvenirs d’anciens combattants. Très amusants – un peu moins pour Palpatine, mais davantage pour Miss Red que j’ai ensuite eue au téléphone et qui a assemblé quelques autres pièces du puzzle.

 

La grande Dame aux camélias

 

désir d’aimer / d’avoir une place

 

Bouton

 

Aurélie Dupont, Jiří Bubeníček. En voyant cette distribution, j’ai failli m’étrangler. Puis comme cela devait sûrement être très complet, j’ai eu envie d’étrangler quelqu’un pour récupérer sa place. J’aurais plaidé le crime passionnel. Quand j’ai appris que Palpatine avait une place pour cette distribution de rêve, je me suis limitée à une crise de jalousie (il allait voir Aurélie – quand il ne s’y rendait que pour Mathilde), me disant qu’on ne tue pas à la légère sa poule aux œufs d’or. Grand bien m’en a pris, parce qu’il a invoqué B#5, qui, avec ses grands yeux et son visage calme, a tout d’une bonne fée. Elle m’a dégotée un fond de loge de face et, coup de chance, ma voisine devant rester debout pour filmer (pratique normalement interdite, mais commandée ici par les danseurs aux-mêmes, pour pouvoir retravailler ensuite à partir de l’enregistrement), j’ai pu me décaler au milieu des deux rangs de deux fauteuils. Très exactement au milieu de la scène, visible dans toute sa largeur (et pour la profondeur et les sourires ou les regards qui menaçaient de s’y perdre, j’avais mes jumelles). Une bonne fée. Sortie de cours à 19h, je n’ai plus eu qu’à prendre le métro (j’étais tellement obnubilée par l’idée de me dépêcher que j’ai passé mon trajet habituel en accéléré, et pris le métro en sens inverse), et à rembourser ma bienfaitrice – manque de chance, elle n’avait pas de monnaie, j’ai été obligée d’acheter le programme pour avoir le compte rond. Le rayon de ma bibliothèque, qui leur est réservé, est complet, je sais bien, mais c’était un cas de force majeure.

 

J’avais déjà vu ce ballet de Neumeier. Il avait fallu supplier le guichetier de me vendre une place -sans visibilité, vous n’allez pas voir, c’est aux stalles, le poulailler de côté, n’importe je prends, donnez-moi, je vous dis- et je n’ai pas regretté mon torticolis (soulagé par un replacement au deuxième acte – initié par ma mère, il faut bien le préciser, au vu de mes pauvres performances de ninja). J’y avais découvert Aurélie Dupont – ma mère aussi, qui de ce jour n’a plus douté du caractère dramatique de la danse ; des gestes si évidemment significatifs qu’on aurait cru du théâtre. Du flux de conscience en mouvement, en somme.

Cette petite analepse devrait faire comprendre l’hystérie de départ. Ajoutez à cela la perspective de revoir Jiří Bubeníček qui avait dansé cet été, au gala de Roberto, à Florence, un duo sublime avec son frère jumeau… C’est tout de même autre chose que Mathieu Ganio, qui aurait presque rendu le spectateur (de mauvaise foi – moi, par exemple) heureux que Marguerite renonce à Armand.

 

 

Éclosion

 

Le ballet est tiré du roman de Dumas, que je n’ai toujours pas lu. Je n’avais par conséquent qu’un vague souvenir de l’histoire, un amour rendu impossible par la condition de courtisane de la dame, qui finissait par mourir – de langueur, de tuberculose, c’est tout un. Lire le programme au lieu de s’amuser de la coïncidence qui nous rendait visiblement assortis, Palpatine et moi – ma chemise et mes collants rouges collaient à son nouveau chapeau, et plus encore, à ses lacets (ça crée des liens) ; performance déjà réalisée sans concertation en violet, mais plus inattendue encore en rouge, compte-tenu de nos garde-robes respectives- m’aurait permis de comprendre que la scène initiale que j’avais prise pour une prolepse était en réalité le point d’ancrage d’une narration toute en flash-back. Ce qui explique pourquoi monsieur Duval est resté posé sur sa chaise en avant-scène une bonne partie du spectacle, destinataire de l’histoire qui n’en devient un personnage qu’à un seul moment, lorsqu’il se souvient être allé demander à Marguerite de cesser tout contact avec son fils (pour son bien, évidemment – quelle nuisance que la réputation), ne se doutant pas alors quel amour véritable il détruisait. Hop, ma cocotte, bas les pattes, reprends ta vie de courtisane, des rivières de diamants, un amant grisonnant.

 

 

Le parallèle de l’histoire de Marguerite et Armand avec celle de Manon et des Grieux est intégré sous forme de mise en abyme (non, ne partez pas !) qui, comme toute mise en abyme digne de ce nom, donne lieu à des perturbations entre le récit enchâssé et son cadre (à la fin du ballet, retour de Manon et des Grieux comme spectres et non plus comme acteurs/danseurs), qui irriguent de sens l’histoire principale (identification de Marguerite à Manon, d’Armand à des Grieux, lors d’une rencontre en miroir, à l’avant-scène). Cet écho au roman de l’Abbé Prévost accompagne le couple de la dame aux camélias ; par sa préfiguration du dénouement tragique, il renforce l’effet de prédestination créé par le récit rétrospectif. L’héroïne est déjà morte avant d’être apparue, en témoigne son portrait, jeu d’absence et de présence, posé sur scène avant que ne débute le spectacle. « Avant le lever du rideau », n’en déplaise aux adeptes du style substantif, n’est pas possible puisque la scène s’offre au regard du spectateur dès son entrée dans la salle.

Tout commence lorsque tout finit, que les acheteurs potentiels inspectent le mobilier de la défunte, et que les déménageurs roulent les tapis et partent avec sous le bras, soulèvent, déplacent, emportent ce qu’il reste. Le décor n’est pas planté, mais le ton est donné, déliquescence d’une histoire et d’une vie jusqu’à la mort, vécue chaque instant sous le mode de la nostalgie, dans l’horizon d’une perte irrémédiable qui ne peut manquer de se produire (dans le récit) puisqu’elle a toujours déjà eu lieu (dans l’histoire). [Le séminaire sur la « mise en intrigue » me met les neurones en vrac, vous risquez de croiser beaucoup de « récit », de « sens » et de « signification », ici, qui n’en auront peut-être pas toujours beaucoup.] Anouilh avait raison, le vrai suspens, c’est de connaître la fin – il n’y a qu’à partir de là que se construit le sens, suspendu à la forme de l’œuvre – dans le cas de la danse, suspendus aux gestes comme l’on peut être pendu à des lèvres. On croirait les entendre parler, Armand et Marguerite, tant leur intériorité est extériorisée avec finesse. Transposition délicate, pourtant, où se perd souvent l’imperceptible de la nuance.


Avec Manuel Legris – impo
ssible de trouver des photos avec Bubenicek.

 

 

Floraison

 

Aurélie Dupont. J’en ai assez de recommencer à chaque fois, allez donc la voir danser. Il n’y a qu’elle qui puisse me fasciner même immobile, d’un regard, alors qu’on danse plus près, sur scène, qu’on s’agite, loin d’elle. Cela n’a rien à voir avec une quelconque beauté plastique, une séduction facile et affichée (ce qui fait tout le charme d’une Mathilde Froustey, par exemple – je vais voir s’il a lu, tiens). Bien sûr il y a les robes, lourdes, qui dénudent les épaules… mais. Un geste seul suffit : la main puis le bras qui descend le long du corps, par la main, ni ouverte, ni serrée, qui ne retient rien qu’un souvenir, laisse glisser entre ses doigts, comme les cheveux entre les dents du peigne, laisse glisser la retenue à ses pieds, se dévêtit de l’espoir, à main nue, les doigts repliés, la main dénouée, et le bras lentement.


Hors contexte, mais une petite photo tout de même.

 

Jiří Bubeníček (*tchèque power*) a une sensibilité assez proche de sa partenaire, un peu la même façon de tenir les arabesques dans la déséquilibre. S’il était un mouvement, il serait l’homme prostré, prosterné, consterné, au sol, à genoux, dos arrondi, les bras projetés encore en avant, quoique posés au sol, suspendus par ces mêmes mains, dans l’ébauche de la femme saisie ou échappée. Ou cette contraction des bras, qui ne lui en tombent pas, mais dont l’élan se brise, ramenés aux côtes par des coudes assassins, à la réception des sauts.

L’un avec l’autre sont encore mieux que l’un et l’autre. Silhouettes harmonieuses ensemble, quoique un peu atypique l’une comme l’autre, elles se dessinent sous la même impulsion du mouvement. Ils dansent intensément – loin d’être une crispation, la tension1 est chez eux retenue. Du geste, juste. De l’émotion, pudique.

Retenue. Alors que. La Dame aux camélias pourrait être facilement dégoulinante, pleine d’abandons, d’effusions de larme ou de passion, de sentiment dans tous les sens, mais sans grande signification autre que l’exaltation du lyrisme. C’est pour cela que je crains un peu de voir Isabelle Ciaravola dans le rôle (enfin je crains… sans billet, en même temps, il n’y a pas grand risque ni grande chance) ; d’après son rôle de Manon, tout indique qu’elle serait sublime, éthérée, infinie comme ses jambes, d’une fluidité sans heurt… Mais justement : si elle sera (est, dans Manon) « assez souple […] pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie», je doute qu’elle soit « assez heurtée pour s’adapter […] aux soubresauts de la conscience », ce dans quoi Aurélie Dupont excelle en toute simplicité. Il n’en demeure pas moins que le rôle de Manon lui convient parfaitement, qu’elle peut dans le cadre du théâtre en abyme donner cette quintessence du mouvement, trop pure pour m’enivrer, mais belle néanmoins. Je serais peut-être surprise, comme par ce geste au dernier acte, où Manon, terrible, écarte des deux mains dilatées le voile qui masque le futur de Marguerite.

 

 

Je veux être fascinée. Tension, retenue, densité. Le soucit pour seule émotion, pièce maîtresse de toutes les autres. Et, comme le faisait remarquer le programme à propos de la musique de Chopin, Aurélie Dupont échappe à toutes les catégories – non pas au-delà, dans un idéal romantique, mais entre, toujours à côté de ce qu’on attendrait, à louvoyer. Pas un peu de tout en alternance, il ne s’agit pas d’une recette de cuisine ; elle est pleinement chaque qualificatif, et en même temps, ou passe si rapidement de l’un à l’autre que c’est tout comme.

J’en oublierais les autres, que l’on rassemblera en bouquet : Mathilde Froustey, pimpante et aguichante à souhait en Olympia, Ludmila Pagliero, à regret (cela s’appelle pécher par excès de Prudence) ; lors de la partie de campagne, le charmant joueur de jockey, qui en plus de m’avoir fait rire par son esprit cravache, pardon, bravache mais jamais potache était tout à fait à mon goût (qui était-ce, diable ?) ; en père d’Armand, Michaël Denard, formidable carrure artistique, dont la résistance exacerbait celle d’Aurélie Dupont et d’un même mouvement contraignait celle de Marguerite (qui évidemment obtempère pour le bien de son aimé – la contradiction entre sacrifice et bonheur ne choque-t-elle donc personne ?) à se rendre, à abandonner après s’être abandonnée. Complétés par Vincent Chaillet en Gaston Rieux, Eric Monin en duc, Simon Valastro en duc, Béatrice Martel en Nanine, et Isabelle Ciaravola et Jérémie Belingard (rien à faire, je le confonds toujours avec Stephane Bullion) en Manon et Des Grieux.

Je ne sais pas si les tentures des loges étouffent le son, mais j’ai trouvé que les applaudissements manquaient d’éclat pour une soirée qui en avait tant. On remerciera également le public de ne pas même saisir les nombreuses occasions offertes par notre héroïne tuberculeuse pour tousser au moment opportun et faire la bande-son.

 

 

 

Fanaison

 

 

Après le spectacle, B#4 (non, je ne me suis pas trompée de numéro, c’était rassemblement de balletomanes à l’entracte – dans l’immédiat, ça donnait un concours d’onomatopées : – waw – pfff -ralala – oui, c’est exactement le terme – ce n’est pas le même ballet que j’ai vu, etc.) et Palpatine ont voulu groupiser (verbe-valise signifiait faire la groupie), et nous sommes donc allés attendre à la sortie des artistes.

Mathilde s’est fait sauter dessus par Palpatine (chastement, au grand regret de ce dernier) qui a récolté « pleins de bisous ». « Pour Palaptine », parce qu’elle a demandé « c’est pour qui? », et l’intéressé, comme un gamin caché sous la table pour attribuer les parts de galette des rois en bonne et due forme hasardeuse, a répondu « c’est pour Palpatine! ».

Puis les stars arrivent au compte-goutte, et d’abord Isabelle Ciaravola, divine diva avec une grande gerbe de lys – ça colle tout à fait à l’étoile, je trouve- les traits du visage beaucoup plus marqués que je ne l’aurais cru, mais belle, précisément (LA preuve qu’il faut nous foutre la paix
avec les antirides). Puis Michael Denard, qu’une habituée a trouvé « encore mieux » que les jours précédents, mais c’est normal, l’interprétation n’est jamais la même selon les partenaires avec lesquels on danse, c’est comme les mots qui « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux », sous la rampe. Et vu que là, c’était Aurélie Dupont, il est donc tout à fait normal que tout le monde ait été « beaucoup mieux », quelques aient été les points de comparaison.

A ce point, je constate que, décidément, je n’ai pas l’âme d’une groupie. Palpatine et B#4 m’amusent à parler choix de stylo et technique de séchage. Rien à faire d’une signature, à la limite, elles dégradent les photos. Je range donc mon programme et mes stylos dans mon sac, cesse de me sentir idiote ; et lorsque Aurélie Dupont, apparue, est retenue par Palpatine, je la regarde benoîtement (ou béatement, si l’on désactive le mode *autodérision *), bien calée dans mon coin de marches. Le seul geste qui conviendrait -mais inconvenant hors-scène-  serait de reprendre celui du son personnage, que j’ai essayé de décrire un peu plus haut, et qui signifierait quelque chose comme la parole volontairement tue, les armes de la conversation baissées, les mots qui s’effacent devant la reconnaissance du geste, l’admiration pour une métamorphose qui n’est ni le personnage ni vraiment l’artiste. Un sourire qui ne montre pas les dents. Qui germe et ne fleurit pas. Aurélie. Un grand groupe d’amis l’attend, elle est épuisée et souriante, radieuse de fatigue. Signe et s’éclipse. L’invité d’honneur ne se montrera pas, sûrement retenu au dîner de l’arop. Hop, le métro.

 

 

 

 

1A propos du mime dans Macbeth, C. m’a raconté que ses cours de théâtre en comportait et que tout résidait dans la tension, consistait en la création d’une résistance. L’intention est dynamique, pas visuelle.

Béjart, vous avez dit Béjart ?

Nom de nom ! La compilation de L’Amour, la Danse, le Boléro et quelques vidéos youtube m’avaient fait associer à Béjart une danse pleine de vitalité –énergie et humour compris-, dont l’évidence expressive ne gâchait en rien l’intensité. Une danse qui, pour intelligente qu’elle était ne tombait pas dans l’intellectualisme abstrait et quelque peu aride auquel il m’a semblé assister à l’Opéra. Malgré (à cause ?) des pièces de plus en plus grandes (longues ?), la soirée a été decrescendo : autant j’ai adoré la première pièce, apprécié la deuxième, autant la troisième m’a laissée sur ma faim (de lion) et j’ai réussi à me demander si je mangerais des frites avec l’hypothétique steak tartare que j’envisageais de prendre ensuite, mais avec toutes les Kartoffel que j’ai ingurgité ces derniers temps, la salade serait bienvenue… ce qui est tout le même le mauvais indice de ce que je commençais à trouver le temps long.

 

Dissonance à trois

1 cercle de lumière assez large mais ténu enserre trois chaises et exclut de sa surface une porte de sortie. Pas d’issue de secours hors de ce cercle vicieux, c’est bien à un huis-clos que l’on assiste, conformément à la pièce de Sartre dont Sonate à trois se veut l’adaptation. Et c’est effectivement une belle transposition de cet enfer glacial. (Avec le film de Lelouche qui se clôt sur le Boléro de Ravel et Béjart, on retrouvera aisément la formule sartrienne dans son ensemble). Barjo sur du Bartók.

2 femmes en robes à manches longues, simples, uniformément rouge pour Kateryna Shalkina, verte pour Elisabet Ros sont recroquevillées sur leur chaise. Un homme en noir, Domenico Levrè, presque invisible dans la demi-obscurité du début, vient compléter le triangle, déjà déséquilibré dans sa distribution des genres (un couple à l’avant, une femme isolée à l’arrière).

3 loin d’être le symbole d’une harmonie divine, est le chiffre des emmerdes : ça commence avec la sainte-trinité et ça se termine avec le vaudeville. Cette dernière perspective serait bien commode : il suffirait de dire que la femme verte l’est de jalousie dans la mesure où c’est elle, l’inévitable laissée pour compte de tout trio. D’une part, elle ne l’est pas forcément de la personne que l’on attendrait, s’il est vrai que, à plusieurs reprises, elle prend le visage de la femme en rouge dans ses mains caressantes (la gueule et le dos –ce dos !- d’Elisabet Ros, presque androgyne, pour peu que l’on accepte d’utiliser l’adjectif pour une femme et de le faire dériver vers la virilité, se prêtent à l’équivocité) ; d’autre part, elle ne cherche pas à dissoudre pour le reformer à partir d’elle un couple qui n’en est pas un. L’homme repousse plusieurs fois, et violemment, la femme rouge et s’ils s’obstinent à demeurer ensemble, c’est davantage pour se rassurer par l’image de la conformité à une relation (une femme un peu coquette –main-miroir-, un homme fort avec elle) qu’en raison d’un quelconque attrait. La mauvaise fée verte, un poison, ne cesse de les séparer : trop facile de jouer le jeu de la passion, même quand on est une peste qui fait voir rouge, même quand on est un homme violent et lâche. Elle ne les jalouse pas, elle veut les détruire.

Dissonance entre trois êtres qui ne peuvent ni se supporter ni se passer les uns des autres (après que l’homme a tambouriné vainement à la porte, elle finit par s’ouvrir, mais lui ne veut plus partir (battu) car les deux femmes le lui ordonnent), le ballet transpose parfaitement l’inextricable situation de la pièce de Sartre. Pour ce que je m’en souviens – je ne me rappelle plus des chefs d’incriminations contre chacune de ces médiocres pourritures, trop glaciales pour brûler dans des enfers grandioses, mais au final, cela a bien peu d’importance (Victor Hugo n’a-t-il pas choisi de passer sous silence le crime de son condamné ?) comparé à l’insoutenable coexistence sous laquelle s’étranglent les trois personnages. La jalousie ou le désir de possession insatisfait sont beaucoup trop faibles pour rendre compte de ce qui se trame parmi ce trio proprement infernal : sans cesse épié, épiant et suspect, chacun des trois personnages est limité par le regard de l’autre, qui le renvoie toujours à son propre échec, lui refuse tout progrès et par là même, tout espoir de rédemption. Repli sur soi brisé de brèves et brusques saillies, duo de pirouettes menaçantes arrêtées comme un refus, manèges d’enfermement… c’est un heurt éternel au regard de l’autre qui vous réduit à ce que vous ne voulez pas être, vous confine à ce que vous avez été et n’êtes plus et vous interdit donc d’être – ce n’est plus une vie : les trois personnages chosifiés ne survivent plus que par le désir de se détruire (et devenir, vivre enfin).


Webern aux puces V

De même que le piano était sur scène dans le Duo Concertant de Balanchine, un quator de musiciens joue la musique de Webern (opus V) directement sur scène, à côté d’un couple de danseur qui les ignorera durant les 11 minutes que dure le pas de deux. Paul Knobloch est en blanc, Daria Ivanova en tunique et collants noirs ; la chorégraphie est tout aussi épurée, jamais tout à fait classique pour autant. En bric à brac, le flâneur trouvera : bras arrondis à l’inverse comme le zigouigoui d’un violon à l’horizontale (ah ! voilà la preuve que je ne suis pas désarticulée, comme me l’ont suggéré les filles parce que ce mouvement que je leur ai collé à la fin du Vivaldi leur déboîtait les épaules), pieds flex par-ci, par-là, attitudes étirées (mais pas à la russe, en scorpion)… Quand on y pense, l’attitude est un pas sous-estimé, auquel on préfère souvent l’arabesque, mais dont ce ballet découvre les potentialités.

Ce qui m’a proprement fasciné, c’est le début (et la fin
–identique) : le rideau se lève sur un équilibre attitude. De profil, Daria Ivanova fait face à son partenaire qui la soutient, tout aussi immobile. Les danseurs n’ont pas été annoncés par une entrée, mais ils n’attendent pas non plus de s’animer, ne sont pas figés dans une pose antérieure au mouvement. L’attitude. Quoiqu’immobiles, ils sont déjà danseurs. En pause, mais déjà là, sans pour autant que le ballet démarre in media res : la scène est suspendue, l’introduction, décentrée. La fin, enlevée, perdue dans la stabilité du même équilibre.


Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Dialogue de l’ombre double, de sourd aussi, aurait-on pu ajouter. On retrouve Kateryna Shalkina en combishort bleu, on découvre avec non moins de plaisir Oscar Chacon, en combishort rouge (ou l’inverse, je ne sais plus, ils échangent de toutes façons à un moment donné), coupe de cheveux et démarche à la Jason Reilly. Ils sont très bons tous deux, plein d’humour dans leurs gestes enjoués, mais leurs petits mouvements de bras (*qui moi ? oui toi*) battent en vain une mayonnaise qui ne prend pas.

Deux draps recouvrent des formes. Avec les lumières en arc-de-cercle côté cour (et la visite récente d’une crypte au Dom de Berlin), je penche pour des mini-sarcophages dans une crypte. Je sens déjà mon erreur quand un arc-de-cercle complémentaire s’allume côté jardin et qu’entrent en piste, dévoilé par la danseur-prestidigitateur, deux lions. Même qu’ils sont mécaniques et que celui de gauche hochait la tête et remuait la queue, avec peu près autant de grâce qu’une poupée qui cligne des yeux. Bref, je vous renvoie au titre de ce paragraphe, je n’ai trouvé de piste convaincante.

 

Sans marteau ni tête

Il n’y a qu’une chose sans queue ni tête, qui soit bonne : c’est le poisson. Comme principe chorégraphique, ça marche nettement moins bien. La musique de Boulez est intenable, non pas parce qu’elle serait bruyante (je peux même aimer la machine à écrire pourvu qu’il y ait un rythme) mais à cause de ses sons trop décousus pour former vraiment une musique. Par-dessus, la chorégraphie peine à trouver une cohérence. Sûrement, je n’ai pas les références adéquates. Je me suis évertuée à retrouver le nom du philosophe qui avait pondu la formule du « marteau sans maître ». Je savais qu’il y avait un H quelque part et je butais sur Husserl en sachant bien que ce n’était pas de lui. Le Vates soumis à la question ce matin, pas encore huit heures : Heidegger, mais c’est bien sûr ! Rien de plus agaçant que de ne pas réussir à cracher ce que vous avez sur le bout de la langue. Cela ne m’avance à rien, cela dit, je ne l’ai pas plus lu que le recueil éponyme de René Char. Toujours est-il que si Sonate à trois pouvait s’apprécier sans rien connaître de la pièce de Sartre (et il me semble qu’une œuvre devrait toujours pouvoir être appréhendée de façon autonome, même si on gagne en richesse et complexité à la confronter à d’autres), le Marteau sans maître reste sans disciple chez le novice.

Ce n’est pas qu’on ait nécessairement besoin d’une histoire (la story ou l’argument, de l’ordre de la pantomime, entrave souvent le propos chorégraphique et, inversement, la danse d’un Balanchine est une belle preuve a contrario de ce que la danse peut être abstraite sans tomber dans l’hermétisme), mais d’une cohérence, d’une construction, d’une forme qui soit d’emblée significative. Des mouvements épuisants, des personnages en noir qui viennent contraindre, ligoter, immobiliser les danseurs (bel effet visuel, leurs mains noires font de redoutables fers, leurs bras, des garrots serrés) et apportent sur scène Elisabet Ros, en jaune comme la Mort qui accompagne le jeune homme chez Roland Petit… Je ne sais pas qui est censé être marteau sur le plateau ; en revanche, pour l’absence de maître (chef et tête), c’est très crédible, on se passe le relai pour mener la danse et chaque meneur rentre ensuite dans le rang ordonné par les silhouettes noires.

Si le marteau sans maître est bien une critique de la technique, le Marteau sans maître est effectivement une belle illustration du danger de la technique (de la danse) qui nous échappe : des mouvements potentiellement artistiques perçus comme mécaniques au milieu d’une chorégraphie qui s’emballe bien plus qu’elle n’emballe le public. Près de quarante minutes sans maître, c’est à vous rendre marteau.

Mitigée au final, j’ai fait bien attention à ne pas rouvrir les gerçures de mes mains en applaudissant trop fort. Bizarre, vous aviez dit Béjart ?