Gaga au Venezuela

Je mets un certain temps à comprendre pourquoi ce Venezuela d’Ohad Naharin ne résonne pas en moi : à quelques trop rares mesures près, la danse entretient un lien pour le moins désinvolte avec la musique ; ça passe derrière (la bande-son), ça passe devant (les mouvements)… Il me faut faire des efforts d’attention pour que ça ne me passe pas par-dessus, et me boucher les oreilles à certaines occasions (le spectacle devrait être sponsorisé par les écouteurs Bose).

Mais une fois encore, les danseurs de la Batsheva Dance Company sont dingues à observer, avec cette inversion inhabituelle : les filles sont d’abord puissantes, les garçons d’abord sensuels. Billy Barry en particulier est fascinant en danseur de salsa désarticulé, jambes maigres qui tricotent sévères, torse ondulant au mépris de toute colonne vertébrale. Mais chacun a son mode d’être, de fascination, par exemple Matan Cohen à l’aplomb rock, version brune du chanteur Sting ;  Hugo Marmelada, une douceur à la Gaspard Ulliel. La puissance dégagée par les filles est phénoménale ; leur présence est un festin anthropophage, je m’en gave lorsqu’elles se laissent conduire à dos d’homme, de l’avant à l’arrière scène, de l’arrière-scène à l’avant scène, pendant une éternité qui s’abolit dans la fascination, comme un moment d’absence devant un feu d cheminée (alors qu’on ne se dit jamais qu’on va mater un feu de cheminée).

Dans l’instant, les filles à califourchon sur les garçons à quatre pattes, c’est un peu facile, un peu ridicule ; puis ça traîne, le temps et les jambes, de part et d’autres, et de ces femmes à dos d’homme, on voit surgir des images étranges, l’insecte à deux têtes se superposant aux reines égyptiennes ou indiennes, à dos de chameau ou d’éléphant, la démarche féline des montures se répercutant sur les corps souples. Mon regard passe de l’une à l’autre, sans que je me décide sur qui fixer : l’amazone à la robe asymétrique et la présence brute (Maayan Sheinfeld) ? la garçonne sans décolleté, robe droite, cheveux ras, qui a la force de ses bottes (Hani Sirkis) ? l’aventurière à natte, simple et franche (Yael Ben Ezer) ? Toujours autant de modes de puissance que d’interprètes. On a l’occasion de le vérifier lorsque le spectacle reboote, les mêmes mouvements repris par les mêmes danseurs dans une distribution différente.

Incrédule, je me demande quand cela la chorégraphie va être interrompue ou diverger : après les grandes enjambées qui donnent l’impression qu’un sac de balles rebondissantes a été versé sur scène ? après le duo de rap au micro ! après les allées et venues orientalisantes à dos d’homme ? Et cela continue, implacablement, le spectacle entier est bissé. J’assiste à la reprise des séquences dans un mélange d’incrédulité dubitative (le chorégraphe s’offre du sens à peu de frais, usant de ce que, repris, un pas totalement gratuit prend des airs de nécessité) et de stupeur admirative : il faut oser – donner tout à revoir et d’une certaine manière à voir, puisque sachant à quoi s’attendre, on sait où placer le regard, quel interprète suivre, quel détail rattraper (j’arrive enfin à anticiper le sursaut arythmique des montures dans le passage à dos d’homme). La seule différence vient de ce que les morceaux de tissu blancs, qui étaient battus sur le sol puis jetés en linceul sur le corps d’un homme allongé à la première occurrence, sont remplacés par des drapeaux à la seconde. Je n’ai pas repéré celui du Venezuela, mais j’imagine que le titre de la pièce vient de là.

Mamootot

Balbutier le gaga

Sur les cinq spectacles d’Ohad Naharin présentés à Paris en ce mois d’octobre, j’en aurai vu quatre : Mamootot, Venezuela et Sedah21 à Chaillot par la Batsheva Dance Company ; Decadanse à Garnier (ne me manque que Décalé, une version de Decadanse compatible jeune public à Chaillot). Il fallait bien ça pour rattraper cette lacune : je n’avais jamais vu une seule pièce du chorégraphe « en vrai » – l’enthousiasme monté en neige par le documentaire de Tomer Heymann. Je crois avoir été un peu déçue par les chorégraphies : l’unité de chaque spectacle s’efface derrière leur gestuelle commune, celui-là semblant un prétexte à celle-ci. Heureusement, la gestuelle gaga est fascinante à observer en elle-même : le regard du spectateur part en syncope avec le corps du danseur, qui s’en trouve remodelé ; pendant Mamootot, je me suis surprise à penser que les fesses sont une magnifique partie du corps, moi qui y ai toujours été relativement indifférente, sur moi comme sur le sexe opposé. Surtout, la gestuelle gaga confère aux danseurs une étonnante puissance et singularité : les secousses qui les agitent semblent dessiner le relevé sismographique de leur personnalité. C’est ce qui rend les spectacles de la Bastheva company si intenses, malgré leur structure pas toujours évidente ; on ne voit plus des danseurs mais des individualités, aux contours très marqués (étonnamment forts pour des personnes si jeunes), qui ne s’adoucissent qu’aux saluts, lorsqu’on leur découvre une manière moins frontale, plus souriante d’être en scène.

Chasser le mammouth

Photo de Gadi Dagon

Les gradins de quelques rangées seulement, disposés de plein-pied autour d’un espace nu qu’ils délimitent comme scène, font de Mamootot moins un spectacle qu’une performance. On est là avec les danseurs comme en studio, si près qu’on voit les paupières battre, la sueur dégueulasser l’épais maquillage blanc, jusqu’aux tatouages et aux poils (y compris d’une danseuse – je me suis sentie moins seule). Mais surtout, sans rampe pour les aveugler, les danseurs nous voient ; plus étrange encore : ils nous regardent, passent au ralenti devant nous, scrutent les rangées de spectateurs laissés à leur merci par les lumières allumées.

Lorsque le spectacle est déjà bien avancé, ils tendent la main à quelques spectateurs, dont je fais partie, et sans trop savoir ce qu’on fait, on prend la main, on la serre, les yeux dans les yeux, inconnus ; c’est intense et ça n’est rien, ça n’a pas de sens sinon de rejouer un lien primal, pré-social, où sans code sans sourire on hésite, on se jauge et se lance peut-être, comprenant peu à peu que notre réaction définit en grande partie celle d’en face. C’est un peu bête mais aussi perturbant, un peu, et j’essaye ensuite, du blanc et de la sueur dans la paume, de ne pas penser aux autres mains pas forcément propres serrées avant ; je garde à l’esprit cette main morte jusqu’à chez moi, mon lavabo, et retrouve dans cette hantise éphémère du microbe la trace d’une peur primale de l’autre, inconnu, dont on se défie.

Dans ces instants, Mamootot rejoue symboliquement le face-à-face sans garantie, où l’on ne sait si l’on se trouve face à un chasseur ou à un mammouth ami. À d’autres, chacun vit sa vie, les danseurs comme individus ou comme groupe, coulés dans le même corps d’un costume unisexe, bleu-gris de travail farineux, version combishort. Ce n’est pas seyant, et ça tombe bien : la gestuelle gaga n’est pas là pour séduire. Elle fascine, comme le prédateur fascine sa proie pour mieux l’attraper ; on est subjugué par la force brute qui s’en dégage et nous cloue là sur place, impuissants devant les rages collectives, les syncopes individuelles, une traversée d’ondulations langoureuses, des frappes en groupe, la scène vidée par les danseurs assis parmi le premier rang de spectateurs, et même la nudité. Encore le coup de la nudité, on se dit ; et ça marche encore une fois. Le malaise, si proche, s’oublie lorsque le danseur continue de danser comme si de rien n’était ; bientôt, on ne remarque plus l’inévitable organe qui vit sa vie. Si on continue de scruter, ce sont uniquement les tatouages, nombreux, qu’on essaye de deviner : un signe de Nike sur la cuisse et quoi ? une bizarre étendue géométrique sur les côtes, une ville, un pays ? Au final, on ne sait pas trop ce qu’on a vu, mais on s’est senti vu, et c’est assez rare, assez bizarre pour plaire et déranger.