Jamais 3 sans 21

Sadeh21 représente mon quatrième et dernier spectacle d’Ohad Naharin en ce mois d’octobre ; j’ai fait le tour de ma fascination pour le chorégraphe. Le documentaire à travers lequel je l’ai découvert le montrait exigeant sur la qualité du mouvement, attentif à donner du poids aux gestes ; j’imaginais : du sens. J’ai compris ce mois-ci que cela ne présageait pas de la capacité à structurer la danse à plus grande échelle. Ohad Naharin a inventé une technique d’une expressivité folle, mais n’exprime finalement pas grand-chose avec. Ces quatre spectacles me donnent l’impression qu’en avoir vu un, c’est les avoir tous vous (sans même parler de l’auto-recyclage ; on retrouve dans Sadeh21 la marche « fourmiz » de Decadanse, mais la pièce se présentant comme un best-of, c’est de bonne guerre). Le rapport à la musique surtout me gêne ; dans Sadeh21, encore une fois, le mouvement entretient peu voire pas de lien avec la musique, pur fond sonore.

Ce qui renouvelait l’intérêt, c’est le changement des danseurs : la pièce est présentée par le Young Ensemble, la compagnie junior adossée à la Batsheva. Surprise : les danseurs ne sont pas beaucoup plus jeunes que ceux de la compagnie principale (à moins que ce ne soient ceux de la compagnie principale qui ne soient pas beaucoup plus vieux que les juniors), et ils n’ont rien à leur envier. Je m’attendais à moins d’aplomb ou quelque maladresse ; il n’en est rien. Les caractères sont là aussi bien trempés. S’il fallait vraiment chercher une différence d’une compagnie à l’autre, ce serait dans la densité de présence dans les moments où ils dansent a minima ou pas du tout (ce qui ne dure jamais)… et encore ! En cherchant à élucider le titre de la pièce (j’imaginais sadeh comme verset), j’ai découvert qu’il s’agit d’une fête pour fêter l’apparition du feu – et les danseurs l’ont, ce feu !

On est un peu triste de les quitter à la fin, d’autant que le tableau final est l’un de ces éclairs de génie qui traversent les pièces sans les structurer mais en les illuminant tout de même. Un danseur apparaît sur le mur en fond de scène et, sans qu’on s’y attende, se laisse tomber en arrière, provoquant la même fascination qu’Aurélien Bory. À ceci près qu’il n’y a pas de trampoline et que les danseurs semblent soudain légion : ils ne cessent de monter à l’assaut du mur, et de tomber. Ils tombent de toutes les manières possibles entre vivre et mourir : en arrière sans bouger, comme un astronaute se laissant glisser dans l’espace ; en avant sans se débattre, dans un suicide impassible ; membres épars, comme des adolescents qui plongeraient en bande depuis une falaise, ou jambes et bras repliés, pour une bombe dans une piscine ; et plus angoissant, les épaules et les genoux qui cèdent en rafale, comme si le danseur venait de se prendre une balle dans le dos. Ils ne viennent pas saluer. Des noms défilent, vidéoprojetés, comme le générique à la fin d’un film, bientôt trop nombreux pour ne désigner que les danseurs ou même l’ensemble de l’équipe technique. J’ai dû louper les lignes initiales signalant de quel hommage, quelles victimes il s’agit là.

Gaga au Venezuela

Je mets un certain temps à comprendre pourquoi ce Venezuela d’Ohad Naharin ne résonne pas en moi : à quelques trop rares mesures près, la danse entretient un lien pour le moins désinvolte avec la musique ; ça passe derrière (la bande-son), ça passe devant (les mouvements)… Il me faut faire des efforts d’attention pour que ça ne me passe pas par-dessus, et me boucher les oreilles à certaines occasions (le spectacle devrait être sponsorisé par les écouteurs Bose).

Mais une fois encore, les danseurs de la Batsheva Dance Company sont dingues à observer, avec cette inversion inhabituelle : les filles sont d’abord puissantes, les garçons d’abord sensuels. Billy Barry en particulier est fascinant en danseur de salsa désarticulé, jambes maigres qui tricotent sévères, torse ondulant au mépris de toute colonne vertébrale. Mais chacun a son mode d’être, de fascination, par exemple Matan Cohen à l’aplomb rock, version brune du chanteur Sting ;  Hugo Marmelada, une douceur à la Gaspard Ulliel. La puissance dégagée par les filles est phénoménale ; leur présence est un festin anthropophage, je m’en gave lorsqu’elles se laissent conduire à dos d’homme, de l’avant à l’arrière scène, de l’arrière-scène à l’avant scène, pendant une éternité qui s’abolit dans la fascination, comme un moment d’absence devant un feu d cheminée (alors qu’on ne se dit jamais qu’on va mater un feu de cheminée).

Dans l’instant, les filles à califourchon sur les garçons à quatre pattes, c’est un peu facile, un peu ridicule ; puis ça traîne, le temps et les jambes, de part et d’autres, et de ces femmes à dos d’homme, on voit surgir des images étranges, l’insecte à deux têtes se superposant aux reines égyptiennes ou indiennes, à dos de chameau ou d’éléphant, la démarche féline des montures se répercutant sur les corps souples. Mon regard passe de l’une à l’autre, sans que je me décide sur qui fixer : l’amazone à la robe asymétrique et la présence brute (Maayan Sheinfeld) ? la garçonne sans décolleté, robe droite, cheveux ras, qui a la force de ses bottes (Hani Sirkis) ? l’aventurière à natte, simple et franche (Yael Ben Ezer) ? Toujours autant de modes de puissance que d’interprètes. On a l’occasion de le vérifier lorsque le spectacle reboote, les mêmes mouvements repris par les mêmes danseurs dans une distribution différente.

Incrédule, je me demande quand cela la chorégraphie va être interrompue ou diverger : après les grandes enjambées qui donnent l’impression qu’un sac de balles rebondissantes a été versé sur scène ? après le duo de rap au micro ! après les allées et venues orientalisantes à dos d’homme ? Et cela continue, implacablement, le spectacle entier est bissé. J’assiste à la reprise des séquences dans un mélange d’incrédulité dubitative (le chorégraphe s’offre du sens à peu de frais, usant de ce que, repris, un pas totalement gratuit prend des airs de nécessité) et de stupeur admirative : il faut oser – donner tout à revoir et d’une certaine manière à voir, puisque sachant à quoi s’attendre, on sait où placer le regard, quel interprète suivre, quel détail rattraper (j’arrive enfin à anticiper le sursaut arythmique des montures dans le passage à dos d’homme). La seule différence vient de ce que les morceaux de tissu blancs, qui étaient battus sur le sol puis jetés en linceul sur le corps d’un homme allongé à la première occurrence, sont remplacés par des drapeaux à la seconde. Je n’ai pas repéré celui du Venezuela, mais j’imagine que le titre de la pièce vient de là.