Une bande-dessinée sur les sœurs Brontë avec de telles couleurs, je ne pouvais pas ne pas l’emprunter ! Pauline Spucches retrace dans une lande fauve le destin jalonné par la mort des trois romancières, et notamment d’Anne, souvent moins valorisée que ses sœurs.
De fait, j’ai lu Emily (Wuthering Heights) et Charlotte (Jane Eyre), mais d’Anne, rien. Il faudra que je tente la lecture de The Tenant of Wildfell Hall pour voir si ce roman est moins marquant ou s’il a été éclipsé en raison d’une histoire un peu trop féministe pour son époque.
Alors que Charlotte et Emily décrivaient ces hommes destructeurs pour qui on finit par se sacrifier par amour, Anne, elle, racontait l’histoire d’une femme fuyant un mari violent. Et cela alors que la dissolution du mariage était illégale et faisait grand débat dans l’Angleterre victorienne.
Dans la postface, l’autrice écrit aussi :
Je m’attendais à trouver un paysage froid, brumeux et menaçant. […] Mais ma rencontre avec la lande et le presbytère d’Haworth, aujourd’hui devenu musée, me fit prendre conscience à quel point je méconnaissais leur histoire.
La lande est teintée de rouge, mauve et vert, et les soeurs n’étaient pas ces êtres mélancoliques et furieux que je me représentais.
De fait, dans cette bande-dessinée (en réalité plus peinte que dessinée), la lande est un personnage à part entière. Les plus belles pages sont celles où le mouvement qui agite les hautes herbes se propage aux héroïnes, âme et chevelure. Ces tableaux métaphoriques sont d’une grande beauté et contrebalancent l’aspect pâteux, parfois maladroit, que prennent les personnages dans des plans plus serrés — la métaphore (peinte) sied mieux à l’autrice que la narration (dessinée).
Bizarrement (ou en raison des rides ?), le père a un visage moins pâteux, plus détaillé :
Rien à voir, mais ce portrait d’Anne Brontë par Charlotte Brontë reproduit à la fin de l’ouvrage m’a fait penser à la danseuse Bleuenn Battistoni…
Ce n’est qu’aux trois-quarts de la lecture d’Amalia que je me souviens avoir déjà rencontré ce prénom : Villa Amalia, de Pascal Quignard. Là, c’est une bande-dessinée d’Aude Picault sur le burn-out d’une mère et d’une société (la nôtre).
J’ai aimé que l’environnement mis en cause ne soit pas seulement familial et professionnel, mais aussi celui qui, par périphrase, a éloigné-remplacé la nature. Les hurlements de la môme ou même juste les paroles envahissent l’espace, ne laissent aucune respiration sur la page, tandis que les planches reprennent à tout instant l’intrigue par un autre bout, mimant la charge mentale d’un cerveau surmené ; il faut attendre la seconde partie de l’ouvrage pour qu’un certain silence s’installe et que le dessin reprenne ses droits de paysage.
Deux moments hors-temps dans ma lecture :
Hé, mais ça se passe par chez moi ! Complicité devant les briques en arc au-dessus des portes et la végétation occasionnelle des rues du Nord.
L’émotion que suscite la mort d’une petite plante oubliée m’a touchée : les campanules blanches en pot qui m’avaient été offertes par une élève étaient mortes à mon retour de vacances. Cela m’a fort attristée.
Et de l’humour :
Le pétrin, comme si on n’y était pas avec notre obsession du rendement.
Le gros plan sur le damier m’a fait revenir sur l’image du dessus ; la différence de copie, déjà visible mais non remarquée, m’a fait sourire.
D’abord il y a eu cette planche que j’ai prise en photo pour l’envoyer à C. :
Puis il y a eu cette description de café bobo new-yorkais :
« Gentrificchiato » propose une atmosphère subtilement hostile ainsi que douze sortes de lait diffférents, aucune ne provenant d’un pis. L’endroit est géré / hanté par une cohorte de Timothée Chalamet qui vous conseillent le lait de cactus avant de refuser catégoriquement de dénaturer le café avec.
[…]
Les tarifs ? Éprouvants.
Le code du wifi ? ampoule_à_filament
Là, j’ai ri. Pas dans mon fort intérieur avec des douves douteuses, non, à haute et inintelligible voix. Les devantures tournées en dérision deviennent une running joke (très efficace) et le rire se déplace. Par ici, par exemple :
Ou là :
J’ai beaucoup aimé la mise en scène du date comme script immuable qui se joue comme une comédie pour on ne sait qui davantage que pour soi ou son partenaire.
J’étais bien installée dans ce second degré en noir et blanc quand soudain, wow :
Ces panoramas surgissent à chaque fois que le protagoniste parvient à établir un contact authentique avec quelqu’un. Quand au détour d’un échange anodin, il ravale une formule toute faite, et par l’expression d’un ressenti personnel invite son interlocuteur à faire de même.
C’est beau, c’est grisant. On y devient facilement accro, à ces moments d’intimité. Cela rend très juste la maladresse du perso lorsqu’il cherche à déclencher ces moments même lorsque la personne en face de lui n’est pas en mesure de s’ouvrir à cette vulnérabilité. On veut se nourrir de l’autre en oubliant que l’autre n’en a pas forcément les ressources.
La prise de conscience est concomitante avec un événement qui n’a plus rien de drôle. Et alors, après avoir ri, après m’être émerveillée, je me suis retrouvée l’émotion aqueuse stockée au bord des yeux.
Pour la drôlerie ce qui se veut in, tendance ; pour la beauté de cette plongée in, en intériorité : lisez In (Au-dedans).
Cette bande-dessinée adopte un parti pris semblable à celui du filmUne jeune fille qui va bien : on se focalise sur une histoire personnelle (ici, deux jeunes sœurs qui perdent leur mère et voient une belle-mère débarquer un an plus tard) avant que la grande histoire, présente en sourdine tout du long, débarque peu avant la fin pour tout faucher. Le dispositif narratif est rudement efficace, et laisse s’épanouir en amont une sensibilité du quotidien décrite à hauteur d’enfant, mais d’enfant toujours plus perspicace et pragmatique qu’on aurait tendance à le simplifier, inversant parfois le relief entre les montagnes de l’enfance et les drames des adultes.
J’ai mis du temps à avancer dans l’histoire. Comme c’est de plus en plus souvent le cas, je m’arrête sans cesse détailler les partis pris stylistiques du dessin, trouver quel trait ou quelle couleur me provoque une sensation d’étrangeté ou au contraire d’extrême familiarité, dans un partage chaleureux, presque sensuel, du monde.
Concerto pour main gauche, de Yann Damezin
Certaines bande-dessinées n’ont pas spécialement de raison d’être des bande-dessinées ; la même histoire aurait pu être racontée sous la forme d’un roman ou d’un film si le dessin n’avait pas été le médium privilégié de l’auteur. D’autres, et Concerto pour main gauche en fait partie, n’existeraient pas autrement (ou comme film d’animation, à la rigueur, à la manière de Persepolis) : toute la poésie de l’ouvrage réside dans ses métaphores visuelles.
Cela commence par une recherche sur la traduction des sons en motifs…
… et s’étend à toutes choses, toute perception, émotion, rendues sensibles dans tout ce qu’elles ont d’étranges, foisonnantes, déchirantes, dérangeantes…
Tout au long du roman graphique, la musique est figurée par ces curieuses gouttes-plumes à motifs qui glissent, volent, rampent, grouillent comme des bactéries ou ondoient comme des spermatozoïdes. On retrouve également cette image du piano rempli de viscères :
Toujours beaucoup de motifs décoratifs, mêlés à des mouvements organiques, sinueux.
Petit wow pour ces extraits sur le passage du temps, le deuil et la vieillesse.
Quelque chose me gênait dans le style de dessin, faussement naïf et vraiment torturé (de fait, certains épisodes narrés sont aussi dérangeants), mais il y avait décidément trop d’originalité, de créativité débridée, trop d’exubérance malgré le noir et blanc pour ne pas tenter la lecture. C’est d’ailleurs là que la médiathèque prend tout son intérêt, au-delà même de l’économie réalisée, encourageant à lire des ouvrages qu’on ne se serait jamais risqué à acheter.
Báthory, la comtesse maudite, d’Anne-Perrine Couët
Petite entreprise de fiction démystificatrice (ou de substitution d’un mythe à un autre) : il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire d’Erzsébet Báthory, femme de pouvoir dans la Hongrie du xxx siècle, que l’histoire de sa légende, celle d’une « comtesse sanglante » bâtie à coups de rumeurs et de faux témoignage culminant en un procès expéditif. Certaines doubles pages mettant en regard cris de douleurs fantasmés et cris de plaisirs condamnés sont à ce titre particulièrement savoureuses.
Stylistiquement, ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé : les personnages ont quelque chose de Dammann quand je préfère Mariage Frères. Mais la palette réduite et les ziguiguis faussement hâtifs de certains décors m’ont assez plu (et c’est reposant de pouvoir avancer dans une histoire sans avoir l’impression de devoir absorber chaque case jusqu’à la moelle).
Céleste. Bien sûr, monsieur Proust, de Chloé Cruchauder
Coup de foudre stylistique immédiat : ces couleurs-lumières d’aquarelle, ces émotions translucides, la palette violette, les silhouettes au trait noir de calligraphe, déliées, étirées, dansantes d’humour… Une intrigue à fond littéraire, en plus, n’est-ce pas tout ce qu’il me fallait ? Et bien menée de surcroît, découvre-je à la lecture. Non, vraiment, mon seul regret est de ne pouvoir lire de suite le second volume.
Cette inventivité graphique… Une citation qui se promène sur la page comme un délicieux fumet odorant ; une projection de l’appartement de Proust comme une île rocheuse au sommet de laquelle trône son lit sous cloche ; une page de la Recherche écrite en calligramme de manière à figurer la couverture du lit sur lequel se trouve l’écrivain…
Délicieuses pincées de critique littéraire au passage :
N’hésitez pas, même si vous n’avez jamais lu Proust : les références à La Recherche sont comme des easter eggs savoureux, qui n’empêchent nullement de cheminer aux côtés de Céleste, novice dans le grand monde comme dans celui de la littérature.
Clair obscur, de Kathryn & Stuart Immonen
(2010 pour la VO Moving Pictures)
Plus obscur que clair. À force de ne distinguer qu’à demi les personnages, j’ai l’impression d’être passée à côté des tenants et aboutissants de l’intrigue, sans même réussir à trancher entre parti-pris narratif ou lacune de lecture (ce qui m’évite d’être vexée, ceci dit, ce n’est peut-être pas si mal). La relation entre la curatrice canadienne qui trie des œuvres dans les sous-sols parisiens et l’officier du Reich (dixit la quatrième de couv’) qui semble tout à la fois son supérieur, son collègue, son amant et son geôlier, était pourtant fascinante d’ambiguïtés et de rapports de force sans cesse prêts à être renversés.
Parlant à une œuvre…
Et toujours une fascination de retrouver dessinés des lieux que je connais (ici les arcades de la rue de Rivoli).
L’Anxiété, quelle chose étrange, de Steve Haines et Sophie Standing (2019)
Quelle chose reloue, j’aurais dit, mais tout est question de point de vue. On oscille entre la BD de vulgarisation scientifique et la plaquette de self-help mental posée sur la table basse dans la salle d’attente, c’est assez étrange.
Les Envahissants (Le gros, la pute et le sergent), de Maloup et Marie Voyelle (2010)
J’ai aimé la rondeur du trait, l’âpreté sous-jacente de l’histoire et la fantaisie du récit : un gros phoque (tendre), une bombe sexuelle (vierge) et un GI (qui aime lire) investissent l’appartement d’une thésarde terrassée par sa deadline. Chacune de ces créatures imaginaires la soutient à sa manière et met de la couleur (orange phoque, rose sexy, violet de combat) dans son monde en noir et blanc, qui ne respire que par la cour de récréation sur laquelle donne la fenêtre de la cuisine.
Bonus pour ce personnage masculin tout à fait mon genre, et qui a le bon goût de rester en marge de l’histoire :
À travers, de Tom Haugomat (2018)
Cette histoire sans mots fonctionne par doubles pages : à gauche, une saynète avec le protagoniste ; à droite, ce qu’il voit, à travers l’ouverture de sa couveuse, sa loupe de petit garçon curieux, son télescope, la fenêtre de sa chambre, de sa voiture, la visière de son casque, l’écran de son ordinateur… À chaque page tournée, une année s’est écoulée, et c’est tout une vie que l’on voit ainsi défiler, avec ses instants anodins ou exceptionnels, ses joies et ses tragédies, les cycles qu’elle boucle – tout une vie en quatre couleurs, pour un exercice de style virtuose et poétique.
Cette maîtrise graphique, vraiment ! Presque chaque vignette pourrait être une illustration autonome…
Le meilleur a été découvert loin d’ici, de Mélodie Vachon Boucher (2012)
C’est une histoire de deuil ou de renaissance à soi, quelque part entre une abbaye canadien et Berlin, et presque davantage un carnet de voyage intérieur qu’une bande-dessinée : les pensées se notent près des décors qui les ont vu surgir. Je les ai lues comme chuchotées à mon oreille, entendant la sensibilité de l’autrice résonner avec la mienne, à travers l’écriture fine, dans le choix des mots comme dans la graphie, et les dessins coloriés sans couleur ni hâte, honnêtes avec leur traits de bâti non effacés, intimes.
(Le titre est un vers d’Éluard.)
Le plaisir d’observer des gestes auxquels on ne pense plus :
Et pour finir sans rien dire de la très belle clôture-réouverture, je reprendrai seulement la citation en exergue au début de l’ouvrage, qui me touche sans que je sache au juste pourquoi : « Porter en soi un cloître où sans cesse passent et repassent des robes blanches et parer à ce que la boue de sa propre marche n’y fasse point tache. » (Simone Routier, Le Long Voyage)