La Carte du ciel, d’Arnaud Le Gouéfflec et Laurent Richard (2017)
Je craignais l’histoire d’extraterrestres, mais elle est rapidement escamotée par une constellation de trois adolescents qu’on apprend peu à peu à placer sur la carte d’un âge pas tendre.
Et l’incipit est merveilleux :
Cela me fait penser que je laisse bien trop filer les souvenirs de cette année… Me souvenir de tout dans l’ordre et le consigner avant de perdre l’accès à ce que j’ai pu penser ou éprouver pour en appréhender la métamorphose, oui, j’aimerais en retrouver le chemin.
La Rousseur… pointée du doigt, de Charlotte Mevel (2021)
Depuis ma lecture enfantine d’Anne et la maison aux pignons verts, la rousseur me semble une prédisposition à devenir héroïne. C’est oublier qu’en dehors de la fiction, tout signe de distinction a tôt fait de se retourner en discrimination. Cet essai semi-autobiographique sur la perception des cheveux roux est l’occasion de me rappeler que :
1. Il ne faut vraiment pas grand-chose aux humains pour se défier les uns des autres et discriminer quiconque manifestera le moindre écart d’avec la moyenne.
2. ORANGE POWER !
Ada, de Barbara Baldi (2018)
En détaillant les dessins, j’ai entendu résonner dans ma tête le « C’est dégueulasse » que le boyfriend réserve aux effets de flou un peu forts dans les dessins. Cela m’a fait sourire, d’avoir atteint le stade de la relation où je commence à transporter son regard avec moi, et je me suis demandée ce que j’en pensais moi, de ce drôle de mélange de brosses, des paysages épurés splendidement aquarellés,
d’autres chargés comme si l’on avait dessiné par-dessus une photo floutée avec une brosse crantée d’aspect métallique,
et ces visages étranges, rudoyés-révélés comme griffés sur une carte à gratter…
Il y a là quelque chose qui me gêne, mais qui m’attire, aussi. Une manière de ne pas choisir, de juxtaposer tout, et de laisser les visages changer davantage encore que leurs expressions.
Saudade, de Fortu (2016)
À la médiathèque de Roubaix, il y a un coin de livres qui devraient être rangés aux quatre coins de la bibliothèque, mais qui sont rassemblés là parce que « faciles à lire », pour les gens qui ne sont pas à l’aise avec la langue, ont perdu l’habitude de la lecture ou veulent juste une pause à boire des mots plutôt qu’un café. Depuis que j’ai été attirée par un livre d’images assez incroyable, que j’ai picoré à toute vitesse debout, puis relu page à page assise sans même enlever mon manteau, je crois, je trouve l’idée assez merveilleuse. La dernière fois que je suis allée rendre des romans, je me suis trouvée prise de court par une averse de grêle et je me suis installée dans ce coin, en piochant Saudade. Le titre me plaisait davantage que le trait, du coup je l’ai lu comme on lit un roman, en courant d’une ligne à l’autre, sans accorder plus d’attention aux dessins que je n’en aurais eu pour des vignettes anecdotiques en début de chapitre. Peut-être que cette lecture tronquée, irrespectueuse pour l’auteur mais vivante, plaisante pour moi, pourrait en elle-même constituer l’une des ses scènes douces-amères.
J’étais curieuse d’une bande-dessinée sur l’autrice d’Ainsi soit-elle (essai que je n’ai pas lu, contrairement aux Vaisseaux du cœur, qui m’ont laissée fascinée par cette capacité à vivre ses amours en dehors du cadre même d’une relation). Je doute cependant que l’écriture au fil de l’eau et des rencontres avec la romancière puisse se substituer avec avantage à un scénario : il y a à boire et à manger dans ce biopic, où se dessine l’image d’une femme féministe, mais aussi un brin réac (cela prête à sourire quand Benoîte Groult dénigre la bande-dessinée sans en connaître autre chose que Bécassine, mais le malaise affleure quand il est question de l’affaire DSK).
Des extraits du carnet de croquis de la dessinatrice s’intercalent avec la bande-dessinée proprement dite, et je regrette que celle-ci ne soit pas entièrement dessinée dans ce style de croquis bien plus vivant et délicat que le trait dont la grossièreté est apparemment censée « faire BD ».
Pour finir sur une note plus stimulante, je vous propose cette réflexion en quatre cases, qui m’a frappée :
Je me suis rappelée les plans de vie quinquennaux de mon ex et la manière dont j’essayais, au moins en pensée, de m’y intégrer.
Un thé pour Yumiko, de Fumio Obata
Une très belle histoire où un deuil vient remuer la question des origines, familiales et géographiques, en regard avec les directions que la vie prend par succession de choix et de hasards.
« Depuis combien de temps je vis ici ? Au milieu de ce bruit, de ce chaos, de cette agitation, de cette énergie… De toutes ces possibilités. Je me souviens encore de la première fois que je suis arrivée en ville. Mon excitation d’être entourée par ces vies multiples, des vies aux racines et aux cultures différentes des miennes. J’ai fini par m’y créer un petit espace à moi. Ça n’a pas été facile. Ça m’a demandé beaucoup de travail, de détermination et de chance… Et ça m’en demande encore. »
Dès les premières pages, je me suis trouvée nostalgique de Londres :
Il y a quelque chose de particulier à reconnaître dessiné un lieu que l’on aime. Quelque chose d’autre encore à reconnaître à un détail un lieu lointain que l’on a visité. L’héroïne et sa mère étaient dans un restaurant de poisson à Kyoto, et…
… ce noir, je savais d’emblée (d’instinct et de souvenir) où c’était, avant même le plan plus large qui a confirmé la ruelle de restaurants derrière la rivière. Curieux, cette familiarité sans affect avec un lieu traversé à l’autre bout du monde.
J’ai aimé la manière dont l’intensité de lumière est rendue par le blanc, qu’il s’agisse d’un reflet sur la rivière, de la puissance d’un réverbère ou de l’éclat d’une fusée de feu d’artifice.
L’aquarelle rend visible la sensibilité et la justesse qui infusent ce récit, jusque dans la structure de sa narration. Regardez plutôt cette transition, lors de laquelle l’héroïne est ramenée de ses pensées flash-back :
Ou encore la manière dont un gros plan sur les mouvements du drapés rendent mieux encore la confusion d’une chute onirique :
Plus ça va, moins j’ai envie de critiques rédigées, structurées, argumentées. Je voudrais juste re-regarder l’album avec vous et vous montrer ce que j’ai vu, à ras de grain, de couleur et d’eau. Regardez, là. Et là. Et ça. Partager une collection d’images et d’émotions.
Ses racines sont ici, au Japon, mais sa vie est désormais là-bas, à Londres, et j’ai trouvé beau que cet écart puisse exister et perdurer sans déracinement. Cela a apaisé le paradoxe d’avoir quitté Paris pour aller plus au Nord encore, alors que je me sens mes racines bien plus au Sud – où je n’ai pourtant jamais vécu que quelques semaines par an, et où je n’irai probablement pas m’installer à la fin de ma formation, doublement retenue par la vue apaisante de mon appartement actuel et un horizon flou de vie commune, sait-on jamais. On ne sait, mais j’imagine désormais un peu plus précisément qu’on peut avoir un chez-soi quotidien et un chez-soi plus viscéral, et ne pas habiter celui-ci quand on se sent si bien dans celui-là.
Alicia, prima ballerine assoluta, d’Eileen Hofer et Maiale Goust
Rien que ce trait de lumière sur ce visage, sur la page de garde…
Et juste après, les couleurs qui réchauffent :
J’ai montré cette bande-dessinée au boyfriend en visio sur WhatsApp, et même avec ma caméra mal nettoyée, il a mis direct dans le mille en soulignant que même les couleurs froides étaient travaillées comme des couleurs chaudes. C’est exactement ça, le bleu qui tire sur le rose dans une acmé de violet qui ne dit pas sa couleur.
La rose devient la couleur de la chaleur cubaine, dans laquelle les corps tentent de travailler sans s’évanouir…
… et la couleur de la lumière scénique, qui réchauffe et donne à sentir le noir fœtal de la salle :
Les photos ne rendent pas justice à la beauté chromatique de l’ouvrage…
Une fois n’est pas coutume, on sent que la dessinatrice connaît la danse. Mêmes quand les positions sont anatomiquement impossibles, on sent les lignes idéales du ballet. Elles sont exagérées, déformées, jusqu’à faire lever les épaules en grand jeté, mais le mouvement est là, il est juste.
La bande-dessinée ne parle pas que de danse, pourtant. Au lieu d’un biopic mal fagoté, la dessinatrice se sert de la figure d’Alicia Alonso pour dresser un portrait de Cuba sur plusieurs dizaines d’années, naviguant entre l’hier de la danseuse révolutionnaire et l’aujourd’hui des jeunes filles à la barre dans l’école de la prima donna aveugle. La danse n’est pas un prétexte non plus : on sent, en s’en éloignant par moments, comment l’histoire du ballet de Cuba est indissociable de son île, entre accès de privations et accès à la culture. La madone du ballet y est vue de loin, comme l’icône qu’elle est, mais aussi dans la mise en perspective d’une sensibilité moderne, qui ne pourrait pas passer sous silence la question du racisme et le fait qu’Alicia Alonso était probablement un peu trop de son temps là-dessus…
(Vous ne trouvez pas qu’elle a un petit côté Cruella / Disney dans cette dernière planche ?)
Le jour où elle n’a pas fait Compostelle, de Beka, Marko et Cosson
Cet ouvrage fait probablement partie de ces bande-dessinées didactiques où le dessin aère davantage le texte qu’il ne fait corps avec lui ; on pourrait presque s’en passer. On ne s’en passera pas, pourtant, parce qu’il supporte le texte de la même manière que la marche supporte la réflexion, la met en branle et l’entretient – tant pis si, par moment, on oublie le paysage qu’on traverse ; il s’imprime en nous autrement, tissé dans les pensées auxquelles il a permis de s’épancher. (Spéciale cacedédi à Klari)
Le jour où elle n’a pas fait Compostelle est la suite de Le jour où le bus est reparti sans elle. Il y est cette fois questions d’influences, que l’auteur se garde de cataloguer comme bonnes ou mauvaises en leur substituant un nouveau terme, les aimants. Au gré d’une randonnée, la vie est passée au crible de ce champ magnétique métaphorique : il y a ce qui nous aimante et nous aide à ne pas perdre le nord, ce qui nous aimante jusqu’à nous faire perdre toute capacité d’action, et ceux qui s’aimantent avec nous, augmentant à la fois l’attraction (d’une idée, d’un produit ou d’une voie) et notre sensation d’appartenance, mais rendant aussi le grégarisme plus difficile à éviter. Bref, trouver sa voie ne se résume plus tant à trouver un chemin qu’à s’y tenir, à juste distance d’aimants contradictoires.
Sauf imprévu, de Lorem Canottière
Les paysages intérieurs m’ont perdue en chemin (je n’ai rien compris, je crois ?), mais j’ai admiré la couleur vibrante des paysages extérieurs.
C’est aujourd’hui dimanche, de Mary Aulne et Clémentine Pochon
C’est l’histoire troublante d’un camp à l’époque de l’Occupation, mais… en zone libre. Il a hébergé des étrangères qui n’avaient aucune raison d’être mises en prison, mais que les autorités ont voulu maintenir à l’écart de la population -jusqu’à ce que ça dégénère et que le camp d’internement (soi-disant de réfugiées) devienne une étape vers les camps de concentration.
Tout est narré d’après les souvenirs de la petite Hélène, point de couleur vibrant dans un univers gris, protégée autant que faire se peut par sa mère. Ce point de vue permet de tout évoquer sans rien appuyer : on voit d’autant plus intensément ce qu’elle ne fait qu’intuitionner.
Formica, une tragédie en trois actes, de Fabcaro
A ce niveau, ce n’est plus du second degré, mais de l’alcool à brûler – qui décape un banal déjeuner de famille jusqu’au nonsense le plus loufoque qui soit. Spot-on, cruel et réjouissant.
Alt Life, de Falzon et Cadène
Vous voyez les capsules et l’univers de synthèse dans Matrix ? C’est un peu le point de départ de cette BD, à la différence près qu’il ne s’agit pas d’en sortir mais d’y rentrer : l’environnement s’est tellement dégradé que la population place ses espoirs de vie meilleure dans cet univers mental parallèle. On suit les deux pionniers qui expérimentent cette nouvelle manière de vivre et, passée la phase euphorique à incarner leurs fantasmes les plus fous, tentent d’apprivoiser l’insoutenable légèreté d’une vie sans contraintes. Jusqu’au retour nécessaire du hasard et du lien.
(Aucune affinité avec le trait, mais sacrée construction.)
Les Croqueuses, de Karine Bernadou
Le trait croqué m’attirait, mais les saynètes ne m’ont pas fait rire comme elles l’auraient probablement fait il y a encore quelques années. Cela m’a semblé au mieux vaguement drôle, au pire navrant.
Le Jardin de Rose, d’Hervé Duphot
Il faut cultiver son jardin… quitte à ce que cela soit d’abord celui d’un autre : pour rendre service à Rose, qui a des soucis de santé, Françoise investit la parcelle qui a été octroyée à son amie après des années d’attente. Suite à un quiproquo qu’elle ne rectifie pas, Françoise se fait passer pour Rose auprès des membres du jardin partagé et, sous cette identité d’emprunt, va découvrir que la sienne ne lui correspondait plus. Sans connaissance ni main verte, elle se lance dans un domaine nouveau pour elle et, de bâchage en plantation, d’erreur en rencontres, se met à cultiver un autre jardin qu’elle ne savait pas avoir abandonné.
Moderne Olympia, de Catherine Meurisse
On se fait une toile ? Catherine Meurisse fait son cinéma dans le musée d’Orsay, devenu studio de tournage où les peintres sont des réalisateurs et les figurantes se promènent nues, accompagnées de leurs chérubins. Le délire reste cohérent de bout en bout, d’une inventivité folle. Comme sur les tableaux, il y a des seins et du cul partout, décomplexé, cash même, mais les situations sont beaucoup trop drôles, beaucoup trop bien trouvées et croquées pour qu’il y ait le moindre soupçon de vulgarité. J’ai essayé de faire durer le plaisir en détaillant le trait, en suivant les contours de l’allégresse, les expressions impayables, mais c’est juste jouissif : le plaisir est trop grand, on se laisse entraîner jusqu’à la fin.
Si Orsay est aussi votre musée préféré, foncez.
Bouche d’ombre : Lou 1985 (tome 1) et Louise, 1516 (tome 4) de Maud Begon et Carole Martinez
J’ai lu les tomes dans le désordre (un bon prétexte pour tout relire), mais quel plaisir de se perdre dans cette série où le fantastique se mêle à l’histoire (histoire littéraire, de l’art, des sciences…) et de psychologie. J’adore le trait, les attitudes et postures de Lou. Ce n’est pas encore cette fois-ci que je résisterai à une héroïne rousse.
Enferme-moi si tu peux, d’Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin)
En voyant qu’il était question d’art brut, j’ai immédiatement pensé au récit d’Eli sur sa visite au musée de Lausanne – puis souri en voyant que l’ouvrage était effectivement préfacé par le conservateur dudit musée. Je crois n’être pas allée jusqu’au bout de cette introduction théorique. Bien plus intéressantes sont les vies dessinées d’Augustin Lesage (ouvrier à la mine, qui se met à dessiner sous influence surnaturelle), de Madge Gill (idem, dessin sous influence), du Facteur Cheval (un original qui a passé son existence à construire un improbable palais avec des pierres ramassées lors de ses tournées), d’Aloïse (enfermée pour schizophrénie, dessinatrice), Marjan Gruzewski (trahi par sa main qui ne lui obéit plus, il dessine dans des états de transe) et Judith Scott (plasticienne trisomique qui tisse des cocons autour d’objets qu’elle fait ainsi disparaître).
Leurs parcours et la qualité artistique intrinsèque de leur production sont variables, mais tous ont en commun une certaine « folie » (avec mille guillemets, assimilée ou non à une pathologie) qu’Anne-Caroline Pandolfo prend soin de replacer dans un contexte familial, historique ou sociétal : à mesure que se juxtaposent les portraits, on prend conscience que ces histoires qui semblent éminemment individuelles, exceptionnelles, fonctionnent comme des révélateurs en creux d’une normalité difficilement soutenable. La folie, décrétée ou simulée, devient une soupape de sécurité, à la fois pour les artistes, qui y trouvent une échappatoire à leur condition, et pour les autres, qui n’admettent les créations de ceux qu’ils ont marginalisés qu’à la condition de les penser comme indépendantes de leur volonté (ils dessinent en transe, sous la dictée de, sont traversés par, des médiums : la maladie redouble la figure de l’artiste inspiré).
Unité de lieu, kaléidoscope d’époques et d’action : il ne se passe rien dans le séjour que Richard McGuire redessine inlassablement au fil des pages, avec sa fenêtre à gauche, sa cheminée à droite ; il ne se passe rien que le temps. On le voit à la décoration des lieux, à ses habitants, aux objets qu’on déplace, aux silhouettes qui changent de taille ou d’apparence. Au début, on essaye de se repérer : chaque page est datée – puis chaque cadre, à mesure que des fenêtres s’ouvrent sur le passé, au beau milieu du salon.
On rapproche les dates, on calcule à la louche, on essaye de deviner si les vieillards d’ici sont les enfants qu’on aperçoit à présent ou si les propriétaires ont seulement changé. On comprend peu à peu qu’il ne sert à rien de trop se concentrer, et on abandonne, on s’abandonne lorsque les bonds dans le temps se mettent à compter en milliers d’années ; soudain le séjour disparaît dans un marécage préhistorique : c’est autre chose qui se joue là. Même si on referme le livre en se demandant quoi au juste : un vertige face au temps (cela ne prend pas vraiment pour moi après Alpha) ? la tristesse de se dire que nous ne sommes rien ? l’amusement d’en profiter pour s’amuser ?
Ce roman graphique est plus qu’un truc narratif ; sa lecture muette est une expérience : quelque chose se joue, on le sent, on cherche, on se laisse fasciner par des bribes de vie… et en même temps, il manque quelque chose, quelque chose de l’ordre d’une histoire incarnée. Peut-être n’ai-je pas réussi à accrocher vraiment aux dessins et à ses techniques multiples qui, comme les bonds dans le temps, déroutent : c’est voulu, j’imagine, mais régulièrement, je n’ai pas réussi à intégrer l’image. C’est par exemple une silhouette crayonnée, vibrante, qui ne colle pas au décor quasi vectoriel, celui-ci rejetant celle-là comme un corps étranger, passager… Je me suis trouvée, lectrice, comme cette silhouette, éjectée de l’histoire, de toute histoire incarnée, les pages tournées les unes après les autres : pourquoi déjà ? Et pourtant, déjà, on est allé jusqu’au bout.
Il n’est pas impossible que les deux premiers aient été lus en décembre, mais, hop, lot groupé.
Une case de moins : la dépression, Michel-Ange + moi, d’Ellen Forney
Ellen Forney raconte son parcours d’artiste bipolaire, entre quête du bon dosage médicamenteux et crainte de voir sa créativité se tarir avec le traitement. Selon l’humeur du lecteur et la phase traversée par l’héroïne, le récit paraîtra foisonnant ou désordonné…
Il fallait que je vous dise, d’Aude Mermilliod
Dans cette bande-dessinée sur l’avortement, Aude Mermilliod met en regard son expérience personnelle avec le parcours de Martin Winckler. Le décalage de vision, intime/professionnelle, féminine/masculine (et le léger décalage temporel dû à l’âge de chacun d’eux) rend la rencontre plus féconde que la stricte partition du récit le laissait présager.
Un détail que j’aime : la manière dont la bouche est colorée sans être dessinée.
Nous allons toutes bien, d’Ana Penyas
J’aimais l’idée de raconter l’histoire présente et passée de ses deux grands-mères, et le travail graphique sur les motifs, mais n’ai finalement pas accroché : non seulement le dessin des visages me met mal à l’aise, mais surtout les évocations du passé ne coagulent jamais vraiment en récit… et ne m’évoquent rien en tant que telles (à part les churros, peut-être, pas de tropisme pour l’Espagne – et encore moins pour l’Espagne sous Franco).
Les Grands Espaces, de Catherine Meurisse
Gros coup de cœur pour cette bande-dessinée pleine de sensibilité, de drôlerie et d’intelligence – un parfait mélange inscrit dans le dessin, avant même toute narration : les décors sont riches, vibrants et détaillés, tandis que les personnages y sont projetés en quelques traits bien sentis, qui ne s’encombrent de rien qui ne soit expressivité – à la limite d’un style de caricature que, seul, je trouverais presque vulgaire, mais qui, ainsi contrebalancé par la richesse environnante, fait merveille.
Et de quoi ça cause ? Les Grands Espace est un récit d’apprentissage et d’enfance au milieu des plantes, des livres, des rêves, de parents qui font des boutures à tout bout de champ, râlent contre le remembrement et reprennent les grands auteurs lorsque leur lyrisme contredit la botanique – une ode à la culture dans toutes ses acceptions, une éducation campagnarde comme on parlerait d’éducation sentimentale.
Une sœur, de Bastien Vivès
Bastien Vivès a parfois le fantasme un peu envahissant. Il passe pourtant plutôt bien dans cette bande-dessinée-ci, où il épouse l’éveil sexuel et amoureux d’un jeune garçon. La différence d’âge et surtout d’aplomb entre les deux protagonistes a parfois quelque chose de malaisant (tout comme le titre incestueux), mais si on est honnête et qu’on accepte le flou inhérent à l’apprentissage du désir, ça sonne assez juste (enfin j’imagine, parce que les hormones n’ont fait effet que bien plus tard chez moi et mes amies). Surtout, il y a quelque chose qui se construit là, dans la maison de vacances et l’enfance qui s’éloigne, entre le petit frère et la bande de jeunes plus âgés, les cônes glacés à pas d’heure, les parents loin et tout près, salade en famille et permission de minuit, à vélo, à la plage, à contretemps, encore dehors quand les parents sont rentrés, ou délibérément enfermés par ce beau temps parce que le puzzle est devenu prioritaire sur la plage et qu’il faut l’achever avant de se quitter.
Un détail qui m’intrigue : l’absence d’yeux à certains moments, comme ici, où l’on imagine le garçon ébloui par sa compagne, ou à d’autres moments, lorsqu’on voit les parents faire une annonce logistique aux enfants qui ne lèvent pas même les yeux vers eux (et ce sont les parents qui en sont alors dépourvus).
Un détail que j’aime : les ombres qui se substituent parfois davantage au dessin qu’elles ne le complètent, et lui donnent une sensualité à part (j’ai toujours l’impression qu’on sent le regard d’un personnage sur un autre, que le dessin est en soi une caresse).