Bulles de BD, 2019 #7

Bâtard, de Max de Radiguès

Nouveau road comics improbable de Max de Radiguès après Cire moderne. C’est une cavale, cette fois-ci, avec tous les codes du genre (motels moisis, travestissement, braquage de véhicule, sacs de billets, flingues), mais surtout l’histoire d’une mère et de son jeune fils (le bâtard de l’histoire), qui ne cesse d’être un enfant tout voyou aguerri soit-il. La fin confirme que tout tendait bien vers là, vers l’humanité qui transpire sous le scénario bien rôdé, dans ce trait tout rond, qui fait les expressions très tendres.

Sous l’entonnoir, de Sibylline et Natacha Sicaud

« C’est difficile de faire sortir les fous dehors, aussi compliqué parfois que de faire rentrer la réalité dedans. »

Le trait anguleux, comme brouillé, s’accorde bien aux visages quasi chiffonnés de l’hôpital psychiatrique, où sont prélevées des scènes qui forment moins une histoire qu’une expérience – des tranches de vie qui semblent sans début ni fin, repères brouillés par la dépression et les médicaments. L’analyse très lucide de certains instants contraste avec ce brouillard global, qui laisse une drôle d’impression, un peu pâteuse – comme si quelque chose nous échappait, et tant mieux peut-être.

Vies volées, Buenos Aires place de Mai, de Matz & Mayalen Goust

De 1976 à 1983 en Argentine, les enfants des opposants au régime (liquidés) ont été arrachés à ce qui pouvait leur rester de famille et confiés à des foyers partisans. J’ignorais complètement cet épisode, qui est au cœur de Vies volées, dans un scénario si bien agencé que ce qui pourrait sembler téléphoné se transforme en nécessité, les destins croisée faisant tenir l’édifice historique. Raffinement narratif rare : l’épilogue change la tonalité du récit, rouvrant en profondeur un happy end dans lequel l’oubli s’engouffrait déjà. La nostalgie qui en émane est très belle, à l’image de ces traits à la Van Gogh qu’on retrouve un peu partout, tenant tout de leur tissage (sur l’image d’en haut, très discrètement sur la partie verte du haut).

Mais pourquoi, aujourd’hui, lis-tu ce genre de chose ?

Indigo blue, d’Ebine Yamaji

Je me suis laissée attraper parce que l’héroïne était plongée dans la création littéraire, mais il s’avère qu’elle est surtout en train de découvrir son homosexualité et d’hésiter entre son ancien ami et sa nouvelle amante. L’indigo est une couleur chaude. Ça se lit beaucoup trop bien ; sitôt l’histoire terminée, on soupire : oui, bon, encore un shōjo manga.

Bouche d’ombre, Lucienne 1853, de Maud Begon et Carole Martinez

On remonte encore dans le temps pour cette suite de Lucie 1900 : le voyage est cette fois-ci prétexte à traîner du côté de la famille Hugo en exil à Guernesey… prétexte à suivre des héroïnes rousses et des fantômes espiègles, surtout : leurs frimousses sont croquées avec un trait si vivant que c’en devient un plaisir ravigotant.

Bulles de BD, 2019 #6

La Maison, de Paco Roca

Leur père décédé, trois enfants en âge d’en avoir se retrouvent dans la maison familiale inhabitée pour la retaper et décider qu’en faire, passées les vacances-retrouvailles-bricolage. J’ai beaucoup aimé ce que ce lieu fait affleurer de chacun, la manière dont il fait revivre les souvenirs (les vécus, comme les repas sur les chaises en plastique à présent empilées sur la terrasse, et les racontés, remontant à l’enfance du père) et ravive tensions comme fraternité, mêlant instants de rien et temps long où l’on prend conscience du passage des générations, de ce qu’on a grandit, perdu et qu’il y a peut-être à retrouver.

Pardon pour ce choix pas forcément hyper représentatif, mais cette case me fait rire/penser aux expérimentations musicales de Two Set Violin avec des poulets en plastique croisés au Vietnam.

Les Petites Victoires, d’Yvon Roy

– Tu vois, autiste ou non, faut éviter à tout prix que ton gamin finisse par se croire le patron. Tu imagines être patron à 4 ans ? Y’a de quoi devenir super anxieux.

Un père décide que son fils autiste aura une belle vie, et met toute son énergie pour l’aider à dépasser ses peurs et le rendre autonome, quitte à employer des méthodes peu orthodoxes, dans un mélange de tâtonnements et d’intuition. Cela a par moment un petit côté je-sais-mieux-que-les-spécialistes, mais on ne peut qu’être touché par cet amour qui va jusqu’au dévouement.

Je vais mieux, merci, de Brent Williams et Korkut Öztekin

« L’esprit te dupe en te faisant croire qu’il y a des problèmes que tu dois absolument résoudre. En général, ils ne peuvent pas l’être. La plupart du temps, ce ne sont même pas des problèmes. »

Une belle bande-dessinée sur la dépression. J’ai surtout été touchée par la fin, la sortie lente de la maladie et le réapprentissage de comment vivre – une question dont on ne fait finalement jamais le tour, qu’il nous faut constamment reposer.

« Laisser la dépression derrière moi n’était pas si facile. Elle avait été ma compagne pendant si longtemps… elle m’avait fait souffrir, avait bouleversé ma vie. mais elle m’avait aussi ouvert les yeux et révélé des choses sur moi-même et le monde que je n’aurais peut-être jamais vues sans elle. Comment pourrais-je les garder en moi, dans cette nouvelle vie où tout allait si bien ? »

Freud et l’hystérie, de Richard Appignanesi et Oscar Zarate

« Quelle différence entre cet endroit [visite médicale des prostituées d’un bordel] et la piste de danse du Moulin rouge… ou l’amphithéâtre de Charcot ? »

Ce roman graphique m’a mise mal à l’aise – de rendre la mentalité de l’époque sans la mettre à distance, probablement. J’y ai néanmoins appris quelques faits que j’ignorais, notamment les expérimentations de Freud avec la cocaïne (comme anesthésiant). J’ignorais qu’il s’était approché de nombreuses découvertes finalement réalisées par d’autres, avant d’ouvrir le champ de la psychanalyse.

La Vision de Bacchus, de Jean Dytar

Très chouette bande-dessinée que cette Vision de Bacchus qui, au gré d’une intrigue bien ficelée, nous entraîne dans les ateliers des peintres de la Renaissance et leurs secrets, de la camera obscura aux recettes de préparations transmises puis jalousement gardées. J’ai adoré comment, en trois cases et deux dessins, l’auteur résume le paradoxe de la vision, tantôt constat qui détaille, tantôt intuition qui condense et stylise pour faire ressortir l’essentiel – enregistrement du réel versus effet de réel.

Bulles de BD, 2019 #5

Les nuages de fumée au-dessus des tasses <3

Accords sensibles, de Lapone et Hautière

Quatre histoires de quatre couleurs en chassé-croisé. Les correspondances d’une histoire à l’autre sont bien davantage que de simples échos ou présences anecdotiques, et cette intelligence nouée serrée se fait sensible, oui : plus l’artifice est poussé, moins cela paraît artificiel, paradoxalement, la nécessité prenant le pas sur de trop rares et trop heureux hasards. Les monochromes achèvent de donner leur unité à chacune de ces tranches de vie, rendues dans le même coup foisonnantes : fondus dans une couleur unique, les traits s’y font moins lisibles, et il faut prendre le temps de détailler ce que semblait s’offrir avec une apparente facilité.

Giacomo Foscari, Livre 1, de Mari Yamazaki

L’histoire commence en Italie, et cela m’a fait tout drôle de voir cette portion du monde occidental stylisée façon manga. Il y a pourtant un lien auquel je n’avais pas songé, qui enracine le professeur italien en terres japonaises : « C’est dans ce Japon sans contraintes religieuses que je pouvais me représenter le monde romain antique. » Je n’avais jamais fait le parallèle entre ces mondes où l’on croit sans croire… Cela m’a semblé bizarrement éclairant.
Les débuts sont fins et enjôleurs, mais l’histoire s’éternise dans des tomes que je n’ai pas trouvés à la médiathèque.

La Bouche sèche, de Jean-Philippe Peyraud

Des scènes sensibles de la vie plus ou moins quotidienne. J’aime beaucoup la sensibilité et le trait (et, dans l’image ci-dessus, le nez qui part de sous les cheveux).

Tamara de Lempicka, de Virginie Greiner et Daphné Collignon

Plus que le biopic de la peintre, c’est la palette restreinte et le dessin des visages qui m’a fascinée, parfois stylisé au point de leur donner un air vaguement monstrueux – Picasso-cyclopes de profil.

La Cire moderne, de Vincent Cuvellier et Max de Radiguès

À la mort d’un oncle curé, un jeune homme hérite d’un immense stock de cierges, qu’il se met en tête d’écouler pour se faire un peu de blé. C’est partie pour la tournée des églises, avec sa copine qui jure comme un charretier et son petit frère qui ne pense qu’à niquer. Au cours de ce road movie graphic novel improbable, il apprendra que les cierges de son oncle puent des pieds et découvrira quelque chose qui, oui, ressemble à la foi, un besoin de silence qui grandit en creux de son agitation coutumière et l’engage à lui faire une place. C’est… c’est beau.

Bulles de BD, 2019 #4

Bouche d’ombre, Lucie 1900, de Maud Begon et Carole Martinez

Lucie est encore une jeune héroïne rousse, mais je ne saurais m’en lasser : c’est mon archétype d’héroïne depuis que j’ai lu, enfant, la saga d’Anne et la maison aux pignons verts. Cette Lucie a des visions et, suivant la trace de l’élégante femme qui lui apparaît, nous entraîne en flashbacks dans les années 1900, entre exposition universelle et travaux des époux Curie. Le mélange de sciences et fantastique qui structure le récit me fera probablement chercher les autres tomes pour avoir le fin mot de l’histoire. J’avoue avoir d’abord choisi ce tome-ci en raison de la période : non seulement les toilettes de la Belle Époque valent le coup d’œil, mais le graphisme Art Nouveau se mêle merveilleusement bien au trait déjà délicieux de la dessinatrice – on retrouve les arabesques caractéristiques du mouvement jusque dans la forme des cases au sein d’une page… Forcément, c’était pour me plaire.

Quitter Paris – Vous en rêvez ? Je l’ai fait !, de Mademoiselle Caroline

Mademoiselle Caroline, Parisienne dans l’âme, déménage avec sa famille à la montagne, et nous offre le récit de son adaptation géographique… et culturelle. J’ai ri, mais j’ai trop ri de cela : moi, nous, versus les autres ; l’autodérision peine parfois à masquer la condescendance.

Si les saynètes avaient été distillées au jour le jour sur mon fil Instagram, ou publiées dans un hebdomadaire, j’aurais probablement ri vite fait sans arrière-pensée, ah oui, c’est bien croqué. Mais de les avaler comme ça les unes à la suite des autres, j’ai eu un mouvement de lassitude pour la culture des magazines féminins, qui sert de ressort humoristique (Personne dans ce bled pour admirer mes Marc Jacobs ?) ; et de dégoût pour moi-même, qui redouble par ce mépris celui, sous-jacent, des bobos parisiens envers les provinciaux. Ça m’a coupé l’envie de rire, même si j’ai continué à sourire de temps à autres, par habitude, parce que c’est bien croqué, dixit la pétasse parisienne que j’aimerais commencer à cesser d’être. À l’aune du mépris, le cultureux ne vaut guère mieux que la bouseux.

Les Reflets changeants, d’Aude Mermilliod

Sur la vignette, avec ses grandes lunettes rondes et ses cheveux courts, c’est Elsa. Elle ne me ressemble pas du tout, mais j’ai tout de suite accroché – à son personnage et à l’histoire sans intrigue, qui raconte tout ce qu’il y a à raconter dans les moments banals et leurs interstices.

Se croiseront, de manière plus ou moins éphémère, jetant les uns sur les autres des reflets qui changent la perception que l’on a d’eux : Émile, grand-père aux idées nauséabondes que l’auteur réussit à nous faire prendre en pitié plutôt qu’en grippe ; Jean, qui souhaiterait refaire sa vie loin de sa femme, mais ne peut se résoudre à abandonner leur petite fille – par amour plus encore que par devoir ; et Elsa, donc, la benjamine des trois, que sa pote essaye de caser avec un gars qui lui plairait bien si elle n’était déjà en couple… avec cet autre qu’on ne verra jamais, l’entrevue étant comme d’autres événements passée sous ellipse.

Il déverrouillait un à un mes tabous, il soulageait mes peurs. Enfin j’étais belle, j’étais femme… dans un semblant de sécurité.

J’avais soulagé mes anciennes peurs, mais mon couple en créait des toutes nouvelles.

C’est tout ce qu’il y a à en raconter. Pour le reste, il faut vivre-lire.

A. Rodin – Fugit amor, portrait intime, d’Eddy Simon et Joël Alessandra (le dessinateur d’Errance en mer rouge)

Cette biographie de Rodin s’articule autour de trois portraits de femmes qui l’ont accompagné : Rose, sa femme, qu’il n’épousera officiellement qu’à la fin de sa vie ; Camille Claudel, la muse, disciple et artiste que l’on sait ; et Claire Coudert, amante qui se distingue d’autres par son titre de duchesse et sa qualité de mécène américaine. Curieux choix, car cet angle n’est pas des plus flatteurs pour le sculpteur, et ne rend pas non plus à la femme de César ce qui lui appartient : à voir ces femmes n’exister que le temps de leur vie auprès du maître, être éclipsées (Rose par Camille ; Claire par Rose) ou disparaître (la fin tragique de Camille Claudel est résumée en quelques lignes), la passion des femmes de Rodin se met à sentir la misogynie. On ne sait bientôt plus si le compagnonnage de Rodin et Rose est une affaire de fidélité (par delà la dimension sexuelle) ou de commodité… Dans le doute, j’aurais bien faussé compagnie à Rodin pour suivre plutôt Camille Claudel ou Claire Coudert (j’ai d’ailleurs sans y penser choisi comme illustration une sculpture de Camille Claudel et non Rodin)(je crois que je suis mûre pour lire le roman de Claude Pujade-Renaud sur les « femmes de »).

Curieux choix vraiment que ce parti-pris narratif, qui semble adopter le point due vue du maître sur sa muse sans l’interroger. La lecture vaudra ainsi davantage par son aspect esthétique : la transparence des aquarelles de Joël Alessandra confère un relief inattendu aux sculptures… et fait sentir la sensualité qui faisait défaut dans le récit de la vie privée de l’artiste.

Einstein, de Corinne Maier et Anne Simon

Chouette biographie d’Einstein que cette bande-dessinée à la première personne omnisciente, où la parole est donnée au personnage de légende plutôt qu’à l’enfant puis à l’homme qui ne savait pas encore où sa curiosité l’entrainerait. Sa vie personnelle se découvre en une mosaïque de petites cases carrées, tandis que ses découvertes scientifiques sont résumées à grands traits dans des double pages moins formelles.

Au passage, j’ai découvert l’abandon peu glorieux de sa première femme (scientifique, qui l’aidait dans ses recherches) pour une seconde, plus commode (avec des enfants qui n’étaient plus les siens). Comme quoi, on peut avoir des années-lumières d’avance sur son époque, et en rester l’héritier…

"Elsa n'était pas une lumière, mais elle était … confortable. Une grande qualité pour une femme."

Voilà, voilà :

Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu'un atome. Je m'en suis aperçu par la suite.

Les Sentiments du prince Charles, de Liv Strömquist

Quand je fourrage dans le bac de bandes-dessinées, à la bibliothèque, il m’arrive d’en attraper une parce que la couverture m’attire, et de la reposer avec une grimace après l’avoir rapidement feuilletée : le dessin, vulgaire ou agressif, me répugne. J’aurais fait la même chose avec Les Sentiments du prince Charles, si JoPrincesse ne me l’avait pas prêtée, en insistant pour que je la lise. Alors je l’ai lue, comme on avale un médicament au goût infect : vite et en grimaçant.

Le dessin n’est pas seul en cause : faisant feu de tout bois, mélangeant les exemples les plus divers dans un boulgi boulga explosif, Liv Strömquist décortique les constructions sociales et historiques que sont le couple et l’amour avec une ironie si systématique que je ne perçois plus que comme cynisme et rancœur ce qui se veut probablement une colère galvanisante (JoPrincesse m’a confirmé l’avoir reçue ainsi). De voir que, quoi que nous fassions, on se fera couillonner par les représentations qui nous façonnent, me déprime assez comme cela pour ne pas avoir à essuyer une tempête de colère.

J’imagine que les études sur lesquelles s’appuie la dessinatrice me conviendraient mieux ; d’expérience, je sais qu’un exposé dépassionné me permet d’aborder plus sereinement des sujets anxiogènes (j’en avais fait l’expérience dans un tout autre domaine avec le roman graphique Saison brune sur le réchauffement climatique : l’explication des mécanismes a quelque chose d’apaisant, même si c’est pour conclure qu’on va tous crever). Pas certaine d’en avoir envie, cependant, même si je sens que ça (me) travaille en sourdine – en témoigne le sourire jaune que j’ai eu en re-croisant le cas de Mileva Maric et Albert Einstein dans la BD biographique de ce dernier.

La courageuse Irmina

À propos ou à l’occasion d’Irmina, roman graphique de Barbara Yelin

Généralement, lorsqu’il est question du nazisme, c’est au bruit des bottes que l’on fait référence. Dans Irmina, c’est le bruit de la machine à écrire qui domine : la jeune femme éponyme, indépendante de caractère, a décidé de l’être dans sa vie et prend des cours de dactylo pour avoir un métier autre que femme au foyer.

Durant toute la première partie du roman graphique (presque la moitié), on suit la jeune Allemande en échange en Angleterre, et l’on est complètement pris par son histoire naissante avec Howard, brillant étudiant d’Oxford noir et boursier, lorsqu’Irmina est soudain rapatriée en Allemagne : l’histoire se perd dans l’Histoire. La jeune femme perd la trace de l’homme qu’elle aime, et nous de celle qu’on pensait qu’elle était : la jeune femme intellectuellement curieuse et courageuse, qui n’avait pas hésité à prendre la défense d’Howard face à des attitudes racistes, finit par se marier avec un SS convaincu. L’onomatopée qui flottait au-dessus de la machine à écrire de la jeune dactylo se retrouve au-dessus des carottes émincées : elle a démissionné du ministère de la Guerre pour mieux retomber dans l’idéologie du régime, favorisant le retour des mères au foyer. (Sa machine ne lui sert plus désormais qu’à écrire son journal.)

À la déception de l’histoire d’amour avortée succède la fascination pour un phénomène abstrait que Barbara Yelin nous donne à sentir de manière très concrète : autant j’avais compris le rôle de la bureaucratie dans la banalisation du mal, escamotant la responsabilité derrière l’obéissance, autant je n’y avais jamais associé le phénomène de dissonance cognitive, que l’on prend ici de plein fouet (étant donné que voir quelqu’un ne pas voir est le meilleur moyen de voir intensément ce qu’il ne voit pas). La stupéfaction demeure tandis que les éléments de compréhension s’articulent ; on commence à entrevoir comment Irmina, résolument moderne dans son attitude (au sens progressiste : contre les préjugés raciaux, pour l’indépendance féminine…), se met à embrasser la modernité de son époque dans ce qu’elle a de plus nauséabond – sans gaité de coeur certes, mais sans états d’âme non plus.

Son désintérêt marqué pour la chose politique la prémunit de l’élan totalitaire : lorsque son mari loue ce que le régime a fait pour le peuple, elle demande ce qu’il a fait pour eux, pour elle, qui n’a guère envie de se sacrifier au nom d’un bien collectif abstrait. Mais cet individualisme qui résiste à l’élan totalitaire est aussi ce qui la rend aveugle aux drames qui se passent, et ne coagulent pas en un récit cohérent, alarmant : l’incendie du Reichstag ou les vitrines des magasins juifs cassées ne sont pour elle qu’une toile de fond ; ils la dérangent dans son quotidien, sur le chemin des courses (qu’elle comptait faire dans un grand magasin juif). La montée en violence n’éveille pas de doute, au contraire : si culpabilité il y a, elle est immédiatement, inconsciemment changée en ressentiment. C’est, il me semble, le sens de cette phrase terrible que l’auteur met dans la bouche d’Irmina lorsque son fils lui demande qui sont ces Juifs dont il entend parler à tout bout de champ : « Les Juifs sont notre malheur. » La formulation est ambivalente : tout en coïncidant avec la propagande nazie, elle laisse transparaître la rancoeur du bourreau qui en veut à sa victime de faire de lui un bourreau – un paradoxe qui cesse d’en être un si l’on considère le glissement permanent entre identité individuelle et collective (Irmina n’a rien fait en tant qu’individu et c’est ce que, collectivement, on pourra lui reprocher).

La dernière partie du roman boucle sur le début et, dans l’ellipse narrative qu’elle opère, permet de prendre du recul sur les événements – de l’Histoire, d’une vie. Celle que tous appellent la « courageuse Irmina » a conscience de ne plus mériter son épithète homérique depuis longtemps. La mention récurrente a pourtant le mérite de rappelle le tempérament bien trempé de l’héroïne, aux antipodes de la passivité et de la lâcheté qu’on associerait à l’attentisme. La jeune femme en voulait ; elle voulait plus. C’est d’ailleurs en partie parce qu’Howard, accaparé par ses études et ses nobles desseins, a du mal à trouver du temps pour la voir souvent qu’elle rentre en Allemagne – pour se faire une vie, une situation, sans attendre personne – elle le retrouverait ensuite, voilà tout, voilà l’erreur. De décision hâtive en mauvaise décision, on la voit s’éloigner un peu plus d’un chemin qui, pas forcément plus droit, aurait été plus heureux (de bonheur mais aussi de justesse).

J’étais encore imbibée de l’histoire manquée (histoire d’amour, histoire d’une vie) lorsque j’ai lu la postface, tout entière concentrée sur le traitement de l’épisode historique. Je l’ai lue rapidement : elle ne m’apprenait rien, j’avais déjà vu et revu ça en cours d’histoire, plus précisément même. Puis je me suis rendue compte que ce n’était absolument pas ce sur quoi je m’étais focalisée, que je m’étais accrochée à une histoire individuelle au détriment de l’histoire collective en arrière-plan, contretemps à l’assouvissement de mon désir de lectrice comme aux plans de l’héroïne. Cela revenait à prendre conscience de deux choses : la première, que ce roman graphique est extrêmement bien construit, dans son déséquilibre même : la frustration d’un récit d’abord perçu comme bancal en fait une expérience immersive ingénieuse. La seconde prise de conscience est moins agréable : je suis fondamentalement comme Irmina – en tant que lectrice qui s’identifie mais au-delà, en tant que personne. Cela questionne pas mal mon désintérêt total pour la chose politique. J’ai essayé de m’y intéresser, mais mon intérêt n’a jamais survécu à l’événement sidérant qui l’avait relancé (les attentats au Bataclan, celui des tours jumelles, les troubles ayant suivi l’ouragan Katrina… ils tiennent sur les doigts d’une main). Dès que l’analyse m’a permis de mettre à distance la peur et de sortir de la sidération, disparaît l’intérêt que je croyais avoir développé mais qui n’était que temporaire et thérapeutique.

Dans la foulée, j’ai attrapé un essai que ma grand-mère m’avait offert pour Noël il y a deux ans pour accompagner d’une surprise un livre dont je lui avais donné les références, et que je ne m’étais jamais résolue à lire : Identité, la bombe à retardement (de Jean-Claude Kaufmann), c’était tout de suite moins sexy que The Art of Grace (best feel-good essay ever). J’ai repris et dépassé enfin la préface qui m’avait découragée : pour l’auteur, « Je suis Charlie » était une évidence ; je pensais et pense toujours qu’on peut compatir sans s’identifier, et même qu’il est dangereux de devoir gommer tout désaccord pour condamner un acte de violence et offrir sa compassion aux victimes. À la lecture de ce livre, j’ai pris conscience de ma résistance viscérale à l’égard de presque toute identification collective : je ne suis pas Charlie, je n’ai jamais gagné aucune coupe du Monde – c’est tout juste si je suis une #BalletomaneAnonyme, admirative et enthousiaste pour le travail de l’association, mais paradoxalement réticente à participer aux activités en groupe. Réfléchissant ainsi, je me suis aperçue que ce livre, attrapé comme antidote à ma mauvaise conscience non-engagée… j’en faisais une lecture personnelle, individualiste, coupant le raisonnement de sa dimension collective pour l’essayer à mon petit monde. Suis-je irrécupérable ?

"Je suis moi. Ça devrait suffire."

(Merci au traducteur Paul Derouet pour ses bigre, délicieuse manière j’imagine de traduire les Ach…)