Dans les allées, le nouveau venu, le reflux

Une valse dans les allées se déroule presque entièrement dans un  équivalent allemand de Métro, de ces magasins de grossiste à mi-chemin entre le supermarché et l’entrepôt. Pourtant, on y entend la mer. Trois fois.

Flux

La première fois qu’on entend le bruit de la mer, c’est dans la salle de repos avec la machine à café, un néon glauque et une plage à palmier décollée sur un pan de mur : il y a contact entre Christian, le bleu qui parle peu pour peu zézayer, et Marion, qui le charrie depuis le rayon confiserie. Marion-coquillage : vague d’émotion. Il y a de l’Amélie Poulain ou peut-être bien du Grand Budapest Hotel dans cette romance qui se diffère d’un nuit de travail à l’autre, du merveilleux dans un chouchou argenté trouvé sur un charriot élévateur, une friandise périmée offerte comme gâteau d’anniversaire, un visage qui apparaît de l’autre côté du rayon comme dans une bibliothèque ; de la drôlerie, aussi : on ne soupçonnait pas le potentiel forain du charriot élévateur, quelque part entre les croisements des petites voitures et la maladresse du grappin à peluche. Évidemment, il y a de la dérision dans l’enchantement injecté au sujet (la valse dont il est question dans le titre français, c’est la valse de Strauss, qui accompagne l’entrée du charriot et de son manutentionnaire dans le film). Il n’empêche : on est à rebrousse-poil du misérabilisme.

IN DEN GÄNGEN, de Thomas Stuber, avec Franz Rogowski et Sandra Hüller. Cette image a été reprise sur l’affiche… en misant sur le souvenir du cupcake de l’actrice dans Toni Erdmann ?

 

Reflux

La deuxième fois qu’on entend le bruit de la mer, Eros l’a cédé à Thanatos : Christian apprend que son collègue et mentor s’est suicidé. Ce n’est pas que le film devient plus sombre : le merveilleux, dont jusque-là on se contentait de sourire, nous rappelle soudain la nécessité qu’il y a d’inventer ce merveilleux pour tenir, tous les jours, toutes les nuits en fait, dans les allées puis chez soi, seul souvent. Finie la gaudriole imaginaire, c’est la valse à trois temps du komisch allemand :
un temps, normal ;
un temps encore, le même, qui s’éternise plus qu’il ne devrait et fait surgir le rire ;
un temps enfin, encore, où le rire est passé, sans que l’on soit passé à autre chose.
Pas drôle, drôle, pas drôle : bizarre.
Drôle-amer.
Cette valse à trois temps donne un rythme curieux au film : certainement pas enlevé, mais pas vraiment lent non plus, même si ses danseurs-manutentionnaires le sont à la détente. C’est toujours latent, à contretemps.

Flux

La troisième fois qu’on entend le bruit de la mer, c’est la fin ou presque. Christian a obtenu son permis-charriot ; son collègue est toujours mort ; et Marion, qu’il promène sur son charriot de titulaire au mépris des règles de sécurité, toujours mariée à un homme qui, cela se sait, ne lui fait guère de bien. On sourit à nouveau, pourtant, et pour la première fois, en connaissance de cause.

Mit Palpatine

On Chesil Beach

C’est un livre tout fin qui m’a habitée longtemps. Le récit se concentre sur le soir de la nuit de noces d’un jeune couple, narré par le jeune homme. Les minutes avancent à peine dans la chambre d’hôtel, du repas au lit, et c’est toute leur histoire qui se déplie en flash-back dans cet instant-monade, jusqu’à l’éjaculation précoce, l’incompréhension et la fuite de la jeune femme sur la plage de Chesil, où leur histoire se défait. Et là, en quelques pages, le récit s’accélère de façon fulgurante, faisant surgir le sens du destin, du destin manqué – résumé du reste de leur vie à ne pas vivre ensemble.

Ce qui m’a marquée, surtout, dans cette fulgurance soudaine du récit, c’est que l’instant de rupture est revu par le narrateur au fil des âges. Sur la plage, la jeune femme, qui se pense frigide, a proposé à son mari de vivre sa sexualité en-dehors de leur couple. À 20 ans, lorsqu’il vit l’événement, il le vit comme une humiliation, se sent rejeté ; à 30 ans, il trouve la proposition incroyablement généreuse, se dit qu’il a manqué quelque chose ; plus tard encore, il comprend que ce n’était pas la question, qu’avec du temps et de l’écoute, il aurait pu lui faire découvrir son désir, au lieu de la charger du sien.

Aujourd’hui, lorsque je reformule cette dernière interprétation, j’entends un soupçon d’évidence forcée, le refus peut-être d’envisager qu’une femme ne puisse pas éprouver de plaisir – alors qu’il n’y a rien de cela à la lecture : il s’agit plutôt d’une question de rythme, d’apprentissage qui ne s’envisage pas comme tel, de ressenti présumé partagé. Je crois que c’est la seule fois où j’ai rencontré ça dans un roman : une peur de la sexualité qui ne soit pas une peur de douleur ou de conséquence (tomber enceinte, attraper une MST, perdre son intérêt de proie pas encore prise). Plutôt une peur par tension vers un inconnu qui, en l’absence de réelle curiosité, susciterait même un peu de dégoût – le dégoût du sperme qui jaillit comme la version adulte de l’enfant qui s’écrie beurk à l’idée d’échanger sa salive dans un baiser. Un dégoût primitif, qui traduirait la crainte de l’autre à l’assaut de soi, mais qui, surmonté, détourné par l’apprentissage peut s’inverser par le désir et alimenter l’excitation… ce qui ne se passe pas avec le sperme que la jeune fille reçoit sur elle avant d’en avoir eu le désir, et qu’elle tente d’essuyer avec un coussin, comme hystérique – comme, seulement, car avec ce mot, on revient dans une vision masculine du désir où son acceptation semble innée. On parle souvent de l’ébullition des hormones à l’adolescence, et c’est quelque chose qui m’a toujours laissée perplexe, car je n’en ai pas fait l’expérience. Sans y être hostile, ça ne m’intéressait pas ; le sexe, les garçons, ça ne devait pas vraiment être pour moi, et ce n’était pas grave ; ou ce serait pour plus tard. Du coup, j’ai l’impression de comprendre intimement la jeune fille de Chesil Beach ; dans les circonstances qui sont les siennes, où le contact est repoussé à la nuit de noce, et celle-ci avancée comme échéance fixe, je n’imagine que trop bien le rejet…

Cette impression d’empathie intime me vient de la lecture, dont je ne parviens pas à me souvenir quand je l’ai faite – avant ou après ? Je ne sais pas si je l’ai retrouvée ou projetée dans le film. Je ne me souvenais pas, ou vaguement, de ce qui dans le film m’est apparu avec davantage de force : l’importance de l’époque (les années 1960) et du milieu. La différence sociale des protagonistes, évoquée-camouflée entre eux au long de leur histoire, qu’ils n’ont pas même eue à surmonter, ressurgit avec force dans le flot de reproches qu’ils s’adressent sur la plage. Je ne sais pas si je le vois parce que j’y prête davantage attention à cette période de ma vie, ou si le film y invite parce que l’analyse des sentiments se fait plus floue que dans le roman. Ce que l’on perd en subtilité d’analyse, on le gagne pourtant en incarnation, par deux acteurs aussi bons l’un que l’autre : Billy Howle, les traits mal débarbouillés, les lèvres suspendues à la confusion des sentiments, à égale distance du sourire empathique et de la contrariété ravalée ; et Saoirse Ronan, caméléon sans âge, qui suinte une beauté sans rapport avec la beauté, tout en intériorité transparue. Avec le talent de ces deux-là et l’aspect bankable de l’ex Lady Bird, je ne comprends pas que le film n’ait pas rencontré plus de succès…

KkKwa ?

BlacKkKlansman : J’ai infiltré le Ku Klux Klan
Première personne du singulier : un flic noir.

Pas de white black face : Ron Stallworth mène l’enquête qu’il a initiée au téléphone et c’est un de ses collègues blancs (et juif pour ajouter à l’ironie, vu l’antisémitisme bonus du clan) qui fait sa doublure physique. Parfait tandem de John David Washington et Adam Driver.

Nous sommes pré-Facebook, certes. Je me suis tout de même demandée pourquoi on n’avait pas confié l’enquête tout entière au policier qui fait la doublure, et puis je me suis demandée pourquoi je m’étais demandée ça : naïveté de croire que le policier concerné au second degré aurait poursuivi l’enquête avec la même diligence & réflexe discriminatoire tranquillou, de retirer l’enquête à son initiateur à cause de sa couleur de peau. Rattrapage mental in extremis : on aurait pu le laisser piloter l’enquête et préparer les coups de fils à l’avance avec son co-équipiers qui les aurait quand même passés.

Le tandem regardant la carte de membre du KKK qu'ils ont fait établir au nom de Ron Stallworth

C’est drôle tellement ce n’est pas drôle, la facilité avec laquelle les deux policiers déblatèrent le bullshit raciste qu’ils ont forcément trop entendu pour si bien improviser les chapelets d’injures et les réparties haineuses. C’est rare que l’on donne à entendre ce qui se dit ainsi, et il faut toute la verve du tandem pour évacuer la haine non censurée (le ton est donné dès le générique, avec la mention : from a f****** true story).

Quand l’histoire se termine, on se dit qu’heureusement, cette époque est révolue, et Spike Lee nous balance alors des images de Charlottesville, Trump, le porte-parole du KKK. Changement de décorum et de tonalité de rire, jaune, jaune, jaune.

 

La voie, silencieuse

Ce n’est pas souvent que l’on suit les histoires de bully du côté du harceleur, plus que de la victime. Silent Voice narre le cheminement d’un jeune homme qui a harcelé une camarade de primaire sourde et que l’on retrouve, quelques années plus tard, à l’orée de l’âge adulte et du suicide. La décision de se supprimer semble avoir libéré quelque chose en lui et, renonçant subitement sur le pont dont il allait sauter, il se jette à l’eau et se met en devoir de retrouver la jeune fille qu’il a harcelée. Au fil des rencontres et des souvenirs, on voit fluctuer de part et d’autre le pardon, la gratitude et le remord (partagé par celle qui, pourtant victime, se sent une responsabilité partagée dans son échec à communiquer), sans que le renversement annule ce qui précède – ce que comprennent plus ou moins bien la famille, les amis et connaissances qui gravitent autour d’eux, sans arrêt dans la redéfinition de leur rapport les uns aux autres. Une jolie métaphore visuelle indique où le jeune homme en est, une croix violette tombant ou se recollant sur le visage des gens dont il se coupe ou auxquels il s’ouvre, lorsque la culpabilité s’allège et interrompt la prophétie auto-réalisatrice suggérée par la culpabilité, comme quoi il ne saurait plus susciter l’amitié de personne. Le tout dans l’atmosphère particulière de la société japonaise, où l’on a l’impression que l’on commence à s’excuser avant même d’apprendre à parler. Un très bel animé.

Extrait de l'animé. Etudiants dans les couloirs qui regardent tous vers le spectateur, le visage barré par des croix

Mary Shelley

Qu’ils sont jeunes, ces jeunes gens ! Cela me frappe soudain en voyant Elle Fanning que j’ai découverte enfant alors que je ne l’étais déjà plus. Ce n’est pas tant que le temps passe vite : plutôt la précipitation précoce, la jetée dans la mêlée des relations dites adultes, que l’on ne fait toute sa vie qu’improviser.

Le jeu d’Elle Fanning semble se figer en ne grandissant plus ; ou peut-être est-ce simplement d’avoir remarqué la manière dont elle donne de l’intensité à son regard, en contractant la paupière inférieure – un mouvement imperceptible chez la plupart des gens, mais qui est très marqué chez elle et que je ne peux plus ne pas voir chez elle une fois que je l’ai remarqué : l’intensité réduite à la mécanique, comme une mise au point automatique sur un objectif imposant. Peut-être aussi est-ce simplement la partition qu’on lui donne, qui alterne entre souffrance rentrée et affirmation véhémente – une partition elle-même héritée de sa relation pas franchement saine avec Percy, toujours à osciller entre vexations et réassurance de son amour.

La scène à table, entre Percy, Mary, sa sœur Claire et je ne sais plus quel invité est un peu trop appuyée dans son champ-contrechamp et sa contraction narrative, mais on y est : des louanges pour Mary, qui produira à coup sûr une œuvre marquante et c’est Claire, amante du même homme mais pas franchement douée des mêmes qualités, qui s’éteint ; puis Claire se reprend et se met avec aplomb à démontrer ses talents de chanteuse, l’invité amusé commente « Je comprends mieux pourquoi tu la gardes avec toi » et c’est alors Mary qui s’éteint : elle est plus admirée mais au fond, pas vraiment mieux considérée.

(Méta miroir : aurait-on pu avoir Bel Powley, l’actrice incarnant Claire, dans le rôle principal ? Lequel rôle est évidemment – mais en quoi est-ce une évidence ? – tenu par l’actrice la plus diaphane des deux… Heureusement, le traitement réservé à son personnage est plutôt bien rattrapé, sur la fin, lorsqu’elle confie ses ressentis de lecture à Mary et lui assure qu’elle donne là sa voix à tous les laissés-pour-compte de l’affection.)

Et puis il y a cette scène sans doute plus juste, où Percy, découvrant que Mary s’accommode mal du ménage à trois qui s’est installé dans la résignation plus que le consentement, l’accuse d’hypocrisie, refusant de comprendre que l’on peut défendre une certaine liberté de mœurs sans vouloir la vivre soi-même, sans avoir imaginé qu’on la vivrait mal, et même, sans avoir vraiment pris conscience qu’on serait amené à la vivre tant l’intensité de la cristallisation amoureuse fait imaginer sa réciprocité. Réconciliation de ton à défaut de fond : Percy propose à Mary de sortir… avec sa sœur. Et c’est reparti pour l’alternance de vexations et de cajoleries, d’amour probablement sincère et de mesquineries, jusqu’à ce que la liberté, devenue errance sous l’effet des non-dits, de l’alcool et du manque de considération, conduise au massacre pressenti des sentiments des uns et des autres.Le poète en prend un coup dans son image romantique : du jeune beau qui tourne des vers pour coucher, on assiste à un naufrage chez Byron. Les yeux rougis, la bouteille à la main, affalé sur le canapé, Douglas Booth en Percey Shelley fait ressurgir des images de The Riot Club, et je sais d’un coup d’où me venait la prescience du massacre.

La littérature vient là-dessus comme le rachat des souffrances : le film se clôt sur une rentrée dans le rang, dans l’ordre des choses, nous montrant une Mary mariée, qui n’a plus accouché de sa petite fille, morte en bas âge, mais d’une œuvre dont elle peut être fière, dont son père et son mari sont fiers en tous cas et qui lui redonne de la valeur à leurs yeux un instant, oh rien qu’un instant, détournés. Les coups durs suivants sont relégués aux écrans noirs : que sont-ils devenus, qui est mort précocement, tragiquement, les coups du sort et les contrecoups émotionnels, tout une vie que l’on essaye de rédimer par l’art qui, sans l’art du storytelling justement, sans sa transfiguration, ferait un piètre lot de consolation.

Mais peut-être est-ce parce que je n’ai toujours pas lu Frankenstein – que, bizarrement, je n’ai toujours pas très envie de lire, même après ce film qui vient comme piqûre de rappel après le ballet. Je devrais être intriguée.

Mit Palpatine,
qui n’a pas compris pourquoi je lui ai tapoté dessus avec entrain quand j’ai soudain reconnu dans l’acariâtre belle-mère l’adorable servante de Downtown Abbey.