Zola chez les rednecks

I, Tonya manquait de rythme pour un film du vendredi soir. Pendant deux heures, sur lesquels on aurait sans problème pu raboter trente minutes, on s’enlise (fort intelligemment) dans la bêtise crasse des rednecks. Par son talent de patineuse et son acharnement, Tonya Harding sort du lot, mais ce ne sera pas suffisant pour s’en sortir : on la voit se faire péniblement rattraper par la violence de son milieu, où l’ignorance supplée la méchanceté, jusqu’à la ruine de la carrière – l’American Dream fauché par le réveil.
À sa mère, qui se targue d’avoir fait d’elle une championne, Tonya répond : you cursed me. Et c’est exactement ce qu’elle incarne, dans sa gestuelle comme dans son histoire : le contraire de la grâce. On finit par avoir envie de faire comme le jury, et détourner les yeux, à défaut de pouvoir les fermer.

(Mention spéciale à Mckenna Grace, l’incroyable gamine de Gifted que l’on retrouve brièvement comme Tonya, et aux mouvements de la caméra dans les scènes de patinage, qui transcrivent la force et la vitesse de la patineuse, loin de l’enregistrement littéral des compétitions telles qu’elles sont retransmises à la télévision.)

Conte aquatique

The Shape of Water est un nouvel avatar du monstre dont un regard bienveillant saura voir l’humanité, envers et contre tous. Le titre m’avait fait imaginer une créature polymorphe, qui prendrait la forme de ce qui la contenait, mais il s’agit en réalité d’une métaphore pour l’omniprésence de l’amour, débordant la présence de la personne qui l’inspire — la créature, elle, est une espèce de poisson-lézard-bipède, qui suscite la curiosité puis l’attachement d’Elisa, femme de ménage sur la base militaire aérospatiale où la créature a été traînée comme asset.

Sur cette trame élimée, Guillermo del Toro et Vanessa Taylor brodent un conte amniotique dans lequel on se plait à baigner, bercé par les bribes de comédies musicales qui nous parviennent comme étouffées : Elisa habite au-dessus d’un cinéma au bord de la ruine et se lance volontiers à l’occasion dans quelques pas de tap dance – sans jamais chanter, puisqu’elle est muette1. Même s’il en fait le signe quasi-magique d’une élection, prémonition de l’osmose d’Elisa avec la créature sans paroles, le film n’élude pas le handicap. Il n’élude pas grand-chose, en fait ; c’est un conte dans le sens littéraire du terme, avant que le genre ne soit revendiqué par les fées.

Elisa alignant ses oeufs comme un Petit Poucet.

On y voit l’amie d’Elisa (géniale Octavia Spencer) en proie aux stéréotypes raciaux, la solitude aiguë de son voisin homosexuel illustrée par un frigo rempli de parts de tarte infectes, achetées pour la compagnie du serveur, et Elisa se masturber dans son bain tous les matins (enfin les soirs, car elle travaille de nuit), l’orgasme se devant de coïncider avec la sonnerie du minuteur (heureusement pour elle qu’elle mange ses oeufs durs, parce que c’est rapide, tout de même). La pauvreté de ces existences est embellie par une réalisation douce-amère, tonalité toute entière contenue dans le sourire d’Elisa (Sally Cecilia Hawkins), quelque part entre la timidité des Émotifs anonymes et la détermination enjouée d’une Amélie Poulain américaine qui aurait troqué Manet pour Norman Rockwell. All is well.

Lady Bird

Saoirse Ronan et Beanie Feldstein

On met un certain temps à se rendre compte qu’il n’y a rien de neuf, et même pas mal de clichés2 dans ce film qui réussit toujours à les mettre en mouvement. Lady Bird adopte et conserve un ton singulier, comme les cheveux de son héroïne éponyme, qui voudrait bien prendre son envol. L’humour y est pour beaucoup – pas celui qui fait forcément rire ; l’autre, cru et tendre, précisément parce qu’il n’y a pas toujours de quoi rire.

(J’ai quand même bien ri quand Lady Bird et sa BFF grignotent des hosties comme des chips ; à la cafteuse qui menace de le dire, elle réplique qu’elles ne sont pas consacrées.)

On suit ainsi avec un sourire tantôt de compassion, tantôt franc, le chemin banal et décisif de Lady Bird (la fin du lycée), avec en filigrane la question de savoir comment, sans être ingrat, vouloir et demander plus à une famille qui fait ce qu’elle peut ; comment ne pas rejeter ce qu’on veut dépasser — ne pas renier d’où l’on vient, mais aller plus loin.

Une bonne soeur de l’école privée où se trouve Lady Bird lui fait remarquer que, dans son essay, elle parle de manière très juste de sa ville natale, qu’elle doit donc aimer même si elle veut à tout prix la quitter : Don’t you think they’re the same thing? Love and attention?

Phantom Thread

Cousu de fil blanc, Phantom Thread ? Certainement. Un couturier de renom qui fait d’une serveuse délicieusement maladroite sa nouvelle maîtresse et sa muse, dans le Londres des années 1950 et dans un film de facture classique, cela flaire l’intrigue prêt-à-porter. C’est qu’on a vite fait de ne pas remarquer que le tissu narratif cousu de fil blanc est lui-même blanc. Parfois, exhiber est le meilleur moyen de cacher – quoi ? une relation étrange, quoique peut-être pas tant que ça, entre un créateur qui dicte la conduite de son monde et une jeune femme aussi douce d’abord que déterminée : elle lui sert certes de modèle pour créer de nouvelles robes (passablement laides), mais c’est lui qui finira rhabillé pour l’hiver.

La scène lors de laquelle laquelle Reynolds tourne autour d’Alma pour lui faire essayer le bâti d’une première robe résume assez bien la relation qui se met en place, entre séduction et vexation : elle est plantée là, future muse pour l’instant en petite tenue face à un homme qui l’admire autant qu’il l’objective – la mécanique du désir, dans son ambivalence. À l’essayage, dont la charge sensuelle n’a rien à envier à un premier déshabillage, succède la prise de mesure, soudain vexatoire : la soeur pète-sec du couturier débarque, et note la mine sévère les chiffres que son frère énumère et commente, sans qu’on puisse plus démêler le compliment de l’humiliation. Vous n’avez pas de poitrine, remarque Reynolds sur un ton qui conduit Alma à s’excuser. Reynolds la reprend : it’s perfect ; it’s my job to give you some. If I wish to. Ce n’est plus Pygmalion qui parle, mais un monarque despotique : si tel est mon bon plaisir. Le détail résume à lui seul la conduite du créateur, contre laquelle la muse va mine de rien résister – d’autant plus qu’elle semblera s’y soumettre.

Tout l’intérêt du film réside dans le bras de fer qui s’engage entre Reynolds (séduisant-agaçant Daniel Day-Lewis) et Alma (Vicky Krieps), beaucoup moins docile qu’on l’aurait cru. Sommée de s’inscrire dans la vie de Reynolds sans rien déranger de sa routine de célibataire égocentrique, Alma s’adapte pour mieux résister :  se lever en pleine nuit pour qu’il découpe ses tissus sur elle ; beurrer ses tartines dans le silence le plus absolu pour ne pas déranger la routine du maître, qui ne saurait se remettre d’une journée mal emmanchée ; dormir ou attendre dans sa chambre à elle sans jamais toquer à la sienne… Ama intègre les codes de la maison et gagne le respect de la soeur, Cyril, qui défend son frère contre les perturbations extérieures autant que contre lui-même. Elle intègre les codes… mais ne se résigne pas à l’attention intermittente de Reynolds, qui l’agace de plus en plus à mesure que le créateur la délaisse, après l’avoir comme un bel objet ajoutée à son intérieur. Puisque Reynolds méprise le compromis, elle se met à exiger – des caprices d’enfant aux yeux de Reynolds, qui oublie qu’il ne lui laisse guère le choix en l’infantilisant comme il le fait.

[SPOILER ALERT – ne lisez plus au-delà si vous comptez voir le film] C’est là qu’intervient le twist du film, et que se dévoile le caractère twisted d’Alma : remarquant que le créateur baisse la garde de la forteresse qu’il s’est bâti et redécouvre la tendresse dans ses moments de faiblesse, lorsqu’il se repose après ses défilés, elle provoque délibérément cette faiblesse… en l’empoisonnant. Elle prend alors soin de lui avec le sadisme et la tendresse d’une mère atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration. Reynolds, qui ne jure que par sa mère depuis le début du film, développe enfin la reconnaissance tant attendue.

Les champignons vénéneux fonctionnent comme un filtre d’amour : à merveille, mais avec une efficacité limitée dans le temps. Qu’à cela ne tienne, il suffit de recommencer : sauf que cette fois, Reynolds comprend ce qu’Alma trame… et rentre dans son jeu. C’est là que les critiques se mettent à parler de perversion… et que le film devient jubilatoire, quand au lieu de tout dérégler, la vengeance rétablit un drôle d’équilibre : pas de compromis, mais deux fortes têtes qui se la tiennent, dans un bras de fer sans cesse renouvelé où chacun gagne sitôt qu’il perd, la relation ne se poursuivant que parce que chacun obtient à tour de rôle ce qu’il veut.

J’ai l’impression de comprendre étrangement bien ce couple où ni l’un ni l’autre ne lâche rien, et s’admirant pour cela3, ne se lâchent pas. Amoureuse exigeante, je suis Alma ; tyran domestique4, je suis Reynolds (il faut l’entendre commander son petit-déjeuner au restaurant, du thé si c’est du lapsang, de la confiture avec les scones mais pas de fraise…). Je ne sais pas si c’est d’être passée par des périodes où j’étais un peu frustrée d’essayer vainement de récupérer l’attention d’un Palpatine lui aussi obnubilé par son travail, mais j’ai trouvé absolument jouissive la scène où Alma beurre et croque bruyamment ses tartines, à en faire grimacer Reynolds. Loin d’adopter un ton dramatique lorsqu’Alma se met à jouer avec la vie de Reynolds, le réalisateur choisit l’humour et s’y tient, donnant à son film un ton inimitable… ou presque, puisqu’il me rappelle étrangement celui de Monsieur & Madame Adelman, une tout autre histoire, très similaire, où la victime se paye si bien sur la bête qu’elle en devient à son tour le bourreau consentant. Grinçant et très, très réussi.

 

Oh Lucy !

… si tu savais, tout le mal, que tu te fais…
Oui, je sais, je devrais avoir honte de mon jude-box cérébral, surtout que Oh Lucy! est un beau film nuancé… tout en étant plutôt barré : l’ennui tokyoïte qui pète un câble.

Affiche de Oh Lucy!

Le film commence commence par un suicide auquel assiste Lucy, et de là rebondit, comme la balle de ping-pong que son professeur d’anglais inopiné lui colle dans la bouche, pour articuler. Sans qu’on comprenne comment, ce trip nippon nous entraîne dans les motels californiens et les regrets, passés et à venir, de vies émaillées de ratés, de petites lâchetés et de drôleries parfois cruelles. La vie, quoi, et son ping pong imprévisible du cocasse à l’émouvant, qui d’un revers, sans qu’on l’ait vu venir, translate de l’anodin au dramatique. Le rire s’étouffe dans les derniers sursauts de la balle, perdue.

Setsuko-Lucy et sa soeur dans le resto d'un motel
Shinobu Terajima dans le rôle de Lucy-Setsuko à droite et sa soeur à gauche. J’ai mis du temps à trouver à qui le personnage me faisait penser, au-delà de sa coupe de cheveux, identique à ma première prof de danse classique : Christina, de Grey’s Anatomy ! Même alliance de sérieux et de fantasque.

Josh Harnett dans le rôle de John, version professeur trop beau pour être vrai.

Avouons qu’il n’est pas difficile d’être séduit par Josh Hartett…