La quadrature du Square

L’œuvre d’art au centre du film de Ruben Östlund : un carré dessiné au sol, qui fonctionnerait comme une maison à chat perché, un asile où tout ne serait que paix et amour – intentions de l’artiste, pieusement recopiées par les journalistes et critiques de tout poil à l’intérieur comme à l’extérieur du film1.

Le film : la quadrature de ce carré, avec tout ce qu’il y a dedans (le cercle privilégié des amateurs d’art contemporain, dont font partie notre anti-héros conservateur et la part du public la plus susceptible d’accueillir favorablement le film) et tout ce qu’il y a dehors, qui devrait être dedans (les démunis et les mendiants dans les coins, les sans-abri et les sans-culture bobo, qui s’excluent de facto d’une palme d’or). C’est un miroir, en somme, que le réalisateur retourne vers nous, non pas tant pour que l’on s’y reconnaisse (facile), mais pour qu’on s’y voit au milieu de ce qu’on ne veut pas regarder : ce à quoi l’on tourne le dos se retrouve soudain dans notre champ de vision et l’on ne voit plus que notre position. Renversement de l’intérieur et l’extérieur : The Square, c’est le carré en creux, notre humanisme revendiqué plus que pratiqué.

Le procédé est aussi subtil et évident que sa critique devient grossière et verbeuse en voulant l’expliciter. Parce qu’il est what the fuck, le film peut rester juste de bout en bout : en plein dans le mile, dans le malaise, sans complaisance ni amertume. Avec beaucoup d’auto-dérision, le plus souvent, parce qu’il faut bien que le film se laisse voir. Mais pas toujours, et c’est alors une scène redoutablement efficace : une performance simiesque d’un artiste lors d’un dîner de gala, qui commence de manière grotesque (un gros balèze qui fait des bruits de singe) et devient franchement inquiétant lorsque l’artiste refuse de jouer le jeu (les chiquenaudes envers les invités tournent au harcèlement), paralysant tous les invités, qui baissent les yeux et se tiennent le plus immobile possible en espérant que cela ne tombe pas sur eux. Le harcèlement tourne à l’agression physique et il faut attendre une tentative de viol pour que l’un des invités réagisse, sortant les autres de leur stupeur. Nous.

On finit par comprendre que c’est de nous aussi qu’il s’agit, après avoir cru rire uniquement de tous ces gens très riches, qui peuvent dire conduire « une Tesla de base ». C’était carré, on ne s’est pas méfié : nous voilà encerclé. Même chose pour l’art contemporain, moqué-dégradé par le verbiage dont on l’entoure2, et soudain réhabilité dans sa capacité à nous interroger. Il y a certainement de l’enfumage parmi les œuvres, mais sont-elles si douteuses si elles nous font douter ?

J’ai mis un certain temps à percuter que le clip YouTube provocant au centre de The Square fonctionnait comme une miniature mise en abyme… Il est plus facile de juger le film bon que de se demander si on l’est soi.

(Question ouverte car le film nous épingle sans nous faire la morale. Malaise et honte, à la présence insidieuse, sont balayés par l’auto-dérision bienveillante du réalisateur… comme les tas de poussière de l’installation détruite, au-dessus de laquelle était inscrit en néon You are nothing. Œuvre, homme, poussière, tu redeviendras poussière… ou un peu de sperme au fond d’un préservatif jeté à la poubelle3…)

Mit Palpatine


Blade Runner 2049 : l’hologramme et le glitch

L’intrigue. Je soupçonne certaines zones d’ombre d’être des impensés scénaristiques. Probable confusion entre ambiguïté et approximation, sous couvert de préserver le mystère. (J’ai déjà oublié le détail du déroulement narratif.)

Les thèmes. Vus (et revus) : hybris d’un cloneur de robots christique, replicant esclaves, lutte des classes, reproduction de la domination (le replicant pour les humains, l’hologramme pour les replicants). Plus subtil : quel est le propre de l’homme ? à partir de quel moment la différence entre replicant et créature humaine disparaît-elle ? Au cœur de l’intrigue, rappelés par plusieurs personnages : le « miracle de la vie ». En creux, plutôt que la reproduction animale :  le miracle de la conscience, quand la matière se met à sentir et penser, ressentir et réfléchir. Les replicants n’ont pas d’âme, nous dit-on (comme les esclaves noirs autrefois). On persiste à imaginer l’âme comme un supplément, quand elle n’est que l’appellation poétique et religieuse de la conscience, au ras des synapses. D’où cas de – conscience, morale. Si l’on veut, si l’on veut. Ce n’est pas ce que je retiendrai du film. Mais plutôt :

L’esthétique. Chassé du scénario, le trouble vient se loger dans l’esthétique. Brouillard de tempête ou de sable, le flou est une première  tentative pour parer l’implacable précision numérique (le mystère est-il jamais chirurgical ?). Mais les millions de pixels reprennent leurs droits : impossibles à escamoter, ils sont montrés dans leur puissance et leur limite : le glitch – qui raye, qui freeze, qui redonne à voir ce qu’on voyait trop bien, et fait voir double. C’est un petit précipice de rien du tout, une déchirure vertigineuse entre deux mondes (matériel, virtuel), entre deux époques (où le futur de l’une est le passé de l’autre). Un éclair où la petite amie holographique hyper perfectionnée est déjà devenue l’archive rayée d’Elvis Presley dansant dans un cabaret désaffecté (comme Skype en 3D, l’hologramme de science-fiction appartient au passé). Le glitch holographique, c’est le futurisme qui s’avoue futur futur-du-passé : dans cet aveu s’engouffre toute la nostalgie qu’il est possible – tristesse et beauté des espaces désertés, brièvement hors du temps ; solitude des corps qui se reconnaissent éphémères (l’hologramme comme image de leur disparition).

Hologramme : métaphore numérique, qui éclaire la présence par l’absence et l’absence par la présence. Le film en révèle tout le potentiel poétique et nostalgique.

(Sinon, pour donner à voir une chose dans une autre, il y a aussi le bon vieux reflet.)

Glitch : fine lame de pixels, par laquelle Blade Runner 2049 se découvre poignant. (Au générique, les noms apparaissent-disparaissent selon cette même esthétique.)

C’est très beau, particulièrement réussi pour évoquer le trouble de l’identité (qui l’on est, qui l’on aime, dans le temps et la durée). La scène où l’hologramme de K., projection de tous ses désirs, se fond à une prostituée replicant pour trouver à s’incarner est magnifique : la bouche de l’une, de l’autre, un visage sous l’autre, superposition, coïncidence, décalage, confusion… c’est tout le trouble amoureux qui se trouve décomposé dans ce plan à trois glitché. J’ai pensé au dernier épisode d’Angel, lorsque, mourant, Wesley demande à Illyria, la déesse qui a tué Fred en s’incarnant en elle, de reprendre les traits de celles qu’il a aimée. Pour mourir et non pour vivre, donc. L’illusion ne tient pas la durée, sans laquelle l’autre cependant ne peut exister : dans Her, l’assistante vocale du héros se détache de lui ; dans Blade Runner 2049, la poupée holographique disparaît d’un coup de talons avec la baguette magique-clé USB-test de grossesse qui la contenait. Force du réel que de résister à nos désirs.

K. face à la publicité générique de sa petite amie holographique perdue.

L’objet. À ajouter sur ma wishlist à côté du retourneur de temps d’Hermione et de l’aléthiomètre de Lyra : l’objectif à créer des souvenirs. Parce que si la reproduction et la conscience font de nous des hommes, ce sont bien nos souvenirs qui font de chaque animal-qui-parle un individu avec sa propre histoire – et c’est notre désir à tous d’être spécial (cf. K. qui se croit l’objet de la prophétie, avec un retournement qui m’a rappelé The Dark Knight Rises).

Le point danse. Parce qu’on fait difficilement mieux qu’un hologramme géant de ballerine en pleine rue pour se faire piétiner par l’aspiration à l’idéal / le regret d’une étoile perdue (fonctionne aussi en sens inverse pour révéler le fantasme de désincarnation associé au ballet classique – la maîtrise du corps jusqu’à l’envol d’une âme seule, Willis, sylphide, fantomatique… holographique).

Mother, la métaphore avortée

On ne sait pas très bien qui est la mère qu’interpelle Aranofsky dans le titre de son dernier film. L’héroïne, interprétée par Jennifer Lawrence, finit certes par tomber enceinte, mais aux trois quarts du film ; l’enfant n’y fait qu’un passage éclair. Si l’on veut en croire la métaphore officielle du réalisateur, la mère serait plutôt la maison généreusement retapée par l’héroïne et peu à peu saccagée par d’indésirables invités, toujours plus nombreux : la Terre envahie par le pullulement d’ingrates créatures qui finiront par la détruire.

On passera sur le mari créateur, le bris d’un objet défendu, le fratricide improbable, le déluge par robinetterie ou le romancier prophète (ici recensés) : la lecture biblique est un piètre prétexte pour donner de la cohérence à un film qui part dans tous les sens*, tant il brasse de la métaphore, parfois sans signifié, parfois avec excès de signifiant (le plancher de la maison qui saigne et que l’on tente en vain de cacher sous un tapis) – ça se justifiera par une nouvelle métaphore, sans doute, folie humaine, maladie mentale, mais alors chacune empiète sur l’autre au détriment de toute lisibilité, pour un film au final moins riche que fouillis. Une fois dépecé, reste : la nature foncièrement mauvaise de l’homme (pervers narcissique), l’amour (cristallin) qui ne peut entièrement le racheter, la destruction qui préside à toute création (brève révélation, white out) et le caractère cyclique de tout cela (reboot du film sans issue, qui maintient le mari au purgatoire et le spectateur dans l’exégèse). Mouais.

Pourtant, contrairement à Noé, autrement plus franc du collier dans son délire écolo-biblique, Mother ! ne prête pas à rire dans son déroulé. Il y a quelque chose qui fonctionne en-deça de tout emballage métaphorique pompeux : la logique du cauchemar, ou plutôt son emballement en dehors de toute logique, m’a clouée sur mon siège, la main agrippée à la manche de Palpatine, prête à me propulser contre lui pour y trouver refuge dans les moments les plus durs. Je suis une petite nature face au thriller (annoncé) et plus encore face à l’horreur (registre auquel je n’étais pas préparée) : l’attente des petites musiques trompeuses me met les nerfs en vrac ; les exécutions sommaires d’anonymes shootés cagoulés me glacent. Moins que les images, pourtant, vues et revues, dont on trouvera facilement des versions encore plus violentes ailleurs, c’est leur enchaînement sans causalité qui me plonge dans la stupeur ; c’est de ne pas comprendre à quel moment ça a dérapé, comment et pourquoi l’engrenage, et si ça va s’arrêter, et où, et dans quel état on sera encore à ce moment-là – l’impression de tout subir et de ne rien comprendre, rien contrôler, renforcée par les plans cadrés serrés sur Jennifer Lawrence, qui ne vous laissent jamais prendre de recul et vous entraînent dans le délire – de l’héroïne, du réalisateur, de la foule déchaînée qui saccage et se met à tuer. La violence gratuite me glace ; qu’elle soit sans origine me terrifie : il n’y a plus un ennemi, un camp ennemi ou même un fou, mais des forces qui se déchaînent à travers tout un chacun, et déciment aveuglément.

Peut-être est-ce là la seule nécessité de la justification biblique ou métaphorique de tout poil : réintroduire un semblant de rationalité pour mettre à distance ce dans quoi l’on perdait pied ; nous permettre d’être terrifié puis l’oublier avant même d’en avoir fait des cauchemars, sans que cela ait trop poissé.

Et peut-être la seule nécessité du film : me donner l’envie de briquer-ranger-m’occuper de chez moi. Là où la remise en ordre perpétuelle de l’héroïne revenait à pisser dans le tonneau des Danaïdes, m’occuper de mon environnement immédiat s’est soudain retrouvé paré de vertus apaisantes. Comme quoi, la métaphore de la Terre nourricière, rétrogradée à l’environnement immédiat, réduite à son seul signifiant de travaux domestiques, a peut-être porté ses fruits… Du moins mon congélateur est-il dégivré. Eh ouais.

120 battements par minute

J’étais réticente à aller voir 120 battements par minute que j’imaginais trop plein d’indignation (épuisante) et de bons sentiments (indigestes), mais les actions menées par les militants d’Act Up représentent une part finalement moindre que les discussions internes politiques-éthiques-scientifiques, et la réalisation reste sobre – voire crue quand cela est nécessaire : faire l’amour y est bien une affaire de sexe et de sperme, comme le sida, qui fait mourir sans euphémisme, deux morceaux de sparadrap pour maintenir les paupières fermées.

« Ce qui m’intéressait […] c’était l’étrangeté de l’état second dans lequel on est dans ces situations-là. Cette tonalité me semble plus honnête vis-à-vis du spectateur, plutôt que de chercher à le faire pleurer. J’ai vécu la scène où je rhabillais un copain mort et sa mère lui parlait. Je ne me souviens pas d’avoir été ému, mais il y avait justement une inquiétude diffuse à ne pas l’être. »

L’Histoire, via l’histoire d’une association, peu à peu s’efface et s’incarne dans une histoire d’amour et de mort. Mélo et militantisme s’empêchent et s’équilibrent l’un l’autre : cela se ressert, la gorge, du collectif au couple, dans l’impudeur des corps et la pudeur des sentiments. 120 battements de cœur par minute : dans l’amour, la peur et la danse – seule concession lyrique où les paillettes de poussière du dancefloor se mettent à flotter et dérivent parmi le virus et les cellules infestées.

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En plein débat avec les laboratoires pharmaceutiques, la lumière se rallume dans la salle. Au bout de cinq minutes, un employé du cinéma vient nous expliquer que le courant a sauté dans tout le quartier et que le projectionniste (un seul pour les seize salles du complexe) devrait relancer le film dans les dix minutes. L’annonce est accueillie par une nuée de claquements de doigts : substitut aux applaudissements préconisé par Act Up lors de ses réunions pour ne pas couvrir la voix de l’orateur. Jolie connivence de salle.

(En réalité, une seconde coupure de courant a retardé la reprise et l’entracte impromptu a duré, si l’on en croit le retard à notre sortie, plus de 45 minutes.)

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Contrechamp : Nahuel Pérez Biscayart, gouaille d’enfer
Contrechamp : Arnaud Valois, armoire à glace mais tête de nounours dans un rôle d’introverti++ (je fonds)

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Mérite de 120 battements par minute, en-deça même de ce qu’il est un bon film : refaire parler de la maladie et de sa prévention par sa seule existence. Ma collègue de 40 ans me racontait qu’Act Up, c’était son adolescence et qu’elle suivait ça un peu ahurie depuis son lycée de province. À mon tour, je lui ai expliqué que 10 ans plus tard, on ne comprenait pas pourquoi on nous rabâchait toujours la même chose : on ne pensait même pas encore au sexe que le préservatif était déjà une évidence, et les MST une espèce d’ombre de la sexualité qui ne donnait pas spécialement envie d’en approcher. Apparemment, aujourd’hui, la banalité du discours et les traitements de plus en plus efficaces contre le sida auraient tendance à entraîner une prise de risque accrue – d’où le bon timing du film.

« […] j’avais besoin de me confronter aux jeunes d’aujourd’hui parce qu’on n’en a jamais fini avec le sida. J’ai connu l’époque de l’insouciance avant, c’était extrêmement joyeux. Je ne me remets pas que ça soit devenu grave. »

 


Les citations sont extraites de l’interview de Robin Campillo pour Trois couleurs.

Une histoire de gays ?

« Confiner cette maladie a ‘l’intimité’ quand il s’agit de gays, ça rappelle le placard, je ne voulais pas être là-dedans. Être enfermé dans l’intime, c’est être invisible. C’était la même chose avec l’avortement avant le manifeste des 343 en 1971 : ça arrangeait tout le monde que ça soit une expérience individuelle, que les femmes aillent en Belgique ou en Angleterre. Avec Act Up, on a dit : « Non mais, attendez, c’est pas une maladie de l’intime, c’est une épidémie, donc ça a à voir avec la politique, avec la santé publique ! » »

Et sur les scènes de sexe :

« On a fait des répétitions torses nus, je ne voulais pas qu’ils arrivent sur le plateau en mode « on baise » et qu’on fasse une scène de Kama Sutra gay. Ce qui m’intéresse, c’est que ce n’est pas si évident de trouver des positions. D’abord, ça m’excite plus que la performance, je vois plus le côté humain, et ça me touche beaucoup. Le film est produit par France 3, donc je ne pouvais pas filmer de pénis, mais je n’avais de toute façon pas envie de tourner la scène de manière pornographique – même si ça m’intéressait de faire un film porno un jour. Par contre, je voulais montrer les à-côtés importants, qui sont tout le temps évacués au cinéma : mettre une capote, bien mettre du gel, comment on enlève le préservatif… Pour le coup, on voit du sperme qu’on essuie – ça, visiblement, c’est pas interdit. Y’a plein de choses que les gens trouvent glauques, alors que pour moi c’est extrêmement romantique […]. »

Le redouté

Sous couvert de comédie-pastiche-tombeau, Michel Hazanavicius nous offre avec Le Redoutable un très beau film drôle-amer. On rit bien volontiers de la Nouvelle Vague rembobinée et du personnage de Godard, interprété par Louis Garrel, parfait de flegme pince-sans-rire zozotant (je me fais d’autant moins prier que l’unique film que j’ai vu du réalisateur était l’infâme Adieu au langage), mais ce serait un inconnu que ce serait tout aussi juste. Sans jamais se départir de sa légèreté rythmique – on n’épilogue jamais -, le film effleure là où ça fait mal. Il montre, sans démonstration appuyée, comment on peut se raccrocher à une idéologie jusqu’à nier toute réalité, toute amitié. Comment on peut se rendre détestable en se détestant soi-même, et se mettre à détester les autres de ne pas vous détromper ; ou pire, de vous aimer ainsi, si détestable. Et comment peu à peu la personne qui vous a ouvert de nouveaux horizons peut finir par vous faire une vie étriquée. Il faut le menton et le regard incroyablement intense de Stacey Martin pour démentir le sois belle, suis-moi et tais-toi infligé par un Godard-connard à sa femme, Anne Wiazemsky. À chaque fois qu’elle se tait (face à son mari de moins en moins cynique et de plus ou plus imbuvable), se taire est une action à part entière – non pas un accès de lâcheté, mais la force de ravaler le mépris plutôt que de le recracher :  l’endurance et le courage d’aimer, elle est belle de cela. Je l’ai aimé tant que j’ai pu.