Un Skywalker peut en cacher un autre

Rey (Daisy Ridley) in Stars Wars: the Rise of Skywalker

Palpatine (le mien, pas celui du film) m’a organisé un rattrapage express pour que je puisse l’accompagner revoir le dernier opus : visionnage de l’épisode VIII, précédé par le résumé de l’épisode VII en tirant le curseur de lecture à tout berzingue, avec arrêt sur image pour les scènes clés – franchement, on devrait voir les Star Wars comme ça, l’intrigue est bien plus facile à assimiler. Je me souvenais si peu de cet épisode VII que j’ai franchement douté l’avoir vu, jusqu’à ce que : ah mais oui, le robot mignon ! (Et l’actrice qui ressemble à Keira Knightley avec plus de fougue.) Cela aurait tout aussi bien pu être une bande-annonce.

La mythologie autoréférentielle de la saga me passe à cents pieds au-dessus de la tête. Je n’avais par exemple jamais remarqué que les Jedi ont des sabres de couleur différente (la barre perpendiculaire de celui de Kev, en revanche, m’a perturbée – pourquoi cela m’a-t-il fait penser au KKK ?). Dans le métro du retour, Palpatine se délectait de retrouver chez son homonyme les mêmes paroles qu’à l’épisode n-x ; devant mon air, que je m’efforçais pourtant de conserver neutre, il s’est interrompu, dépité : tu ne te souviens pas… non ? Perso, j’étais déjà contente d’avoir suivi le film en sachant à peu près qui est qui, et qui voulait tuer qui pourquoi. Franchement, c’est déjà beaucoup pour moi, qui vois Star Wars comme un blockbuster – ni plus ni moins. Des méchants stylés (Adam Driver compte double), une héroïne battante, quelques répliques cinglantes et des mignons robots suffisent à mon bonheur (surtout les mignons robots, on ne va pas se mentir).

Et oui, oui, bon d’accord, l’aspect psychologique qui affleure dans le traitement des prophéties autoréalisatrices : le fait que ce qu’on projette sur l’autre contribue à le façonner, en bien comme en mal, et la marge de manœuvre que l’on a face à cela, qui déplace la question du bien et du mal vers celle du déterminisme et du libre-arbitre. J’avoue. Mais les mignons robots avant tout.

Ciné, cuvée 2019

(Je n’aurais pas pensé que je galérerais autant pour faire cette mosaïque. Les affiches enregistrées sur Allocine ne sont pas d’une format standardisé…)

J’aime toujours les récap ciné annuels de Bladsurb etZvezdo. Leur dépouillement : les noms de films sont énumérés, les plus marquants sont en gras, des + et des – chez Bladsurb, une parenthèse occasionnelle comme prise de note chez Zvezdo. La comparaison : quels films n’ai-je pas vu, quels films avons-nous en commun, tiens, c’était cette année, celui-là, je l’avais presque oublié.

Je me situe assez mal dans le temps et mes repères tendent à se faire de plus en plus flous : est-ce que je connaissais Palpatine à cette époque ? cela fait dix ans à présent ; est-ce que je bossais déjà là où je bosse – depuis six ans ? Les gens qui peuvent dater un souvenir à la volée m’épatent toujours ; j’ai beau en avoir appris des centaines par cœur en prépa, je n’ai pas la mémoire des dates. Le temps passant, de plus en plus dense et rapide, j’ai décidé cette année que je m’appliquerai davantage à l’apprécier comme on apprécie en connaisseur : en connaissant-devinant-retrouvant l’origine des choses. Je vais commencer à dater, et à me retourner sur ces dates ; regrouper, rassembler, les chroniquettes par mois, les bilans par années, pour essayer de me situer ; apprécier, comme on apprécie la distance.

Ciné, cuvée 2019 : 45 films (à peu près, je ne sais plus trop ce que j’ai vu fin décembre et début janvier).

Mes coups au cœur :

Quelques tendances et thématiques :

  • des comédies feel good, toujours, parce que c’est la vie (je reverrai avec plaisir Premières vacances, Yesterday, Notre-Dame),
  • un entraînement à être une bobo humaniste approuvée par Télérama (Les Invisibles, Sorry We Missed You, Les Hirondelles de Kaboul, Hors Normes, Papicha, Les Misérables),
  • de belles fresques familiales venues d’Asie (Une affaire de famille, Les Éternels, So Long My Son)
  • Camille Cottin, que j’aime décidément beaucoup : Premières vacances, Le Mystère Henri Pick, Les Éblouis.

Je peux aller voir (je pourrais, je suis allée voir) un film simplement parce qu’ils y sont : Camille Cottin (cf. ci-dessus), Saoirse Ronan (les filles au long visage, décidément), Adèle Haenel (même si Le Portrait de la jeune fille en feu n’a pas pris pour moi la même importance que pour d’autres), Louis Garrel (mais est-ce encore une bonne idée ? plus un acteur de ma vingtaine que de ma trentaine), Anaïs Demoustier (je commence à me lasser), Stacy Martin (tellement séduisante qu’elle commencerait à m’agacer), Vincent Lacoste (le pote et l’acteur sûr – Amanda, Chambre 212), Nora Hamzawi (comme l’écrit Zvezdo : « Doubles vies (pas bon, mais avec Nora Hamzawi) »), Paula Beer (j’en suis amoureuse), Lucchini (will be Lucchini).

Et pour vous, ça donne quoi ? (Particulièrement curieuse des films qu’on aurait en commun avec des ressentis différents.)

Cinés de décembre, 2019

Les Misérables, de Ladj Ly

Des cités, Ladj Ly nous fait faire le tour du propriétaire avec brio : à votre gauche les flics débordés, en face la meute de « microbes », là-bas les parents qui ne savent pas où ils sont. Ici tout le monde est un ancien caïd s’il ne l’est pas encore : ACAB, marchand de kebab, enchanté monsieur le maire, moi c’est « porcinet », seul flic blanc de la brigade, qui explique au dernier venu (nous) que les frères musulmans avaient été surnommés comme la BAC : « brigade anti-cocaïne » (les frères musulmans étant les seuls, en canalisant la violence vers des formes extrêmes, à faire régner en surface un semblant de calme, on voit comment ça peut sembler une solution : ça fout froid dans le dos).

rDe conneries en délinquance et de délinquance en bavure, la tension monte et le film se termine sur des images de guerre : de guerre, non de bagarre. Le réalisateur coupe avant qu’une issue se soit dégagée, pour la simple et bonne raison qu’il n’y en a pas. Je suis sortie de ce film avec l’impression que les cités en France, c’est comme Israël en Palestine : à l’origine, on comprend le problème, on peut choisir des bons et des méchants, mais au bout de deux minutes, tout devient illisible ; il n’y a plus que des haines recuites et des rancœurs tenaces. Les gamins qui couraient pour ne pas se faire attraper après une connerie se sont mis à courrir a priori pour échapper à une bavure des flics qui, ne pouvant maintenir l’ordre sans adopter des attitudes de voyous, finissent par rejoindre les truands avec lesquels ils négocient : le cercle vicieux est bien installé.

Motherless Brooklyn, de et avec Edward Norton,
featuring Gugu Mbatha-Raw (perso classe au caractère bien trempé), Bruce Willis et Willem Dafoe (j’ai attendu le générique pour m’assurer que non, je n’avais pas rêvé)

Quand je parviens à suivre sans peine un film criminel, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement ou d’abord de ça – de résoudre un crime, avec ses imbroglios de motifs, de vengeances et de personnages aperçus sans être identifiés ou nommés sans être montrés. Là, c’est un puzzle psychologique avant tout ; on veut savoir ce qu’il se passe dans la tête de l’homme qui mène l’enquête, surnommé Brooklyn par celui qui l’a tiré d’affaire quand il était à l’orphelinat, et qui a été abattu quasi sous ses yeux. On veut savoir si Brooklyn va réussir à mener son enquête en en dépit des ribambelles de pensées trop franc-parlées qu’il dégobille malgré lui, rythmées comme des comptines et ponctuées de tics physiques, tête qui vrille au moment où ça prend le contrôle sur lui.

Pas une fois sa maladie n’est nommée : un truc ne tourne pas rond chez lui, mais les médecins ne lui ont pas offert un nom à mettre dessus. Cela contribue merveilleusement à brouiller les lignes : un fou, un malade, un benêt, attendez, à la mémoire formidable, pas un benêt du tout, un malade oui, pas fou du tout – ses adversaires le comprennent parfois trop tard, quand ses alliés le reconnaissent généralement à temps, quoique parfois in extremis, ajoutant à la tension de l’intrigue.

Edward Norton est un interprète, et un réalisateur, incroyable : ses tics, qui auraient rapidement dû nous taper sur les nerfs, sont espacés ce qu’il faut pour à la fois rendre la maladie crédible et laisser le temps à l’intrigue de progresser, au spectateur de respirer, et à l’émotion de s’installer – discrètement, tout pathos prévenu par la survenue imprévisible des tics. À pas aussi feutrés que son chapeau, le freak devient friend, et c’est en ami qu’on se surprend à l’accompagner dans cet univers à l’image soignée comme un pardessus bien coupé, qui se remarque et s’efface du même mouvement, de tomber à merveille. Chapeau bas, feutre aussitôt réajusté.

Notre Dame, de et avec Valérie Donzelli
(featuring entre autres Virginie Ledoyen, que je n’avais jamais vue ainsi comme une Nathalie Portman française)

Quand certains versent dans le doux-amer, Valérie Donzelli fait dans le sucré-salé : son héroïne Maud, maladroite et chanceuse, un peu, passionnément, à la folie ou pas du tout, gagne un concours d’architecture sans y avoir participé et voit ressurgir son amour de jeunesse alors qu’elle se découvre enceinte du plus Tanguy des ex-maris.

Imaginez Amélie Poulain ou Mary Poppins propulsées à leur corps défendant dans un monde plus bordélique qu’enchanté : voilà Maud, voilà la comédie de fin d’année qu’il nous fallait, loufoque, tendre et la dent ce qu’il faut d’aiguisée pour moquer aussi bien nos vies emberlificotées que les frasques urbanistiques d’une madame Irma Hidalgo à fond dans le phallique.

Oh une souris ! s’exclame l’adjoint dans le bureau de la maire. Une souris à la place des rats qui grouillent sur le parvis, voilà Notre Dame : doux et chantant (parfois littéralement) quand ça pourrait être cruel. Léger et régalant.

The Lighthouse, de Robert Eggers

J’aurais voulu faire plus aux antipodes de l’esprit réveillon que je n’aurais pas réussi à faire mieux : le film de Robert Eggers n’est pas seulement un thriller comme l’indique sa catégorie Allociné ; c’est un objet cinématographique non identifié, noir et blanc, format carré, volant dans un what the fuck revendiqué.

Pendant le premier quart d’heure, je me suis demandée si Robert Pattinson et Willem Dafoe suffisaient à justifier le visionnage. J’ai commencé à douter.

Le quart d’heure suivant, un couple s’est excusé, nous avons pivoté sur nos sièges pour les laisser passer : je les trouvais déjà un brin sévères, voire petits joueurs. Probablement n’avaient-ils pas de bouchons d’oreille sur eux pour mettre à distance les mugissements rapprochés de la sirène du phare.

La demie-heure suivante, le film de bizarre est devenu fascinant. Le bras de fer engagé entre les deux gardiens, on se demande si on n’aurait pas été embarqué en focalisation interne sans le savoir : les frontières commencent à se brouiller entre mauvaise foi et hallucinations. Il y a une sirène à viscères, une statuette masturbatoire et des bouteilles qui trainent ; des relents hitchcockiens, aussi : on frémit en se souvenant que les mouettes sont des oiseaux.

Puis le vent tourne, et c’est la tempête : la dernière demie-heure traîne en longueur dans le vent, la merde, la boue, l’alcool et la pisse. On ne sait plus si les motifs convergeant créent du sens, ou si celui-ci se défait dans l’hallucination obsessionnelle. Alors que William Dafoe éclairé en contre-plongée marmonne, bave et déclame dans sa barbe, me reviennent soudain les images de The Old Lady, souffrance théâtreuse scénographiée par Bob Wilson à l’issue de laquelle je m’étais promis plus jamais. Je me suis laissée prendre à l’appât Willem Dafoe alors que sa présence aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Impossible de surcroît de se raccrocher au fessier de Robert Pattinson qui un instant flotte à l’image : on nage en plein delirium tremens ; la déchéance humaine est totale.

Je suis soulagée quand ça s’arrête, sans pour autant être regretter d’être venue. On se regarde avec Palpatine, hagards et goguenards, à se soumettre des répliques et des morceaux du film, jusqu’à trouver où le ranger : pas un film d’auteur, pas un nanar… un film fucké. On ne peut pas dire vraiment que c’est un film réussi ni même qu’on a aimé, mais ses images nous poursuivront probablement davantage que s’il l’avait été. Affaire classée et débitée : on a conclu par des sushis de sirène.


Cinés de novembre

Papicha, de Mounia Meddour

C’est ce qu’on a pris l’habitude d’identifier comme un autre monde qui surgit au milieu du presque nôtre, l’intégrisme religieux dans l’Algérie des années 1990, où notre héroïne porte des jeans taille haute et un sweat fuschia lorsqu’elle n’est pas en train de faire essayer les robes qu’elle a dessinées dans les toilettes des boîtes de nuit d’Alger – le tout dans un mélange constant (un peu déroutant) d’arabe et de français. Il y a l’incompréhension, la dérision (des paires de seins dessinées sur les affiches prônant le voile intégrale), puis la peur tenue à distance par le déni, l’inconscience qui se confond avec le courage, avec l’envie de vivre sa vie, dans son pays, sans rien fuir sans rien abandonner, ni ses rêves ni ses amies. Force de vie et effronterie, Lyna Khoudri nous en met plein la vue ; on ne veut plus la quitter des yeux.

Mit Palpatine

J’ai perdu mon corps, de Jérémy Clapin

D’un côté, il y a une main, seule, coupée de tout corps, mais vivante, qui s’évade d’on ne sait trop où pour se lancer à la recherche de son corps ; de l’autre, il y a son propriétaire, pourtant pourvu des deux siennes qui, aussi gauches soient-elles, se mettent à la menuiserie pour avoir une chance de croiser la voix avec qui il a passé une soirée solitaire, pendu à l’interphone de la jeune fille à laquelle il devait livrer une pizza (scène aussi improbable que poétique, il faut le voir puis y entendre quelque chose). Entre ces deux fils narratifs, le film d’action fantastique et la romance adolescente, se glissent des souvenirs en noir et blanc de l’enfance du jeune homme et du trauma qui y a mis fin – le tout à hauteur non d’enfant mais de main, donnant une perspective nouvelle sur ce qui est (com)préhensible ou hors de portée.

Forcément, on attend la rencontre de cette main-chose Adams et du jeune homme ; on redoute la catastrophe qui d’abord devra lui faire perdre la sienne ; on se demande comment cette main peut être et n’être pas la sienne, absente et déjà là. Ce qu’elle risque, aussi : est-ce qu’une main peut mourir d’une chute de dix étages ? d’être attaquée par les rats ?

Sur le moment, la fin frustre, laisse un goût d’inachevé qui cependant n’efface pas la force poétique de ce qui précède. A distance de la séance, je devine maintenant que cette absence de clôture est précisément ce qui préserve et donne sa force à cette fable poétique : ce qui est perdu est perdu, en noir et blanc comme dans la neige où demeure la main esseulée, cependant que son propriétaire a sauté dans le vide (ou par-dessus) pour prendre sa vie en main – il n’y a pas d’autre expression, je crois.

Downton Abbey, de Michael Engler

Downton Abbey, le film, laissera sur sa faim qui n’a pas avalé le service en six plats et autant de saisons de le série. Pour les autres, c’est une friandise de Noël. À entendre le bruit de papillote que fait le générique, je frétille déjà de gourmandise ; ces quelques mesures ont sur moi un effet pavlovien. Je me régale ensuite de retrouver toute la galerie de personnage : Mr Carson, que l’on découvre à le retraite en train de jardiner (truly a shock), est promptement réintégré et toute la maison est au complet. Lady Mary a une coupe de cheveux affreuse ; Tom est plus prévisible que jamais dans ses crushs amoureux ; et last but not least, Isobel Crawley a aiguisé sa répartie pour forcer Lady Violet à se surpasser de mauvaise foi et de bons mots. Une friandise de Noël, vous dis-je.

(Dans la doublure de la papillote, une plaisanterie imprimée en filigrane : un cross-over Harry Potter avec le Hoghwarts Express en ouverture et Dolores Umbridge en confidente de la reine.)

(Sinon, mieux vaut tard que jamais, je viens de me rendre compte que c’est Downton Abbey, pas Downtown… Retrouvez-moi rouge de honte à Uptown Abbey pour de nouvelles confessions-révélations fracassantes.)

Les Éblouis, de Sarah Suco

La présence de Camille Cottin (aussi douée dans le drame que la comédie) m’a donné envie d’aller voir ce film, mais c’est par celle de Céleste Brunnquell que j’ai été happée : la jeune actrice porte et emporte le film. Les éblouis, c’est un pas de côté par rapport aux illuminés, un pas de côté discret mais suffisant, nécessaire pour comprendre la disparition d’une famille dans une secte qui ne se dit pas telle, simple communauté religieuse a priori. Disparition d’une famille : coupure implicite avec le reste de la famille ; repli de l’espace public à l’espace communautaire, délimité par des grilles ; mais aussi délitement de la structure familiale, diluée dans un collectif plus large, où le choix du « berger » prime sur celui du parents, qui bientôt abdiquent leurs responsabilités et ne voient plus le problème de laisser l’aînée, encore bien jeune, gérer ses petits frères et sœurs.

La religion est signifiée partout, dans les habits, les coiffes, les croix omniprésentes, mais ce n’est jamais d’elle dont il est question ; ce ne sont jamais les points d’achoppement qu’on attendrait (Darwin, la science, le sexe…). Par exemple, c’est la pratique du cirque de la jeune Camille qui pose problème à la communauté, pas son rapprochement avec un jeune homme plus âgé qu’elle, qu’on accepte sans problème pourvu qu’il passe un pull par-dessus son T-shirt « couleur du diable ». Tout élément extérieur doit être soluble dans la communauté ; l’essentiel est qu’il ne se constitue pas durablement comme altérité. La communauté doit rester le tout de leur vie et pour ce faire préfère phagocyter que rejeter – d’où d’abord, cette impression d’accueil et de bienveillance (le jeune homme est étonné par ce mode de vie qui n’est pas le sien, mais remarque que son père à lui, fascho, n’aurait pas été aussi accueillant envers Camille). Ce n’est que dans un second temps, un temps bien trop long, que le « pas normal » devient sujet d’inquiétude.

Par les dérives qui ne manquent pas d’arriver, on prend conscience de l’emprise de la communauté sur ses membres ; on comprend que la communauté mérite le nom de secte, mais aussi que Camille rejette le mot, incrédule : tout autant qu’elle encaisse puis dénonce la violence qui s’exerce sur eux, les enfants, elle sent le désarroi et le soutien qu’ont trouvé dans la communauté ses parents et notamment sa mère, soulagée d’abdiquer et sa volonté et ses traumas. Ambivalence de l’aide : il faut voir qu’aider autrui, ce n’est jamais faire à sa place, mais lui donner les moyens de s’en sortir – ce qu’aurait fait un professionnel de santé ; la communauté, elle, s’est rendue indispensable, et le soutien, d’étai s’est transformé en étau. Le psy qu’il aurait fallu pour la mère n’est plus à l’autre du jour ; ne reste plus que la brigade de protection des mineurs pour sauver ceux qui peuvent encore l’être.

Ciné d’octobre, 2019

Alice et le maire, de Nicolas Pariser

Ce film résume assez bien ma perplexité face au champ politique, perdu entre le politique (le domaine du vivre-ensemble) et la politique (l’ensemble des actions visant à acquérir et conserver le pouvoir, pour pouvoir mettre en œuvre votre vision du vivre-ensemble… au risque que les moyens deviennent une fin, et le but, un prétexte). C’est justement parce que ça patine dans la semoule que le film est réussi, divertissant sur le moment et déprimant a posteriori par l’impuissance à laquelle il renvoie – les bonnes âmes théoriciennes comme les hommes d’action de bonne volonté.

Le duo formé par Fabrice Luchini et Anaïs Demoustier est d’autant plus efficace qu’il est improbable. J’ai d’abord regretté que l’actrice soit une fois de plus employée dans le rôle de la perpétuelle étonnée qui débarque – avant de me rendre compte que c’est précisément cette fausse ingénuité qui lui permettait de s’affirmer aux côté de Luchini :

« Fabrice est évidemment un monstre sacré du verbe, il ne jure que par le texte. Alors que moi, pas du tout… C’était le choc des cultures. Il a été déstabilisé au début par ma manière de faire, et puis les choses se sont très bien passées. On m’avait dit : « Attention, il pulvérise ses partenaires », mais en réalité, il est gouverné par l’enthousiasme : si tu partages son envie de jouer, tout se passe dans la confiance et e respect. J’ai pris le parti d’assumer ma manière de faire, parce que j’avais déjà commis l’erreur de m’adapter à la méthode d’acteurs plus chevronnés. En fait, on finir par devenir leur élève… »

(Entretien avec Aaïs Demoustier paru dans l’Illimité d’octobre 2019)

Chambre 212, de Christophe Honoré

Christophe Honoré retrouve dans Chambre 212 le ton des Chansons d’amour, légèreté et gravité mêlées de manière impromptue, imprévisible – et si juste. Le décalage poétique n’est plus favorisé par l’irruption de chansons, mais par celle de personnages venus du passé, qu’ils soient morts, vivants dans l’immeuble d’en face ou oubliés. Extériorisant un théâtre intérieur, ils permettent aux absents d’avoir voix au chapitre, et aux amants au bord de la rupture d’exprimer leurs fatigues sans que cela vire au règlement de compte : quand Maria s’adresse à la version jeune de son mari, c’est lui et ce n’est pas lui ; elle peut déplorer ce qu’il est devenu sans lui reprocher quoi que ce soit, et encaisser le mal qu’elle lui a infligé sans qu’il lui soit retourné en détestation de soi. Lui, de son côté, peut tester une vie parallèle qu’il n’a jamais empruntée, et vérifier si son amour de jeunesse, revenant à l’âge de sa jeunesse, constitue un regret ou n’est qu’un regret de regret commode pour s’évader de la situation présente, de ce que son choix passé est devenu. C’est du boulevard de science-fiction, un mélodrame (dé)joué par la comédie, qui vient secouer le petit monde d’un couple comme une boule à neige pour retarder le moment où la tristesse se déposera à leurs pieds en les enveloppant de partout sans qu’ils puissent se secouer pour s’en défaire.

« Dans le cinéma de Christophe, il y a une petite musique de joie mais le fond est remuant, le sous-texte est noir. »

« Mais j’ai adoré cette légèreté de surface. Sur le plateau, avec Vincent lacoste, on avait deux ans d’âge mental. » – Chiara Mastroianni , interviewée dans l’Illimité d’octobre 2019.

L’interview entière serait à citer ; quelques autres extraits pour le plaisir : « Christophe voulait une femme qui se comporte comme le pire d’un certain archétype masculin, avec tout ce qu’on attribue comme cliché à ce type d’hommes. Maria est multi-conquêtes, consommatrice de partenaires plus jeunes et d’une mauvaise foi telle qu’elle raconte à son mari que son attitude n’a pas d’effet sur leur vie de couple. Jubilatoire à jouer ! L’énergie est différente de quand j’arrive pour jouer une fille qui se suicide ou qui pleure parce que son mec l’a larguée. »

Une pique pour la fin, au sujet de son ancien époux, avec qui elle joue : « On a gardé un lien très fort. On se voit beaucoup, c’est presque fraternel. Je vais vous décevoir mais l’histoire de Maria et Richard est tellement différente de ce qu’on a vécu que c’est presque de la science-fiction ce film. Surtout quand je vois Benjamin vider un lave-linge et étendre une lessive (rires) ! »

Chiara Mastroianni, Vincent Lacoste, Camille Cottin et Benjamin Biolay sont parfaits ; ils m’ont émue, m’ont doucement renversée – elle surtout avec son visage drap-pâte-à-modeler de femme-infidèle-enfant. J’ai vu le film seule, puis j’y suis retournée* (chose que je ne vais presque jamais) avec Palpatine, parce qu’il y a des choses que je ne sais pas dire, et que le film dit si bien, l’amour tout autant construction du passé que du présent, la perspective de la rupture qui n’est pas un procès mais un déchirement, et cette question finale, si parfaite : ça fait combien de temps que tu vis sur la pointe des pieds avec moi ? Parce que la question n’est pas, n’a jamais été : est-ce que tu m’aimes encore ? Elle est de savoir si et si oui comment vivre à nouveau de plain-pied ensemble. J’ai ainsi pu répondre à la question que Palpatine ne me poserait pas : même si l’infidélité n’est pas mon moyen de défoulement, cela fait plusieurs années, deux ou trois, que je vis sur la pointe des pieds avec toi ; pour ça c’est fini, je mets les pieds dans le plat.

*(C’est curieux comme, en revoyant le film, le comportement et les répliques insupportables de Maria m’ont parues moins violentes, presque acceptables au regard d’une tristesse qu’elle ne s’avoue pas ; et son mari, moins pitoyablement usé, lorsque son reflet surgit la première fois dans la glace de la salle de bain. Ayant déjà vécu avec eux la totalité de leur histoire, j’étais pour la seconde fois moins dans le jugement.)

Maleficient: Mistress of Evil, de Joachim Rønning

Maleficent I : est méchant celui ou celle qui a souffert et s’est laissé dépasser par sa colère.

Maleficent II : est méchant celui ou celle sur la souffrance duquel on ne se penche pas.

Peu importe que la reine (Michelle Pfeiffer) ait dans son enfance souffert des privations endurées par son peuple, sans que le royaume voisin ait eu la générosité de son abondance : sous ses airs avenants, elle est froide, calculatrice ; on ne peut plus rien pour elle. C’est la méchante de l’histoire, qui voudrait faire porter le chapeau à Maléfique (Angelina Jolie), méchante toute trouvée avec sa panoplie dark et ses pouvoirs potentiellement dévastateurs – une méchante pas si méchante, s’était pourtant intelligemment appliqué à montrer le premier opus, en revenant à la souffrance et la colère originelles. La souffrance retournée en méchanceté est manifestement moins excusable si elle prend les atours de la rationalité que de l’émotion (signe qu’on en est encore capable, peut-être, la haine étant plus facilement réversible en amour que l’indifférence et sa dureté ?). Ou alors, ce n’est ni le lieu ni le moment : le film dédié à Maléfique ne saurait se pencher sur l’histoire de la nouvelle belle-mère d’Aurore (Elle Fanning) – tiens, tiens, encore une belle-mère…

Dommage en tous cas que Disney renoue avec le manichéisme dont il s’était écarté, sans en assumer la violence : les êtres féériques de la forêt se mettent à fleurir quand ils sont touchés à mort ; ceux des airs manifestent leur pacifisme par une réelle inaptitude à toute stratégie militaire (non mais, éparpillez-vous les gars, là suffit de tirer dans le tas) et tout le monde arrête sur le champ de se trucider dès qu’il s’avère qu’on ne se tape pas dessus pour les raisons qu’on croyait, sans délai ni rancune. Oublié, l’Oradour-sur-Glane écologique (perpétré par une factotum *rousse*, kill me now sur le cliché) : la princesse ne pleure pas ses amis de la forêt ; l’église est végétalisée, voilà tout, et le mariage prêt à être célébré. Mouais. Pas certaine qu’il fallait tourner un second volet, même si c’est un plaisir d’y retrouver Angelina Jolie, hyper stylée avec ses pommettes rehaussées. Bref : un film pop-corn, parfait pour bitcher sur les robes de mariée qui vont de mal en pis. Et si vous voulez encore plus vous marrer, regardez le tutotal d’Arte.

Sorry we missed you, de Ken Loach

Ne vous laissez pas avoir par les auréoles rousses et le soleil d’automne de l’affiche : la scène dont elle est tirée est à peu près la seule respiration du film, très beau mais très dur. Ken Loach filme une famille qui a du mal à joindre les deux bouts et, de décisions peu judicieuses en coups du sort, voit sa vie se transformer en survie. Les dettes, les cernes et les liens se creusent, et on ne sait plus ce qui est le plus violent, de l’exploitation déguisée en auto-entreprenariat ou de sa dénonciation. La fin m’a complètement sonnée : le réalisateur ne tend vers aucune résolution, aucun espoir, pas plus qu’il ne coupe à l’arrivée du pire. L’écran noir arrive in media res : prends-toi ça dans la gueule, on ne s’en sort pas.

Hors normes, d’Eric Toledano et Olivier Nakache

Duo de réalisateurs au top ; duo d’acteurs aussi : Reda Kateb avec sa gueule d’ange froissée et Vincent Cassel, parfait à contre-emploi, la nervosité de l’abonné-aux-rôles-de-méchant évidant le bon sentiment – un saint homme, mais un homme, qui comme son collègue éducateur se démène pour venir en aide aux enfants autistes et à leurs familles lorsque les institutions traditionnelles ont jeté l’éponge. Hors normes, c’est à la fois l’a-normalité de la maladie et l’absence de cadre juridique dans lequel œuvre l’association, à laquelle on vient chercher des noises – pour (heureusement) conclure à l’évidence : il font un boulot de dingue que personne ne veut assumer ; la moindre des choses serait de ne pas les emmerder. Le truc le plus incroyable, là-dedans, c’est qu’on ne cesse jamais de rire sans jamais se moquer – un rire d’humanité, à dézinguer le découragement.