Czech power et chants Élysées

À la fin de la visite du théâtre des Champs-Élysées lors des journées du patrimoine, Miss Bohême, Palpatine et moi nous sommes vus offrir des places pour le concert du lendemain ; j’étais tellement surprise que j’ai balbutié un merci qui a du paraître bien peu reconnaissant. Être invité décuple le plaisir : on n’a pas à se demander si cela va nous plaire, si on a bien fait d’acheter telle place plutôt que telle autre, dans une catégorie différente, ou si on est assez en forme, assez concentré pour en profiter. Il n’y a qu’à préparer des mini-sandwichs (houmous, gruyère et Nutella) pour anticiper la fringale de l’entracte et enfiler une robe dans laquelle on se sent élégante – et qui oblige à l’être, car au moindre avachissement sur son fauteuil, on a la respiration coupée. Buste bien droit, un peu en avant, même, je suis maintenue dans une position d’écoute et n’en perds pas une miette. Comme pour le Nutella qui a débordé et que j’ai raclé du dos de l’ongle entre les plis du papier d’aluminium, j’entraine mes yeux de tous les côtés, pour être bien sûre de ne pas laisser une note tombée entre deux archets.

Yannick Nezet-Seguin, le chef, est tout droit sorti des comédies de Molière ; c’est à n’en pas douter un maître à danser. Comédiens en mal d’inspiration gestuelle, regardez ses enregistrements – et prévoyez des souliers bien cassés, car vous passerez du temps en envolées sur demi-pointes. Il faut dire que La Moldau, de Smetana, soulève comme l’accord triomphant d’un grand film. Il y a tout : un thème qui revient comme le fils prodigue et qu’on ne manque pas de reconnaître ; le manège du temps, carrousel d’un bal, où les regrets et les aspirations montent et descendent en guise de chevaux de bois ; des champs de blés dorés qui ondulent sans qu’il y ait jamais besoin de les moissonner, et mille retrouvailles qui surgissent et miroitent sur les rives tandis que l’on remonte le cours du temps et de sa mémoire comme celui de la rivière. D’où je suis, je vois l’orchestre sous un angle inédit, où les violonistes ont des mains de précieuses, aux poignets cassés, tandis que celles des violoncellistes attendent un baisemain qui ne vient pas. Je découvre grâce à l’un des contrebassistes, qui tient son archet comme un Anglais un parapluie par beau temps ou un cavalier sa cravache repliée, que les ploums de type copeaux de parmesan sont pincés à la main et non frottés à l’archet – de quoi en faire tout un fromage, assurément. J’en suis toute sonnée, comme son co-pupitre dont la tête fait caisse de résonance à chaque coup d’archet engagé. Il ne faut jamais passer outre les contrebasses – d’ailleurs, impossible de passer : alignées au fond de l’orchestre, elles forment un barrage, qui interdit à la musique de s’échapper.

Ayant déjà entendu le Poème de l’amour et de la mer, de Chausson, je me suis autorisée à ne pas partir à la pêche aux mots et à les laisser se perdre dans la cascade blonde de Christianne Stotijn. Dans le troisième mouvement, l’amour s’est échoué sur une plage froide et brumeuse, rendu par le ressac de la mer. Alors qu’il n’y a plus rien, l’Acherontia atropos surgit de l’archet du violoncelliste solo : je l’ai reconnu au papillon, c’est le violoncelliste des Intermittences de la mort, enveloppé et engourdi par le chant d’amour de celle-ci. Il n’y a plus rien que le Sphinx tête de mort qui vous met l’archet sur la gorge. Vous ne pleurez pas, mais le sel marin vous pique quand même les yeux.

Klari, sa co-bureau et moi trépignons à l’entracte ; la seconde partie s’assure de ce que je n’oublierai pas l’existence de l’orchestre philharmonique de Rotterdam. Dvořák est un oiseau-cinéaste de génie : la Symphonie du Nouveau Monde avale les grands espaces à une vitesse vertigineuse. Ses travellings de plaines en gratte-ciels ne ralentissent que pour faire danser la gigue aux migrants et repartent aussitôt pour couvrir d’autres horizons – impatience et avidité. S’il se laisse porter par les courants et dans un solo de flûte planant dévoile des recoins de nature endormis, c’est pour mieux les éveiller et les peupler. Les reprises du cor anglais en font un berger moderne, qui conte cette épopée depuis l’une des petites cases allumées des immeubles.

Pour quelqu’un qui n’a que très peu de concerts prévus sur son agenda, je trouve que cette saison commence bien, avec ses invitations tombées du ciel.  

La rentrée des gammes à Pleyel

Grâce à Laurent (à qui je réussirai bien un jour à offrir un ballotin de chocolat – en mode MAAF : je l’aurai, un jour, je l’aurai), Palpatine et moi avons pu assister au concert d’ouverture de la saison de l’Orchestre de Paris. Je reçois par SMS le mot d’ordre : « Habille-toi comme une princesse. Dress code violet. » Une demi-heure plus tard, une princesse avocate attend son carrosse sur rails. Pas de violet, mais je me suis fait plaisir en sortant ma robe bustier au voile d’Amazone et des collants asymétriques pour en renforcer l’effet. Cela ne loupe pas, les regards marquent un temps d’arrêt, hésitant à attribuer la jambe noire et la jambe transparente à spirales noires à la même personne. Un peu plus haut, c’est sur le chapeau haut de forme de Palpatine qu’ils se fixent. Contrairement à ce que m’a affirmé ce dernier, la soirée n’est pas habillée ; je le soupçonne d’avoir voulu se sentir moins seul. Qu’importe, se préparer pour sortir fait aussi partie du plaisir – on a trop souvent tendance à l’oublier lorsqu’on part en trombe de l’université, un Eastpack orange fluo sur l’épaule.

On passera sur l’eau d’égout pestilentielle qui m’est tombée dessus dans le métro, m’a contraint à ôter et laver ma robe, laquelle, me collant froide et mouillée sur les reins, m’a fait attraper mal, ainsi que sur le chocolat chaud Pierre Hermé qui ne vaut vraiment pas son chocolat glacé à la passion, pour arriver directement à ses macarons divins au concert, où l’on apprend que Patricia Petibon, souffrante (c’est de saison), est remplacée par Mireille Delunsch dans le Stabat Mater de Poulenc. Je veux bien lui envoyer tous mes vœux de rétablissements avec un bouquet de Doliprane et de Carbolevure, mais c’est surtout le compositeur qui m’a fait de l’œil sur le programme. Quoique je ne connaisse pas bien Poulenc, j’ai un immense a priori positif – peut-être à cause d’une consonance chocolatée : Poulenc/Poulain (immanquablement, j’imagine un petit cheval noir comme le couvercle du piano).

Les Litanies à la Vierge Noire viennent du fond du chœur, une supplication tranquille sans larme ni fièvre – une ambiance de « dévotion campagnarde », selon le compositeur, qui substitue ainsi une image à des notions abstraites comme l’épure ou le dépouillement. Ces litanies ne sont pas moins ferventes que le Stabat Mater sur lequel on enchaîne, pourtant plus riche : l’église n’est plus une simple grotte dans la montagne où jeunes filles humbles et vieilles femmes dévotes viennent s’ouvrir et se recueillir tôt le matin ou tard le soir, elle est peuplée d’hommes et de femmes qui n’ont pas épuisé leurs forces à grimper et vivent la souffrance et la joie sans résignation. Les partitions du chœur se soulèvent comme la poitrine d’un seul homme et leurs tranches noires font envoler une nuée d’oiseaux.

Avec le Concerto pour piano n° 3 en ut majeur, Prokofiev fait exploser des feux follets d’artifice – ce que le programme nomme bien plus élégamment « une scintillante décharge d’énergie ». Je découvre que le basson est au classique ce que le saxophone est au jazz et je retrouve avec plaisir les manières tour à tour élégantes et toonesques de Paavo Järvi. Un glissando au trombone s’obtient en soulevant d’une main le drap blanc qui couvrait une cage d’oiseau ou un meuble recouvert pour une longue absence, et un martèlement en sautillant sur place les pieds joints, pour bien enfoncer le clou qui devait dépasser sur l’estrade. Dans une même fenêtre, on aperçoit l’avant du pied du pianiste se lever pour actionner les pédales et le talon du chef s’abattre pour marquer la mesure. Un peu plus haut, les mains du soliste picorent le clavier à coups secs, et un peu plus loin, une caméra se soulève comme un périscope aux aguets, qui ne veut rien manquer.

Le bis de Lang Lang ne m’enthousiasme guère. Cela fait un mois que j’écoute du Chopin quasiment en boucle – au point que j’ai pensé un instant adresser mes remerciements en début de mémoire à Chop(p)in, le compositeur aidant à se concentrer et son homonyme étant un spécialiste de mon sujet – et je n’ai pas pu m’empêcher de penser : moins vite, là, ralentis, ralentis ; c’est quoi cette pause, mais non ; plus doux, moins fort – bref, toujours à contrecourant. On a toujours tendance à considérer une interprétation qui nous plaît comme la vérité d’une partition et à être dérangé par ce qui s’en écarte, mais passée la surprise, la cohérence de l’interprétation surgit et l’on se dit que ce n’est pas mal non plus, vu comme cela ; tout le monde n’est pas Garrick Ohlsson pour secouer Chopin comme une bouteille d’Orangina, et Artur Rubinstein peut en faire ressortir la saveur brute en redoublant de douceur. Mais avec Lang Lang, j’ai l’impression que la musique est interprétée comme un langage binaire et que c’est le piano qui transmet mécaniquement le mouvement aux mains et les fait tressauter à toute vitesse.

L’Oiseau de feu, en revanche, n’est sûrement pas à ressort. Lisez-le bien car cela m’étonnerait que je l’écrive à nouveau de sitôt : j’ai préféré entendre un ballet plutôt que le voir, préféré la suite orchestrale de Stravinski à la chorégraphie de Fokine. Plumé de son kitsch, l’Oiseau de feu fait à nouveau entendre son chant : une vibration ininterrompue, modulée sans cesse comme une lumière* qui chatoie, rutile et miroite, évoquant sans les convoquer les étoffes, les pierreries et l’or d’un Orient fantasmé. Tout cela est gardé à distance, à vol d’oiseau, à travers le bruissement des feuilles et le frémissement des plumes, qui n’existent elles-mêmes que par l’air qu’elles font jouer. On frémit entre peur et lascivité, sans jamais s’abandonner à aucune des deux, même lorsque des gros bras aux gros cors débarquent à la cour du roi pour secouer le prince sous protection volatile (la petite corniste blonde fait encore plus ressembler ses voisins à des ours barbus). Finale en fontaine** : le jet sonore retombe brièvement pour s’élancer plus haut encore, trompe notre attente, jusqu’à l’ultime gerbe. Et pour ceux qui se seraient fait avoir et n’auraient pas assez savouré le dernier jaillissement, le chef nous offre en bis le quatrième mouvement. Spassiba !

 

* En parlant de lumière, l’éclairage, sûrement calibré pour la captation, n’était pas terrible, qui faisait paraître le fond de la scène gris sans rehausser la chaleur du bois.
** Plus connu sous le terme d’hydravion.

Goûter-concert au parc floral

Mieux que le goûter philo ou le café-concert, le goûter-concert. Piano, violon, violoncelle et foule de spectateurs assis sous un grand auvent blanc dans le parc floral de Paris : en avant la musique ! C’est en Espagne que nous faisons connaissance avec le trio Wanderer, avec une pièce de Turina, censée entrer en résonance avec les tableaux de Picasso et Goya (à la base, le goûter-concert était un concert-peinture – on a un peu changé la formule). Le premier mouvement de Circulo, joué sur fond de verdure ondoyante, m’a plutôt évoqué une matinée de printemps impressionniste. Je ne vois pas du tout le soleil aride annoncé par le violoniste. En revanche, lorsqu’il décline, je vois bien la danseuse espagnole sortir de sa langueur puis, lorsqu’il s’est couchée, poursuivre sa promenade in the night, sereine.

Un concert à l’extérieur a quelque chose d’apaisant : les bruits insupportables en salle deviennent une ponctuation nostalgique, comme si le vent nous apportait le souvenir d’un concert joué sous un kiosque, et qu’on en attrapait quelques notes avec un filet à papillons, sans craindre d’en louper, heureux seulement de celles qu’on aurait glanées. Les musiciens se mettent au diapason avec l’ambiance, saluent entre les mouvements pour les spectateurs qui a décidé de les applaudir et usent de leur humour pour introduire les morceaux et en expliquer les particularités. J’apprends ainsi que les notes faussement fausses que j’adore pour la joyeuse pagaille qu’elles mettent ou l’inquiétante étrangeté qu’elles suscitent ont un nom : ce sont des quarts de ton – qui seront donc rebaptisées notes-makis, même si ce n’est pas vraiment raccord avec le thème juif de Vitebsk. On est censé y entendre le bruit de cloches, qui ont inspiré les angoisses du violon-alarme, mais je crois qu’elles ont brûlé avec le reste du village. Ne reste que l’accord plaqué comme on frappe du pied, entre des murs délabrés et des verres brisés, qui résonne à travers des plaines plus ou moins blanches (des traces de pied alertes les sillonnent pour entamer je ne sais où une danse narquoise). Copland est grinçant, Copland est mon nouvel ami.

Pour le trio n° 1 en si bémol majeur de Schubert, le violoniste nous donne un storyboard qui se finit par une promenade en calèche. N’étant pas un personnage de Friedrich, mon esprit a valsé de montagnes en château et de bal en meringue pour finalement se fixer sur la promesse de l’après-concert.

Notre quintette de gourmands a entamé un tour du monde du goûter : petits beignets indiens aux épinards de Joël, dégustés avec de la confiture de pêche ; nonnettes de Klari (tout juste remise des pinces à linge qui faisaient de l’acupuncture aux partitions) ; petits gâteaux argentins aux noisettes, à la confiture de lait et au chocolat, de Hugo, et blondies américains au peanut butter et chocolat blanc par moi-même, Palpatine n’ayant apporté que sa propre personne – assez maigre. 

Fin du fin de saison

Après avoir joué aux chaises musicales, je suis posée et plus si bien disposée à me concentrer. La Symphonie n° 1 en majeur de Gounod passe et me dépasse, sorte de valse aux points de suspensions, qui font miroiter un lac d’huile entre deux vaguelettes de barque. 

De mauvaise foi, je blâme les places, un peu excentrées par rapport au jeu des musiciens, déjà fondus en orchestre (c’est absurde mais j’entends mieux quand je distingue les gestes des uns et des autres). Je blâme aussi Palpatine, qui m’a entraîné loin des contrebasses (le poète de Sptizweg est masqué par le chef – qu’on déplace le chef !), pour être du côté du soliste. Qu’il ne regarde même pas, plongé dans le programme ou le sommeil l’extase, tête renversée, yeux fermés. Commençant à suivre la même pente, je m’éloigne du dossier pour contrebalancer. Parce que Vadim Repin mérite d’être écouté. Malgré le son rugueux, presque palpable, de son violon, le Concerto pour violon n° 3 en si mineur de Saint-Saëns se dérobe ; je ne l’entends pas et n’en pense rien.

Le bis m’amuse beaucoup plus, forcément, entre la mise en place de l’accompagnement (regardez, écoutez, chers violons, je voudrais que vous me jouiez ceci : pim, pim, pam, pim, pim, pam, oui, c’est ça, pim, pim, pam, n’arrêtez pas ; et vous chers violoncelles et contrebasses, je voudrais que vous jouiez cela : …, …, …, poum, …, …, …, poum), trame mécanique sur laquelle il installe son solo, et ledit solo, qui m’évoque le ricanement d’un ballon de baudruche : pfff, pssst, psssit, pizz, pizzicato. Virtuose et irrévérencieux, ça rebondit, ça couine, ça grince, ça glisse, ça dérape, ça contrôle, ça se tord, ça se gondole – y compris dans la salle.

Retour aux choses sérieuses (sehr rieuses ?) avec la Symphonie n° 1 en fa majeur de Chostakovitch, ni vraiment narquoise ni aussi sombre et désespérée la dernière que j’ai entendue ; plutôt libre et inquiète. On n’a pas la verve goguenarde quand on a 19 ans (verve goguenarde, les programmes de l’Orchestre de Paris sont vraiment chouettes). Vous ne le saviez peut-être pas, mais cette première symphonie n’en est pas une : selon toute vraisemblance, c’est un concerto pour flûte (ou assimilé ; la première rangée des vents est invisible). Véritable barométre, elle indique à elle seule les changements d’atmosphère : d’abord lumineuse, presque brillante (comme un oeuf de Pâques caché dans les herbes folles), elle devient ensuite vacillante, puis, lorsque le ciel lui est une première fois tombé sur la tête, prudente ; diminuée par des bourrasques d’apocalypse, elle se redresse finalement pour voir l’aube se lever. Autour d’elle, un accord tombe sur un piano jusque là dissimulé, les percussions grondent dans l’oeil du cyclone, silencieux, et le violon, le violoncelle et le basson persistent en soli après son passage, comme autant d’individus esseulés. Force fragile et formidable.

A défaut d’avoir dîné avec Joël, Hugo et Palpatine (bon risotto au saumon fumé), vous pourrez du moins goûter leur compte-rendu.

Un Järvi peut en cacher un autre

« Non, mais bon, Järvi met toujours de la patate dans ce qu’il fait », se motive Klari avant le début du concert, alors que je place tous mes espoirs de re-motivation dans ma glace menthe-chocolat.

Le quiproquo est enclenché : quand je vois arriver sur scène le chef d’orchestre, j’ai une petite pensée désolée pour Klari. En sortant du concert, je vérifie par SMS qu’elle est tout aussi enchantée que moi par ce « jeune homme » dansant à souhait que je verrais bien dans West Side Story côté portoricain. C’est dire à quel point ce qu’on sait peut influer sur ce qu’on voit : à programme hispanique, chef sud-américain. Ce que je ne savais pas, parce que je ne lis le programme qu’après le concert, c’est que Kristjan, qui a effectivement vécu en Amérique (du nord), est le frère de Paavo – tous deux Järvi et estoniens. Ce qui explique au passage l’affinité particulière avec Arvo Pärt mentionnée dans le programme et Erkki-Sven Tüür sur Wikipédia. Il me plaît pourtant de garder mon chef sud-américain pour un programme dont Ravel est le seul nom que je puisse prononcer sans l’écorcher : allemand seconde langue est plus utile pour Strauss que pour Joaquin Rodrigo ou Carlos Chavez, dont la deuxième symphonie ouvre la soirée.

La Sinfonia India n’est pas aussi peuplée que le pays qui l’inspire, mais presque : huit contrebasses côté cour, deux harpes côté jardin et des percussions inconnues au bataillon en arrière-scène, ça envoie du lourd. Et du sémillant. Ce sont des sonorités qu’on n’a pas l’habitude d’entendre, conquérantes à regret, planantes… au-dessus d’un désert rocheux, mais ça, c’est parce que Palpatine m’a fait regarder Tigre et dragon la veille.

Le Concierto de Aranjuez de Joaquin Rodrigo fait du désert une métaphore et me conduit sous des cieux plus cléments, près de la mer, où les grains de sable se confondent avec les sequins d’un lourd châle de flamenco. Les distances que l’on survole ne sont plus de grands espaces, mais de longues durées : on aperçoit une cour espagnole d’autrefois, une noblesse altière sans rien d’empesé, assemblée autour de la harpe qui l’a convoquée. Ses cascades de cordes me font immanquablement penser à la trame d’une tapisserie, métamorphosant la harpiste en Pénélope moyenâgeuse. Sauf qu’il s’agit ici d’un harpiste, un grand maigre tout en os (que je rousiguerais bien), et que le son produit ressemble moins à celui d’une source cristalline qu’à celui d’une guitare éraillée (le programme confirme : à la base, le morceau se joue bien à la guitare). Tirons sur la corde : harpe, cithare, guitare. L’instrument si aisément identifiable devient plus étrange à mesure qu’on le détaille, avec ses cordes colorées, ses pédales de piano, sa tour corinthienne, ses dorures florales et son cadre de bois basculé contre le musicien comme la contrebasse contre l’épaule de son lutineur. J’observe fascinée les doigts effilés parcourir et malmener de main de Maistre le rideau de cordes. Il semblerait qu’une fois encore, je commence par le meilleur (les lieds avec Mathias Goerne, la harpe avec Xavier de Maistre).

En bis, un hiver très âpre de Vivaldi, qui me fait d’autant plus frissonner que mon corps en connaît chaque inflexion. Les archets rebondissent, les cordes graillent, la harpe rauque, le froid cinglant, je n’avais jamais connu un hiver si vif et désolé. Sans réclamer un printemps et encore moins un été (une demande qui n’est pas de saison), j’aurais volontiers écouté les deux mouvements suivants.

Après l’entracte vient l’Espagne que tout ceux qui, comme moi, n’y ont jamais mis les pieds reconnaîtront le mieux : l’Espagne d’un Français, très couleur locale, avec Alborada del gracioso de Ravel. Les soli du bassoniste me sont un peu gâchés par les narines sifflantes de mon nouveau voisin, si bien que ma mémoire enregistre le teint rubicond du musicien sans procéder à la prise de son – cinéma muet assez burlesque.

Fort heureusement replacée pour Le Tricorne de Manuel de Falla, je guette et savoure la danse du meunier, concentré de sensualité brute. Forcément, cela manque un peu de José Martinez, mais Kristjan Järvi ne démérite pas sur le plan chorégraphique. Si Paavo est un valseur, son frère est à l’évidence un danseur de comédie musicale, à mi-chemin entre Grease et West Side Story. Le bis (dont je veux bien qu’on me trouve le nom, nom d’un p’tit bonhomme) est à ce titre le clou du spectacle : il marque les crescendos en levant les pieds, sur les talons ; bat la mesure à coups de déhanchés ; saute pour lancer comme une canne à pêche son énergie jusqu’aux percussionnistes ; fait une grande glissade-embardée d’un côté, comme un serveur de cartoon qui rétablirait in extremis l’équilibre d’une immense pile de plats, pour découvrir, sous la cloche en argent, un coup d’archet décuplé.

Ils étaient là : Klari, Palpatine, B#5 et C.