Duruflé. Je ne connaissais ni son nom ni mon tort, ses Trois danses pour orchestre se sont chargées de m’apprendre l’un et l’autre. Le Divertissement, d’abord : je décide que j’aime. À la Danse lente, c’est effectif. Il y a une danseuse, dans le lointain, dans ma tête, pointes, pieds cassés, genoux pliés. Elle est en académique, se meut lentement pour passer d’une pose incisive à une autre et doit tenir dans sa main quelque petit miroir, car ça brille de temps à autres, éclats cuivrés et éclaboussements de bassin. Cette idole pivote peu à peu et les reflets prennent différemment sur son corps comme une carafe qu’on tournerait entre ses mains à la lumière du soleil. Danse orientale sans exotisme, qui scintille… je suis éblouie. Puis le Tambour(in) éclate comme un feu d’artifice miniature et l’apprenti sorcier qui chorégraphie dans ma tête jette les pointes, ce sera pieds nus et les doigts écartés que le rythme nous prendra au ventre pour projeter en avant les bustes, sacre du riant.
Après cela, Johannes peut Brahm(s)er autant qu’il veut, ce n’est plus pour les mêmes raisons que je ne tiens plus en place. J’étire mes doigts, les replie en crochets, les déplie, tous ensemble, puis en cascade, de droite à gauche, de gauche à droite (déjà, Lars Vogt désapprouve de ses sourcils d’aigle), je tartine la musique du poignet, dans l’air, sur l’accoudoir ou sur ma cuisse, fais rebondir mon doigt sur les boutons de manche de Palpatine, change de carre mes pieds sur talons hauts, en dedans pour relâcher le coup de pied, droit pour reprendre un peu d’aplomb, loin pour étirer les jambes, près pour soulager à nouveau le coup de pied, me redresse pour regagner un peu d’attention en même temps que quelques centimètres puis décide finalement de me laisser couler de mon siège et de céder à la somnolence avant de finir par déranger mes voisins. Parce que, voyez vous, il n’y a rien que de très juste lorsque le programme indique que le pianiste fait une entrée « étonnamment délicate » ; mais une fois passé l’étonnement… c’est beau… de loin… et je donne un coup de coude à Palpatine pour prouver que, non, ce n’est pas moi qui m’endors, c’est lui (à vrai dire, on a seulement inversé les rôles par rapport à la première pièce – mais aussi, je trouve ça beaucoup moins pardonnable de ronfler sur Duruflé – affaire de (peu) de goût).
À l’entracte je sillonne tout Pleyel : mon radar à chapeau est défectueux, mais cela a le mérite de me donner un coup de frais. J’aurais du m’en douter : c’est si inhabituel pour moi de ne pas être comblée par un concerto, qu’il fallait bien une symphonie étonnamment courte et inversement proportionnellement enthousiasmante (une demi-heure, c’est le bon format) pour rétablir l’harmonie universelle de la soirée. Pour Sibelius « ce sont des professions de foi des différentes époques de [sa[ vie. Voilà pourquoi [ses] symphonies sont toutes si différentes. » Voilà pourquoi je ne les apprécierai pas toutes également. Toutes… façon de parler évidemment. Seulement, la deuxième et le poème symphonique Tapiola m’ont fait douter si je retrouverais jamais le compositeur de Kullervo. Mais grâce à la cinquième, je peux dire que j’aime Sibelius, un Sibelius à moi, qui n’a pas un goût de bonbon la Vosgienne, au concentré de pin finlandais. Pas de vent dans les branches, juste des feuilles mortes frissonnantes sur lesquelles vient souffler le basson (je soupçonne Pradoc d’avoir introduit cette image dans mon esprit avec son extrait de Bausch et son souffleur – Pina, pins…). La musique m’emporte, ou peut-être est-ce moi avec l’alpiniste. J’avais déjà un contrebassiste (le poète de Spitzweg) et un violoncelliste (le hérisson), mon tour des pupitres continue, j’ai désormais un violoniste. L’alpiniste, ce sont des yeux de husky, bleus glacier, qui transpercent la partition comme un pic à glace et vous font fondre quand ils se rident pour accueillir un sourire de moelleux au chocolat.
Délicieuse façon de finir une soirée qui avait si bien commencé – par une rencontre. C’est au do-ré-mi que j’ai fait mes gammes avec A. Elle ressemble bien plus que moi à une souris, qui ai fait le lapin en finissant la salade de son croque-monsieur gratiné de gruyère. Discrète. Je connaissais l’œil, j’ai pu le voir en personne. Et la voix aussi : maintenant, j’entendrai un ton en la lisant.