Errance à Chaillot

Dans Flexible silence, la chorégraphie de Saburo Teshigawara s’inspire de la musique mais ne s’y accorde pas. Les danseurs semblent plongés en eux-mêmes, évoluant au gré d’un rythme intérieur qui relègue les musiciens en arrière-scène à l’arrière-plan. L’écart entre le geste et la musique ouvre un espace vide où sculpter le silence annoncé par le titre de la pièce. On perçoit le négatif dans les déliés du mouvement, et on s’entraîne à s’émerveiller devant l’immanent, devant le corps qui se défait de ses formes tandis que la danse emprunte au buto, les mains qui fleurissent du tronc et auxquelles poussent soudain des bras. J’accroche plutôt.

Puis Olivier Messiaen laisse place à Toru Takemitsu, sorte de Varèse nippon. Je ne sais pas si le silence est souple, mais pour la musique, c’est raide. Je pense de plus en plus à la gaufre que je pourrais prendre à la sortie du théâtre, sur l’esplanade du Trocadéro. Puis je n’y pense plus : je m’endors presque. Pas tout à fait, tout de même ; je fais l’erreur de me secouer de ma torpeur. Les quarante minutes qui restent sont interminables. La musique n’a en soi rien d’affreux, et n’empire pas, mais l’indifférence que la danse lui manifeste la transforme en bruit. Le son, de fortuit, en devient indésirable ; il parasite le silence, où rien ne résonne plus mais où tout se perd. La danse est avalée par l’espace qu’elle a ouvert et qui la réduit à néant, et pire qu’au néant : à l’errance. Le spectacle m’est de moins en moins supportable. Il y a peu de choses qui m’exaspèrent davantage que l’errance. Avancer pour n’aller nulle part sans pour autant flâner : il n’en faut pas plus pour me rendre folle. Une chose ne peut pas ne pas avoir de sens sans pour autant être absurde (elle n’a pas le droit de me faire ça, c’est intolérable). Flexible silence ne me fait pas atteindre le degré de frustration de Mulholland Drive (je parie que les coussins se souviennent encore de mes dents), mais c’est assez pour que j’adresse des mimiques de mort lente à Palpatine, surpris que je ne végète paisiblement comme lui. 

J’ai été ravie ensuite de cracher mes nerfs en pelote auprès de notre voisine manifestement venue pour la musique (elle nous a demandé si c’était toujours dans ce goût-là, Saburo Teshigawara). Comme je suis bien élevée, néanmoins, j’ai attendu d’avoir une crêpe à la crème de marron entre les mains pour mordre. Le vendeur m’a rendu la monnaie sans ôter ses gants plus vraiment hygiéniques. On m’a bien fait les pieds ; ça me fera des anticorps. 

Monchichi

Dans Monchichi, il y a chichi et je suis venue voir le spectacle de Wang & Ramirez avec le souvenir des beignets de mon enfance. C’est poisseux, mais le sucre n’est pas responsable : « Monchichi » est le surnom vaguement raciste qu’un voisin a donné à Honji Wang dans sa jeunesse, persuadée que la jeune Allemand d’origine coréenne était forcément « chinetoc ». Ajoutez à cela que Sébastien Ramirez est un Français d’origine espagnole et vous comprendrez que la question de l’identité est centrale pour le duo.

Il ne s’agit pas de circonscrire une identité fixe, ni même de superposer plusieurs identités, plutôt de jouer des lignes qui se croisent, s’entremêlent, se relancent et s’ignorent aussi, inscrivant les danseurs dans une identité mouvante. Parce qu’après tout, et désormais avant tout : ils sont danseurs. Et font donc tout naturellement bouger les lignes : entre les nationalités, entre le hip-hop et le contemporain, et même, à la marge, entre la danse et le théâtre. Inutile de chercher à coller des étiquettes ; le mouvement les défait. L’humour aussi, mouvement langagier par lequel le duo se soustrait à la pesanteur.

Honji Wang peut se déguiser en stéréotype allemand d’une perruque blonde, en stéréotype féminin en robette et talons, elle ne cesse jamais dans ce temps d’être performeuse et d’en jouer, à la fois allemande et coréenne, femme fatale et garçon manqué. L’ambivalence est là, entre attentes et appropriation : dans les talons qui à la fois fragilisent et démontrent la force de celle qui les a domptés, voire la virtuosité, lorsque Honji Wang les utilise comme entrave-accessoire dans un passage au sol hip-hop. Cela fuse, comme dans ce monologue en stéréo où chacun complète ou contredit ce que dit l’autre dans une autre langue : Ich bin Elle est Deutsch coréenne, it tastes Kartoffel better Kartoffel with Kartoffel chospsticks… c’est mind-blowing si vous essayez de suivre dans toutes langues, hyper drôle et excitant du neurone, même si le cerveau a tendance à suivre la langue qui lui est la moins étrangère des deux, bientôt perturbé par d’autres mots qu’il reconnaît (le tout non surtitré : encore une fois, mieux vaut avoir fait allemand LV2 pour pleinement apprécier – le coréen et l’espagnol étaient minoritaires).

C’est drôle et parfois ça n’est rien : tout comme dans Borderline, la danse est en-deçà et au-delà de tout propos social ou politique ; elle effleure et n’illustre jamais, s’autorise à n’être là que pour elle-même, pour rien, pour le plaisir de danser, d’exister en-deçà et au-delà des identités préformées. Les mouvements que JoPrincesse trouve à juste titre pointless ont pourtant tout leur sens ne n’en avoir pas toujours. Rien à saisir, laisser glisser (pour ne pas se figer), ainsi va la vie. Aux interactions rythmées succèdent des phases où il fait bon s’ignorer, danser l’un après l’autre ou juxtaposés. Se définir puis s’oublier, faire mumuse de ses pieds et continuer à se montrer sans plus rien raconter… Si Sébastien Ramirez me semble un hipster-hip-hop talentueux mais plus ou moins interchangeable, la personnalité de Honji Wang, plus métissée (training contemporain plus évident), plus complexe (parce que plus fouillée aussi) me devient vite attachante, impossible à cerner et pourtant reconnaissable à sa force et son chignon sur le sommet du crâne, comme dans Borderline. Ils ont cependant en partage cette honnêteté artistique qui me fait penser à la manière qu’avait Robert Lepage de se raconter dans sa pièce 887. Sans esbroufe, tranquillement, avec talent. Et le sens de la mise en scène, avec des lumières joliment travaillées sur eux (corps bruts et silhouettes à contre-jour) et sur l’arbre côté jardin, aux guirlandes de fêtes et de souvenirs lumineux (avec des petites lucioles comme an avaient les danseurs d’Alonzo King dans Constellation). Cela finit doucement, les deux danseurs connectés par le bras : passion faire des vagues sans éclabousser.

DOA

Motion Picture est une pièce chorégraphiée par Lucy Guerin sur un film noir de Rudolph Maté, D.O.A (Dead On Arrival). Il ne s’agit pas d’une adaptation ; le film est utilisé comme une « partition » sonore et lumineuse. D’après le programme, seuls les danseurs doivent voir le film projeté sur des écrans disposés dans la salle, parmi les spectateurs qui ne feraient que l’apercevoir à travers ses reflets. En pratique, depuis le balcon du théâtre des Abbesses, légèrement de côté, on voyait parfaitement l’écran – et il aurait été dommage de s’en priver, car ce sont les allers et retours entre la scène et l’écran qui font tout le sel de Motion Picture.

Dans un premier temps, les danseurs miment les gestes et paroles des personnages, le regard comme rivé à l’écran (au fond du parterre, j’imagine). Tantôt un danseur incarne un personnage, tantôt celui-ci se trouve dédoublé voire triplé par les six danseurs. Le procédé est facile, mais il induit instantanément une distanciation, bientôt travaillée par d’autres effets, comme les tabourets abruptement replacés et l’orientation des danseurs modifiée à chaque changement de plan (et dans une discussion où c’est presque à chaque réplique, l’analyse filmique en devient joyeusement comique). Hormis une pause de danse pure lorsque les personnages se retrouvent dans un night-club où ça swingue, cela dure ainsi un certain temps. Juste quand on commence à se dire que c’est amusant mais un peu limité, les variations chorégraphiques se font plus poussées*, et la danse s’écarte peu à peu de la trame filmique jusqu’à s’en abstraire… au moment où l’on commence à être bien pris par l’intrigue. Du coup, on regarde un peu plus l’écran et un peu moins la scène, de moins en moins même… jusqu’à s’apercevoir qu’on ne capte plus grand-chose** et que, quitte à flotter, autant flotter avec les corps bien vivants qui sont devant nous, avec nous. On se laisse quand même prendre une dernière fois par le film lors d’une course poursuite… où la bande-son est soudain coupée et le bruit des balles remplacé par des sifflements-onomatopées : dernier effet de distanciation comique pour la route, le film est dans / est mis en boîte.

On arrival, la pièce de Lucy Guerin est inégale, mais intelligente… jusque dans ses moments les plus faibles, qui correspondent in fine aux passages du film où notre attention devient flottante / où notre attention n’a pas encore été captée (le mimétisme du début est d’autant plus bienvenu que l’intrigue tarde à se nouer). À la fin de la soirée, le dispositif est épuisé, mais j’ai beaucoup aimé l’expérience, aussi étonnante qu’amusante.

(J’ai beaucoup aimé les danseurs, aussi. Jessie Oshodi, qui m’a rappelé la bonne humeur d’@AndieCrispy. Alisdair Macindoe, qui m’a rappelé l’unique danseur que nous avions dans notre petit groupe d’amies danseuses. Et Lauren Langlois, qui ne m’a rappelé personne, mais dont j’aimerais tout particulièrement me rappeler, tant la sensibilité qu’elle laisse affleurer la rend puissante et attachante.)

* Par exemple, un danseur prend la pose d’un personnage et les cinq autres viennent la répliquer en canon tandis que le premier s’est déjà éloigné pour pérenniser le mouvement par une nouvelle pose. C’est la cheniiiiille qui redémarre.
** Je ne suis pas certaine qu’il faille déplorer l’absence de sous-titres : même avec le synopsis, je suis incapable de piger le mécanisme conduisant au meurtre !

Aperçu, assez vu

Tânia Carvalho. Hé, mais c’est elle qui avait chorégraphié Xylographie présentée par le ballet de l’Opéra de Lyon ! Ni une ni deux, place ajoutée à l’abonnement. Sauf que. C’est un peu le syndrôme Pina Bausch avec l’Opéra de Paris versus sa propre troupe. On n’aurait pas dû.

Aperçu – 5 Room Puzzle, pour deux danseurs et un totem disco à masque et poils rouges, ressasse lassablement les mêmes phrases chorégraphiques. Les petits menés genoux pliés et dos voûté sont bien tentés, mais les postures tarabiscotées ne suffisent pas. On dirait du Cunningham sorti rabougri de la machine à laver – avec la capacité émotionnelle d’une petite cuillère, donc. Inintéressant au point que c’en est fascinant. Quant à la bande son de Diogo Alvim, avec ses crissements de pneu et son voisin du dessus qui déménage, elle me ferait presque regretter John Cage. Alors qu’on prie pour trouver la sortie du parking, notre voisin de derrière laisse échapper un long putain soupiré, qui met le feu au poudre et marque la reconversion du spectacle en séance d’abdominaux sous cape. Je perds définitivement Palpatine lorsque le totem rouge s’effondre en mode Swiffer en fond de la scène.

Le spectacle rejoint direct le bottom 3 de mes worst expériences scéniques ever. Reste à décider s’il se place avant ou après le lapin qui crissait des pieds, allongé en avant-scène. Le principal mérite de la soirée aura été de nous faire découvrir la salle du centre Pompidou, à la scène de belle taille et aux fauteuils fort confortables.

 

Souris meet Chauve-Souris

L’Opéra de Rome est venu au théâtre des Champs-Élysées avec La Chauve-Souris, qui n’avait pas été donné en France depuis sa création. Il me semblait pourtant l’avoir vu il y a quelques années… en DVD. Hormis le carnaval du second acte (oubliable, il faut bien le dire), je m’en souvenais plutôt bien, et c’est avec plaisir que j’ai retrouvé sur scène ce ballet-vaudeville au second degré (mais y a-t-il des vaudevilles au premier degré ?). Roland Petit offre aux danseurs une partition truculente. Les effets appuyés du chorégraphe, qui alourdissent parfois ses ballets, participent ici de sa légèreté : c’est attendu – avec humour.

Installée avec Mum au parterre, je me régale de ce cadeau de Noël. Rebecca Bianchi est tout à fait délicieuse – encore plus en épouse délaissée qu’en vamp’ prête à la reconquête. Question de costumes, d’une part (la guêpière accentue l’étroitesse de ses hanches et fait paraître ses épaules larges en comparaison, alors que la robe initiale et la perruque rousse lui vont à merveille) et de style, d’autre part : ses mimiques gestuelles sont impayables et la scène où elle s’enroule dans le fil du téléphone, un petit bijou d’humour qui m’a fait repenser à La Voix humaine… Une de mes scènes préférées avec celle des garçons de café chez Maxim’s, qui comporte force sauts écarts et autres clins d’œil virtuoses : les trois danseurs (malheureusement non crédités sur le site du théâtre) sont juste excellents, surtout le grand, là, roublard et réjouissant. Quant à Antonello Mastrangelo, il est tout simplement parfait en ami-de-la-famille-à-défaut-d’être-amant. Le danseur a la petite batterie en verve ; il parle avec les pieds comme on dit des Italiens qu’ils parlent avec les mains – on ne peut plus adapté à ce rôle survolté.

Le casting était complété par Friedemann Vogel, que j’ai fait des pieds et des mains pour voir (pour n’avoir pas vu qu’il y avait deux représentations le même jour – l’échange de billets n’est normalement pas possible). Et la guest star était… à côté de la plaque – au point que Mum a cru que c’était Antonello Mastrangelo que j’attendais avec tant d’impatience. Friedemman Vogel a pourtant pris trois semaines de répétition pour s’imprégner du style de Roland Petit, qu’il n’avait encore jamais abordé, mais il faut croire que ce n’était pas assez. Ou alors il est trop allemand, ainsi que l’a suggéré Palpatine lorsque je lui ai raconté ma déconvenue. Le comique lui échappe. Sa technique est précise, mais son interprétation pataude. Comme s’il n’était pas capable d’auto-dérision. Ou plutôt comme s’il ne parvenait pas à laisser libre cours au sans-gêne du personnage, pourtant indispensable dans ce rôle pour que le danseur atteigne le second degré. Trop humble, paradoxalement, pour se défaire tout à fait du lyrisme où il excelle.

Parce que c’est l’impression qui a dominé lors de la rencontre animée quelques jours auparavant par Philippe Noisette : Friedemann Vogel est un anti-Roberto Bolle. Incapable de choper les sous-entendus de l’organisatrice quant à sa bogossitude (et ce n’est pas une question de langue : il passe de l’allemand à l’anglais au français sans aucun soucis – et en plus il est polyglotte, ouais). Trouvant tout naturel, parce qu’il est tellement doué que tout lui est venu naturellement, sans vraiment passer par la frustration ou la compétition. Son humilité n’a pas rendu la tâche aisée à Philippe Noisette : les réponses, tournant rapidement court, obligent à multiplier les questions. Il est difficile de le faire parler de lui ou de sujets un peu polémique dans le ballet (il n’a bitché qu’une seule fois à l’insu de son plein gré, lorsqu’il a été question de toutes ces langues qu’il parle : « Dans le monde du ballet, on parle anglais… sauf en France où on parle français. »). Il s’étend un peu plus lorsqu’on lui parle de son art : il dit son émerveillement face au talent des chorégraphes, le fait que tout s’assemble comme par magie, la chorégraphie des solistes, des ensembles, la musique, les lumières… (un talent à part qu’il ne se sent pas avoir) et parle avec ferveur de ses interprétations.

J’ai pensé à JoPrincesse, parce que Friedemann Vogel est manifestement lui aussi un hyper-sensible qui vit les choses instinctivement. Les rôles tragiques, notamment, le laissent exsangue, au-delà de la fatigue physique engendrée par tout ballet un peu costaud : It stays in your system. Après avoir dansé La Belle ou Le Lac*, vous êtes évidemment fatigué, explique-t-il, mais contrairement à un Roméo et Juliette, vous ne vous sentez pas run over by a train (tout le monde a ri).

J’ai pensé à Anne Deniau, aussi, parce que Friedemann Vogel est un de ces artistes dont on ne peut pas être fan. On peut enclencher le mode fan girl, évidemment, et mimer le pioupiou devant l’oiseau allemand (ici à 3’00, si, si, on clique), mais cela ne prend pas – même s’il accueille les manifestations d’enthousiasme avec une gentillesse incroyable. Il déçoit et se doit de décevoir (les attentes) pour nous surprendre à nouveau sans faire du Vogel. Et parfois ça ne marche pas. Bon. Du coup, j’ai été contente que C., croisée à la sortie, se dise enthousiasmée par sa présence. Heureuse aussi d’entendre un danseur de l’Opéra, installé derrière moi, laisser échapper une onomatopée pendant le spectacle (il serait très bien dans La Chauve-souris, soit dit en passant).

Au final, Friedemann Vogel était peut-être une erreur de casting, mais un bon choix tactique de la part d’Eleonora Abbagnato : la guest star a fait venir du balletomane sans éclipser la troupe qui l’invitait, la mettant même en valeur par un faux pas de côté.

 

* E. et moi avons bugué sur le non-tragique du Lac avant de nous souvenir que certaines versions ont un happy ending