Isadora

Elisabeth Schwartz, photographiée par Camille Blake

J’ai vu peu de spectacles en ce trimestre de rentrée, et j’ai ai encore moins chroniqué. Le spectacle de Jérôme Bel consacré à Isadora Duncan a pourtant été du genre à me faire pédaler sur un petit nuage au retour. Plus que de spectacle, il faudrait parler de conférence – avec démonstration. Et quelles démonstrations. Ce sont elles qui à leur tour transforment la conférence, avec introduction et entrefilets biographiques, en spectacle.

Le même procédé est répété tout au long de soirée : Elisabeth Schwartz danse un extrait ; la partition chorégraphique est ensuite reprise sans musique, Jérôme Bel énumérant au fil des pas les indications transmises par la chorégraphe à ses interprètes (vague, vague, tenir, embrasser, contenir…) ; l’extrait est à nouveau dansé en musique. C’est simple mais rudement efficace : loin de figer la danse en une sorte de pantomime qui nous aurait été déchiffrée*, les indications nous font tout à coup voir la danse, la voir plus précisément, avec ses phrases musicales, ses intentions, ses reprises. Plus la structure apparaît lisiblement, plus les images poétiques ont la place (sur scène), le temps (dans nos esprits) de s’épanouir. Un mouvement d’une simplicité extrême devient un geste qui contient un monde – d’intentions, d’interprétations, de sentiments. Une personne. Une vie.

L’interprète y est pour beaucoup** ; son âge aussi, un peu – un âge pas du tout canonique, mais ayant dépassé les canons jeunistes du monde de la danse : j’ai un choc en réalisant qu’elle est légèrement plus proche de ma mère que de ma grand-mère. Je crois que c’est la première fois que je vois si bien un corps de cet âge danser : la peau plissée qui s’étire et s’oublie dans le mouvement ; la bouche maquillée comme celle de ma grand-mère qui sourit sous une mèche de cheveux au carré ; la maladresse discrète de l’âge qui se mêle avec celle de l’enfance de l’art, le corps travaillé de manière à ne pas en émousser la rudesse. Il y a là quelque chose d’infiniment touchant, de bien plus vivant que bien des mouvements survoltés exécutés par des danseurs dans la force de l’âge. Il doit falloir une vie, une carrière entière, pour ôter au mouvement son apprêt, se refuser à le vernir et néanmoins le raffiner – faire de la maladresse une élégance folle.

J’ai un avant-goût de cette difficulté lorsque Jérôme Bel propose au public de venir sur scène, pour apprendre un extrait ; je m’avance avec une petite dizaine de filles – qui pour beaucoup font déjà de la danse, à la déception manifeste du chorégraphe. Rien de très compliqué sur le papier, des pas marchés, une suspension, quelques ports de bras, et pourtant, on se trouve toujours précipité par la musique, à courir après l’intention-intensité qu’on voudrait mettre dans chaque pas, et qui nous ouvrent un monde de nuances, de gestes possibles au sein du même geste. La simplicité, c’est compliqué. Grisant, en même temps. De quoi vous fasciner tout une vie. Cela faisait des années, aussi, que je n’avais pas senti les lumières se rabattre autour de moi et me plonger dans l’obscurité de la scène, cet incroyable espace de liberté et d’intensité. C’est addictif. On s’y sent tellement vivant, sur la scène et dans la danse ; l’une décuple l’autre. Et Elisabeth Schwartz est si belle à regarder, de retour dans nos fauteuils.

Euphorisée par la découverte de ce que la danse d’Isadora Duncan ne se résume pas à des sautillements gentillets d’enfant-cabri-femme-fleur (les archives vidéos saccadées favorisent ce raccourci), euphorisée par la scène, par la danse simple-douce-âpre-juste, je suis sortie galvanisée. Pour poursuivre sur le même sentiment, j’ai cherché sur les quais un Vélib qui fonctionnait et je suis rentrée en pédalant, dans le froid, la sueur et l’exaltation, me jetant sous une douche chaude en arrivant.

Jérôme Bel, dans tout ça ? C’est la critique à même le spectacle, telle que je voudrais réussir à la pratiquer après : par des mots, réussir à faire voir plus précisément ce que la danse a à nous faire ressentir.

* Le seul moment où cela fonctionne moins bien, c’est lors d’une danse reprenant la gestuelle communiste : le poing levé fige l’interprétation dans une symbolique unique, a contrario des gestes qui précèdent et qui suivent.
** J’ai regardé quelques vidéos en ligne dans la jours qui ont suivis : d’un interprète à l’autre, le geste peut se rabougrir en mouvement, et la chorégraphie n’être plus qu’une mue désincarnée de la danse qui l’a habitée…

Problèmes de degrés

Parfois, mon détecteur à second degré se brouille.

La première fois que je suis tombée sur un texte de Montesquieu, au début du collège, j’ai senti qu’il y avait une arnaque, mais je n’arrivais pas à décider si c’était du lard ou du cochon. L’ironie, je la connaissais persifleuse, pas pince-sans-rire. On m’a donné les outils pour en comprendre le fonctionnement, et roule ma poule, face A lard, face B cochon, je te retourne n’importe quel texte comme un gant. Les occasions de revenir à un telle perplexité ont été rares (peut-être les premières minutes de découverte du Gorafi, qui n’avait pas alors la notoriété d’un mème), mais il y en a encore, comme me l’a prouvé ce vendredi d’il y a deux semaines, vendredi j’ai-des-problèmes-de-degrés. 


Se noyer dans le partenaire dialectique du pébroc

Aborder l’œuvre de Magritte par le biais de la philosophie est plus que pertinent, et l’expo du centre Pompidou en elle-même est plutôt bien goupillée (je n’avais jamais fait le lien entre le motif récurrent du rideau et l’histoire de Zeuxis relatée par Pline l’Ancien, par exemple), mais les textes explicatifs, mes amis, les textes… Je n’ai pas réussi à décider si leur galimatia philosophico-pédant était ou non à prendre au premier degré. Palpatine me soutient que oui. Ayant encore foi dans l’humanité, j’ose espérer que le commissaire de l’exposition ne s’est pas noyé dans « le partenaire dialectique du pébroc » (sic). Causer « gallinacé » à propos d’un tableau qui reprend la thématique de la poule ou l’œuf est bien une marque d’humour, non ?

Magritte, Les Vacances de Hegel 

Au moment de trancher, le doute revient : les lettres de Magritte sont bien sérieuses (plus simples et efficaces que le cartel sur le pébroc et le verre d’eau, soit dit en passant). Et si le commissaire s’était laissé contaminer par l’esprit de sérieux avec lequel les surréalistes ont pris le rêve ? Breton n’a pas l’air de rigoler quand il exclut Magritte de son club surréaliste…

Dernière pièce à charge : la police totalement illisible choisie pour les introductions sur les murs. Bonne poire, j’essaye de la justifier par la seule justification que je puisse imaginer, i.e. l’auto-dérision par auto-sabotage. Difficilement déchiffrable, le texte devient image et se fait alors le pendant des images qui se donnent à lire comme un texte énigmatique. La trahison du texte après celle des images en quelque sorte, pour mieux nous renvoyer aux tableaux. Et moi, comme une andouille, je me fais avoir à chaque fois, je lis les cartels en police 10 tôtâlement adaptés à l’affluence (heureusement, les tableaux de Magritte se méditent plus qu’ils ne se contemplent : on emporte les images avec soi ; pas besoin de rester planté devant la toile pendant des heures).


Carlos William Carlos

Rebelotte le soir au ciné, avec Paterson, de Jim Jarmusch.
Lundi. On suit lentement la journée du personnage éponyme (Adam Driver), conducteur de bus dans la petite ville de Paterson, où vécut le poète Wiliam Carlos Williams. Paterson écrit lui aussi des poèmes (à propos d’amour et de boîtes d’allumettes) le matin dans son bus, à midi aussi un peu à côté de sa lunch box, mais pas le soir, parce qu’il retrouve sa femme qui repeint la maison en noir et blanc, cupcakes compris, et va ensuite promener Marvin jusqu’au bistrot où il boit une bière au comptoir.
Mardi. Quelques lignes en plus, le garage de bus, les passagers, la pause déjeuner, sa femme, une nouvelle lubie en noir et blanc, Marvin, une bière. Rien ne se noue, sinon le spectateur.
Mercredi. Une page peut-être, le garage de bus, d’autres passagers, le blanc près de la cascade pour la pause déjeuner, sa femme, du noir et blanc, Marvin, une bière. Combien de degrés ?

Il m’a bien fallu jusqu’au jeudi pour admettre que, non, vraiment, l’ironie n’était pas le propos – une projection de moi seule, paniquée que l’on puisse se satisfaire d’une telle vie, pourtant (parce que ?) pas si éloignée dans le fond de la mienne, celle de la plupart des gens : un boulot, une marotte ou passion que l’on glisse dans les interstices laissés par ledit boulot, de l’affection amicale ou amoureuse, un ciné de temps en temps. Il m’a fallu du temps pour accepter la bienveillance, certes souriante, du réalisateur. Pour me dire que la poésie de Paterson n’est ni géniale ni risible, pas même un but en soi, juste une belle manière de traverser la vie. Au final, c’est Alice qui résume le mieux l’enjeu de ce film « entièrement dédié à la poésie et au quotidien » : « Comment habiter poétiquement le monde, ou plus optimiste encore, comment serait-il possible de ne pas habiter poétiquement le monde ? » Comment ne pas éprouver le besoin de transcender quoi que ce soit, bonne question, je n’en sais rien. Il faudrait déjà que je sache lire de la poésie, sans grandiloquence (toujours cette peur de l’insignifiant, qui nous pousse à en faire des tonnes)(alors que Jim Jarmusch, lui, se contente d’échos et ça suffit à nous faire sourire). 

Rime interne : mon professeur d’anglais de khâgne m’a offert un recueil de William Carlos Williams que j’aime beaucoup sans jamais l’avoir vraiment lu (manque de vocabulaire, excès anti-lyrique kundérien). Un Penguin argenté, avec une reproduction de Brueghel sur la couverture et une non-histoire de brouette rouge à l’intérieur.

Aperçu, assez vu

Tânia Carvalho. Hé, mais c’est elle qui avait chorégraphié Xylographie présentée par le ballet de l’Opéra de Lyon ! Ni une ni deux, place ajoutée à l’abonnement. Sauf que. C’est un peu le syndrôme Pina Bausch avec l’Opéra de Paris versus sa propre troupe. On n’aurait pas dû.

Aperçu – 5 Room Puzzle, pour deux danseurs et un totem disco à masque et poils rouges, ressasse lassablement les mêmes phrases chorégraphiques. Les petits menés genoux pliés et dos voûté sont bien tentés, mais les postures tarabiscotées ne suffisent pas. On dirait du Cunningham sorti rabougri de la machine à laver – avec la capacité émotionnelle d’une petite cuillère, donc. Inintéressant au point que c’en est fascinant. Quant à la bande son de Diogo Alvim, avec ses crissements de pneu et son voisin du dessus qui déménage, elle me ferait presque regretter John Cage. Alors qu’on prie pour trouver la sortie du parking, notre voisin de derrière laisse échapper un long putain soupiré, qui met le feu au poudre et marque la reconversion du spectacle en séance d’abdominaux sous cape. Je perds définitivement Palpatine lorsque le totem rouge s’effondre en mode Swiffer en fond de la scène.

Le spectacle rejoint direct le bottom 3 de mes worst expériences scéniques ever. Reste à décider s’il se place avant ou après le lapin qui crissait des pieds, allongé en avant-scène. Le principal mérite de la soirée aura été de nous faire découvrir la salle du centre Pompidou, à la scène de belle taille et aux fauteuils fort confortables.

 

À point nommé Lichtenstein

I-love-you-too-jeff

 

Oh, Jeff… I Love You, Too… But… Imaginez ce que dit le personnage et complétez la bulle. Je suis presque sûre d’avoir eu l’un de ces tableaux à commenter en cours d’anglais. Aucun risque pour les élèves de dénaturer le tableau en trouvant des phrases banales, il se veut iconique. Les mots ne doivent susciter aucune histoire : cette case doit pouvoir figurer dans n’importe quelle bande dessinée pour pouvoir toutes les symboliser. C’est ce désir de généricité qui me frappe dans l’exposition que le centre Pompidou consacre à Roy Lichtenstein : ses tableaux sont avant tout des images, les plus lisses possible, les plus abstraites de l’artiste possible. Et quoi de plus populaire et de moins personnel qu’une image de comics ?

 

couverture de Britannicus, édition Folio, illustrée par une explosion de LIchtenstein

Folio, vous fumerez loin.

(Palpatine ne me croyait pas quand je lui ai dit d’où je connaissais cette image.)
Faut quand même aller chercher Racine pour que Roy Lichtenstein paraisse décalé. 

 

Une vidéo feuillette pour nous les pages d’un cahier d’écolier où Lichtenstein a collé toutes les images qu’il envisageait d’utiliser : à mi-chemin entre la collection d’enfant  et le Pinterest d’aménagement d’intérieur sponsorisé par un IKEA-like, ce scrapbook n’offre rien qui ne puisse figurer dans un catalogue. Photos de produits, cases de bande dessinées… Lichtenstein ne nous propose pas de les regarder autrement : il les synthétise, tel un Grenouille de l’image.

 

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Il les veut tellement peu à lui, ces images volées par le biais d’un rétroprojecteur, qu’il fait tout pour effacer son trait, comme un voleur efface ses traces. Les gros points de couleur sont l’antithèse du pointillisme : non pas une vision, vacillante, mais un procédé technique (le pochoir) qui vise à reproduire la mécanique de l’impression sans en conserver la finalité. La trame est tout – les points sont trop espacés pour donner forme et couleur à l’espace qu’ils remplissent, tout comme les cases étaient trop isolées pour être reliées par un fil narratif. Ils donnent la varicelle aux visages qu’ils constellent et démangent le spectateur, qui gratte la surface des tableaux, en vain. L’artiste n’exprime rien, il imprime. Il y met un point d’honneur : surtout ne rien exprimer, seulement imprimer, singer la technique quand celle-ci imitait le réel pour mieux l’apprivoiser – au fond, il s’en moque, du monde.

On dirait que sa peinture n’a eu de cesse que de penser Photoshop – même si, heureusement pour l’artiste, il n’est pas né avec. C’est particulièrement frappant dans les recherches sur le trait : comment représenter un coup de pinceau ? i.e. comment représenter ce qui sert habituellement à représenter – sans y attacher un style ? Et nous voilà dans l’onglet « brosses » de Photoshop, avec leurs effets de simulation jamais assez hasardeux.

 

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On en arrive au paradoxe du coup de pinceau en sculpture. Qui lui-même débouche sur celui de sculptures étrangement plates… défaut qui en fait tout le charme. J’aime bien l’idée de pouvoir poser une petite explosion sur un bureau et de réintroduire ainsi comme objet ce qui n’était que la représentation schématique d’un phénomène insaisissable – preuve incongrue de ce que nos représentations façonnent la réalité sans que l’on s’en aperçoive : c’est une explosion dans les ténèbres. Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante.


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 Petite explosion (explosion de bureau)


Lichtenstein n’échappe aux platitudes que lorsqu’il risque ses images en profondeur. Le reste du temps, quand il pense un logiciel plutôt que le monde, celui-ci se réduit à des images prêtes à l’emploi. Après le recyclage des bandes dessinées, nous avons donc le droit à la plus traditionnelle relecture d’œuvres passées. Introduire ses propres tableaux (aux thèmes non-originaux) dans l’atelier de Matisse, quoi de mieux pour s’inscrire dans l’histoire de l’art ? Mais lorsqu’il reprend Picasso qui reprend Rembrandt et qu’il décline les déclinaisons de Monet (sans avoir l’humour de Proust qui déconstruit sa propre cathédrale), on commence à se lasser…

 

relecture de monet par lichtenstein

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En même temps, Matisse n’avait pas eu l’idée du poisson-smiley.
 

… et c’est là qu’intervient la surprise, la vraie. Une salle de trois tableaux où l’on entend chacun s’exclamer sincèrement à l’entrée : oh, j’aime bien, ça… ça, trois tableaux sans objet ni femme blonde, trois tableaux où le rouge a abdiqué au profit d’une atmosphère bleutée (du RVB au CMJN), trois tableaux au seuil de la vieillesse, où l’on sent un souffle de liberté. L’artiste se défend d’avoir voulu célébrer la nature japonaise, bien entendu ; on ne défait pas la cohérence d’une œuvre, l’interprétation d’une vie, au moment où elle va cesser. Les petits points de l’imprimerie, point. Mais on les voit bien se dissoudre dans l’immensité du large, des montagnes, d’un néant qui nous attend juste là, gigantesque et serein.

 

 roy-lichtenstein-landscape-with-philosopher

 Landscape with philosopher, petit point orange sans en être un.
L’effet était bien plus fort encore en grand…