Dans ce film de Wong Kar-Wai, les nuits sont pleines de néons oscillant entre le bleu et le rose, entre blues et bluette. Nuits d’un bleu de myrtille écrasée où les sentiments tremblottent comme de la gelée. Blueberry : je pensais muffin, c’est en réalité de tarte dont il s’agit. Mais pomme, fraise ou chocolat, la myrtille vient toujours en second choix, celui qu’on ne fait pas. C’est ce sur quoi on se rabat, en se disant pourquoi pas. C’est ce qu’Elizabeth engouffre sans manières, mastiquant sous le regard de Jeremy, jeune patron d’un bar paumé qui a voulu lui remonter le moral ou peut-être le coeur, à grand renfort de chantilly. C’est ce que Jeremy continuera à préparer, et à jeter, chaque jour qu’Elizabeth (mais Norah Jones lui va beaucoup mieux) passera à errer dans sa propre vie. Jusqu’à ce que toutes les ruptures soient consommées, que le client alcoolique dont elle est la serveuse favorite soit quitté par sa femme et quitte la vie, que la joueuse de poker qu’elle a rencontré n’ait pas pris le temps de voir son père la quitter. Alors, alors seulement, elle peut renouer avec sa propre rupture ; alors, Jeremy a jeté le bocal de clés que des clients, qu’Elizabeth, lui avaient laissées. Des portes se sont fermées et l’on peut enfin en ouvrir d’autres sans être pris dans des courants de faux airs. La tarte aux myrtilles, dont personne ne voulait, trouve finalement une bouche de premier choix. Jeremy la préparait par habitude : il s’est habitué à Elizabeth. Pourquoi pas : pour toi.
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Dark city
[À moins que vous n’habitiez cette dark city, ne lisez pas avant d’avoir vu le film – soit dit en passant, merci à ma DVDthèque privée de m’avoir conseillé ce que je n’aurais pas spontanément choisi de visionner.]
Dark city débute par une sombre histoire d’assassinat, embrouillée au possible. L’obscurité n’est éclaircie que pour apercevoir le demi-visage d’une femme fatale, l’autre moitié retranchée derrière le rideau de tôle ondulée de ses cheveux de jais, ou l’ellipse d’un feutre incliné de manière à laisser le regard dans l’ombre. On avance à tâtons et, n’étant pas dans une salle obscure, j’ai la tentation d’éteindre la télévision. C’est alors que le film noir annonce la couleur comme une conséquence de la science-fiction : un groupe d’extraterrestres cherchant à comprendre l’âme humaine maintient la ville dans une nuit indéfiniment répétée. À chaque minuit, ils ouvrent un abîme entre hier et demain et y précipitent toute continuité spatio-temporelle. Les immeubles poussent comme des champignons et les existences des habitants sont manipulées. Tel couple de classe ouvrière est bombardé aristocrate, tandis que tel individu honnête se voit injecter en une seringue les souvenirs d’un meurtrier (John Murdoch – like the gothic novelist – as an occasional murderer). La permutation des existences permet au film de réaliser une belle expérience de pensée : un passif criminel fait-il de l’homme un meurtrier ? Plus largement : l’individu est-il déterminé par son passé ? Est-il possible de distinguer une vie de celui qui la mène ? Ou l’homme n’est-il que la somme de ses souvenirs ? Le film répond à sa manière lorsque Murdoch indique son front : ce n’est pas (uniquement) là, dans la raison et la mémoire, que loge l’âme humaine. Et de suivre son cœur pour organiser une nouvelle rencontre avec celle qui a perdu la mémoire après l’avoir aimé quand lui-même avait perdu le souvenir de leur histoire – la sensation contre l’illusion.