Belle de match

À la fin de la bande-annonce de Battle of the Sexes, lorsque je me suis aperçue que je n’avais pas reconnue Emma Stone dans la joueuse de tennis qui m’était présentée, j’ai pensé par réflexe : pour une fois que le personnage est d’une beauté banale, on aurait pu donner sa chance à une autre actrice plutôt que de s’ingénier à rendre quelconque une beauté singulière. Puis j’ai vu le film, et me suis rendue compte que ma remarque participait de la vision de la femme comme bel objet : Emma Stone, si nouvelle preuve il fallait, sait jouer. De son physique comme du reste, car il faut bien qu’à l’écran le personnage soit incarné. En gros plan, on s’aperçoit que la commissure des lèvres de l’actrice, tombante, donne un air amer à ses sourires, d’autant plus précieux, et fait sentir la fatigue de son personnage. Billie Jean King, exaspérée par les inégalités et le sexisme de son milieu, milite pour que les joueuses de tennis soient payées autant que les hommes – sans provocation, mais avec détermination. Du genre à monter sa propre fédération quand on lui rit au nez. Le genre Noureev made in tennis, quoi : pas parler, faire.

Le film converge vers un match qui a fait date, lors duquel elle a (com)battu un joueur et l’idée que les femmes seraient nécessairement inférieures aux hommes. Toute l’intelligence de Jonathan Dayton et Valerie Faris, suivant celle de leur personnage, consiste à ne pas emboîter le pas à cette mascarade de guerre des sexes, telle que relayée par les médias d’alors : pour Bobby Riggs qui défie Billie Jean King, joueur de tennis et de poker qui doit sa situation à sa femme, il s’agit surtout de faire son show et de faire monter les paris ; pour Billie Jean King, il ne s’agit pas de prouver la supériorité d’un sexe sur l’autre, mais de réclamer un peu de considération. Ne pas prendre le jeu, mais les femmes, enfin, au sérieux.

Intelligence de ne pas faire de la victoire du film un sommet hollywoodien : on voit tour à tour les deux joueurs seuls sur le banc des vestiaires, tristes l’un comme l’autre, lui de sa défaite, elle de ses hésitations de coeur qui ressurgissent d’un coup après les avoir mises sur pause. Et ce n’est pas opposer à une cause collective des problèmes individuels, car ce qui aurait pu n’être qu’une banale histoire d’adultère annonce un autre grand combat à mener pour l’acceptation de l’homosexualité : Billie Jean s’est découvert pour sa coiffeuse un désir plus fort que pour son mari, envers lequel la reconnaissante semble tenir lieu d’amour. L’annonce de cette nouvelle frontier reste discrète, mais participe de la sensation de fatigue et désamorce le triomphe de la bien-pensance égalitaire qui regarde en arrière, quand les femmes jouaient pour des clopinettes et faisaient la pub des vendeurs de clopes qui les sponsorisaient1, alors que maintenant… : il reste tant à faire.

On ne va pas se mentir, cependant : si le film mérite d’être vu pour l’aspect historique et social, au traitement nuancé, c’est avec sa dimension intime que je suis entrée en résonance. Avec le trouble de Billie Jean lorsque Marylin (Andrea Riseborough) évolue près de son visage. Avec le sourire d’espoir déçu de Marylin, lorsqu’elle est présentée comme « la coiffeuse » – pas même l’amie. Et encore davantage avec le coeur contrit2 du mari (Austin Stowell), un personnage d’une rare élégance malgré son allure de Ken-poupée-Barbie : attentif et discret par nature, il constate l’aventure de sa femme sans commentaire, et lui permet de mettre leur amour, ses amours, entre parenthèses le temps de se préparer au match à venir. À son amante : elle n’est qu’une passade, et lui comme elle ne sont rien pour Billie Jean à côté de sa passion (her true love) pour le tennis. Les pleurs de sa victoire lui sont dédiés.

 


La la là

La la land commence de manière sympathique, mais je n’accroche pas plus que ça. Impossible de toutes façons avec les gesticulations over-enjouées de la caméra. Et pour cause : la première partie tout entière se résume au premier plan de la dernière : un plan de palmier mimant la tête renversée… bientôt déplacé par des techniciens d’un studio de cinéma. Il faut un peu de temps pour voir non pas sous ou derrière les images (couleurs vives, plans léchés) mais pour voir les images –  en tant que telles. Et comment on vit par, pour et à travers elles.

Forcément, ça devient de mieux en mieux au fur et à mesure, même si. La comédie nous fait des frayeurs de soufflé (échange parfait, répartie affûtée et puis banalité), et les numéros musicaux ne me donnent pas vraiment envie de danser, peut-être plus jazz que jazzy (comme l’héroïne, je n’aime pas le jazz ; mais contrairement à elle, je ne m’y fais pas)(et comme elle, je ne peux aller plus loin sans vous faire une confession : même si j’ai chanté faux avec ma cousine que nous étions des sœurs jumelles nées sous le signe des gémeaux, je ne suis pas sûre de jamais avoir vu les comédies de Jacques Demy – cette part de nostalgie-là ne pouvait donc avoir de prise sur moi). La scène de l’observatoire de Magic in the moonlight m’a plus fait rêver que celle de La la land, où je me suis demandée si, dans quelques années, on trouverait ça aussi daté que Grease et son paradis de bigoudis chauffants. Cela se regardera probablement comme un film de Fred Astaire, un de ces films qu’on ne regarderait pas s’il n’était avec Fred Astaire, mais qu’avec Fred Astaire on regarde, comme ça, pour la scène de claquettes où Ryan Gosling a les mains dans les poches et la chemise-bidou qui lui fait le sex-appeal tout doux – pas vraiment pour moi, mais pourquoi pas. Ginger Rogers est Emma Stone, toujours parfaite avec son visage au bord de la décomposition. Les globes oculaires prêts à rouler hors de leur orbite, la bouche qui tord le sourire en grimace et vice-versa de casting en casting. Je crois avoir compris celles qui la trouvent laide avec ses yeux de poisson ; c’est cette quasi-laideur que je trouve infiniment belle. Moins figée, même si le film en use et abuse au point de glacer aussi cette beauté, lassante dans la caricature de son idiosyncrasie.

Cela marche quand même, justement parce que tout ne marche pas et que ça piétine dans la vie de nos wannabe artistes, l’actrice et le jazzman qui sont là à L.A. pour réaliser que leurs rêves rendent dure la réalité – qui serait bien douce sans cela. Douce comme un retour chez papa-maman (plutôt qu’à la case départ) ou un contrat blindé signé avec Universalis (plutôt qu’avec le diable pour un jazzman pur et dur qui se retrouve à pianoter sur un synthé). L’actrice et le musicien se rentrent tellement dans le lard que c’est sûr, une évidence de comédie romantique, ils sont faits l’un pour l’autre. Cela ne sonne pas juste, pourtant, dixit la comédie musicale : ils ont trouvé quelque chose d’autre que l’amour, qui le fonde parfois et parfois pas, une présence entièrement bienveillante et entièrement exigeante, qui les encourage les pousse et les engueule à devenir ceux qu’ils voulaient être, quitte à ce que cela se fasse sans eux. Ou peut-être que c’est exactement ça, s’aimer, en-deça de la vie partagée. <SPOILER up to the end>Au-delà aussi : nos deux artistes ne se disent pas je t’aime, seulement je t’aimerai toujours au moment de se séparer (sur le mode : je serai toujours là-bas pour toi). Forcément, ça devient très beau, parce que le film fait exactement ce qu’il faut pour : il donne une fin. Ils s’aimèrent, se marièrent et eurent des enfants… mais pas ensemble. Et dans un croisement de regard, fortuit, des années après, la caméra s’emballe pour nous donner à vivre tout ce qu’ils n’ont pas vécu, toute une vie au conditionnel passé qu’ils auraient pu vivre, mais pas de si, il n’y a pas de bascule, pas de remord, pas de regret, rien à refaire, juste des vie divergentes que l’on fait se croiser pour la beauté du geste, pour la danse et la musique, pour le cinéma, pour donner à voir tout ce que contient ce regard-là, entre ces deux-là (parce qu’aussi, on a du mal à le concevoir sans ça, l’amour sans le couple qui le défend contre le temps). Le film nous refuse ce que l’on veut – pour mieux nous le donner symboliquement. Paré de la beauté des choses révolues, que l’on garde précieusement en soi justement parce qu’on les a perdues. Ou jamais vécues*, c’est tout un.

* sauf au cinéma