Journal de lecture : Éloge de la fadeur

Roue des émotions avec au centre 8 émotions de couleurs vives (extase, admiration, terreur, étonnement, chagrin, aversion, rage, vigilance) et ensuite des pétales qui déclinent chaque émotion vers quelque chose de plus pâle (l'extase passe par la joie et arrive à la sérénité, la rage devient colère puis contrariété, etc.)
 

Depuis que j’ai croisé une fois la roue des émotions, sans rien chercher à connaître de Robert Plutchik, son créateur, je me demande s’il vaut mieux chercher à vivre au centre de la roue pour éprouver des joies vives (quitte à éprouver plus intensément d’autres émotions négatives) ou s’attarder sur les pétales pâles, moins vivaces mais aussi moins violents. Peut-être qu’en s’ouvrant à plus subtil, en devenant perméable à trois fois fois, on ne vit pas moins intensément, juste autrement, de manière plus sereine ? À moins que les pétales ne fanent plus vite et ne nous lassent par leur fadeur.

Cette tension du fade au savoureux, François Jullien l’a explorée dans un Éloge de la fadeur qui s’éloigne des intensités toutes occidentales pour aborder cette absence de saveur marquée, louée tant du point de vue moral qu’esthétique dans la pensée chinoise. J’ai lu un peu trop vite, probablement, n’étant pas d’humeur à l’érudition philosophique et littéraire pourtant mise en marge par le philosophe (littéralement : les auteurs, siècles et notions-clés sont inscrites dans de larges marges). Je voulais ma réponse à la roue.

En gros, la fadeur est prisée par la pensée chinoise en tant que saveur qui contient virtuellement toutes les autres. Si on a un peu trop fréquenté Aristote et compagnie, on pourrait être tenté d’assimiler cette fadeur à un substrat en attente de prédicats, mais que nenni, nous explique notre guide, la fadeur n’est pas un concept, pas même une abstraction. La fadeur, c’est du concret, c’est du sensible. Elle est savoureuse, même si c’est le degré zéro de la saveur.

J’avoue, j’étais un peu perplexe. Il a fallu une histoire de sage qui goûte diverses eaux de source pour que ça fasse tilt. Je me suis souvenue de voyages dans des pays où l’eau du robinet est déconseillée, et des eaux embouteillées qu’on y trouve : au bout de quinze jours à boire cette horreur qu’est la Nestlé Aquarel ou des eaux déminéralisées que je pensais réservées aux fers à repasser, je suis prête à renier toutes mes convictions écologiques et à débourser une petite fortune pour une bouteille d’Evian. Là, voilà qui est bon, aucun arrière-goût, je peux étancher ma soif… de non-saveur. Une eau est meilleure si elle est neutre au palais : fade.

En somme, il faut que cela coule de source, même si l’on doit grimper deux heures dans la forêt pour la trouver. Dans l’art pictural, la fadeur favorise la circulation du regard ; rien ne l’accroche au point qu’il rechigne à se relancer… mais aussi, rien n’arrête ce mouvement perpétuel au sein du tableau ; ce n’est pas une image que l’on zappe. L’attitude qui l’accompagne ne relève pas du désintérêt, mais du détachement : sans se focaliser sur rien en particulier, on est prêt à tout considérer, à contempler l’harmonie.

Rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence, tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme.

La fadeur est diffuse, elle infuse, fond sous la langue et sa saveur est d’autant plus prégnante qu’on ne l’a pas liquidée au premier coup d’œil, à la première bouchée ; elle met du temps à s’apprécier, mais n’en finit plus ensuite de captiver.

Un peu comme la danse classique, j’aurais envie de dire avec mes gros sabots de balletomane. Évidemment, la virtuosité réjouit par son intensité, mais ce qui pousse à retourner encore et encore voir le même ballet sur une même série, c’est bien l’interprétation, cet art de la variation, du même qui est encore autre, un poignet qui s’infléchit davantage, un regard qui s’attarde un peu moins, une attaque décalée… Moins un geste est techniquement marqué (plus il est fade ?), plus il laisse place à l’interprétation du danseur. Je l’ai constaté lors d’un concours de promotion où les sujets se suivaient dans une variation dramatique : rapidement, ce ne sont plus les arabesques ou les tours qui font la différence ; ce n’est plus aux difficultés techniques que l’on prête attention (comme on le ferait dans une épreuve sportive) mais aux transitions, aux entre-pas, à tout ce qui n’étant rien fait tout. La variation vue quatre, cinq, dix fois continue de déployer des richesses encore inouïes, in-vues, et ces deux minutes de danse qui semblaient n’être pas grand-chose se mettent à contenir un monde. Le novice frôle l’ennui, l’esthète de la fadeur se régale. La variation n’en finit pas de fondre en bouche. Elle n’est ni réductible à une interprétation (une saveur marquée) ni une abstraction (elle n’existe pas si elle n’est pas incarnée). Elle est souvenir et projection au moment même où elle se danse. Aucune des saveurs et toutes à la fois…

Pourtant, la fadeur est moins paradoxale que ténue. Elle est ce qui reste de ce qui advient, entre réalité pleine de potentiel et souvenir (ré)actualisé. À ce titre, j’ai bien aimé le chapitre « Reste de son » et « reste de saveur » — l’idée que le son s’apprécie davantage au moment où il rejoint le silence et la saveur quand l’aliment vient d’être avalé. Pas à son acmé, mais juste après, juste avant son épuisement, retenu à la lisière du sensible.

La fadeur, in fine, c’est un peu la non-saveur qui nous rend disponible à toutes, un état neutre mais pas insipide à partir duquel on peut goûter à tout… comme la position du sage développée dans Un sage est sans idée, qui n’est pas un juste milieu auquel on parvient, mais un point de départ pour naviguer d’un extrême à l’autre selon les circonstances. La monade FrançoisJullienne de légumes vapeur n’en finit pas de se déplier.

Il n’y a plus qu’à redessiner la roue des émotions en inversant le bord et la périphérie : évacuer au bord des pétales les émotions les plus vives (celles qui font éclater le bourgeon en fleur) et mettre au centre (au cœur) les émotions plus subtiles ; on navigue avec plus de fluidité d’une émotion à une autre, d’une couleur à une autre, depuis ce concentré de fadeur / blancheur teintée.

…

Pour goûter la saveur, il faut la retenir ; en cela se trouve une communauté d’expérience entre lecture et nourriture :

[…] la logique de jouissance est aussi la même, elle repose sur le principe de rétention.

C’est un truc qui m’a rendue dingue en prépa, qui me le fait encore parfois : de peur de ne pas retenir, de ne plus réussir à tenir dans une même pensée toutes les étapes de son déploiement, je me mets à ressasser et n’avance plus. Je dois m’entraîner à laisser filer — mes entraînements préférés : les glaces et les feux d’artifice.

Si je n’étais pas obsédée par cette idée de retenir, je m’en serais tenue à mes souvenirs de lecture et ce paragraphe n’aurait jamais été là. La chroniquette (quête chronique ?) aurait été plus courte et plus cohérente aussi, au lieu que je la truffe des oublis qui me reviennent en feuilletant le livre.

Les piles horizontales #4

Pile de 5 livres : L'Empire des signes, de Roland Barthes ; Un sage est sans idée, de François Jullien ; Entretiens de Confucius ; Le Petit Livre des couleurs de Pastoureau et Simonnet ; Les couleurs de nos souvenirs, de Pastoureau
Point vert pour les lettres, violet pour la philo, orange pour la sagesse…

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une pile spéciale Points Seuil.

L'Empire des signes, de Roland Barthes, en Points Seuil

Le carnet de voyage version critique littéraire, ça mérite. Le décorticage de Barthes fait merveille lorsqu’il s’agit de dépiauter les us et coutumes d’une société fondamentalement différente de la nôtre, et dans le genre non-occidental, on fait difficilement plus étonnant que le Japon (faussement accessible de part sa très superficielle américanisation). Pachinko, baguettes, courbettes, paquets, papeterie… Roland Barthes s’arrête à tout ce qui étonne le voyageur, et décrit-déploie minutieusement ce qui fonctionne comme signe vers l’ailleurs. En même temps qu’une analyse intelligente et savoureuse, ces fragments portent la trace du temps : sur place, j’ai pu constater ce qui était demeuré et ce qui avait disparu depuis son passage à lui – cela rend encore plus émouvants ces fragments de regard curieux, amusé ou émerveillé.

Entretiens de Confucius, en Points Seuil

On ne va pas se mentir, les Entretiens avec Confucius sont relativement chiants à lire. Non seulement la forme du fragment oblige à raffermir son attention, que le texte ne soutient pas de lui-même, mais on se trouve sans cesse obligé de naviguer entre ce que le Maître dit et ce que la traductrice précise dans les notes en bas de page, sans savoir si on y trouvera un détail historique superflu pour qui ne vise pas l’érudition, ou bien le contexte qui manquait pour faire surgir le sens. Celui-ci paraît parfois masqué parce qu’il relève d’une forme de politesse ; aux contemporains, l’allusion est évidente. Si les paroles du Maître déroutent parfois, c’est par leur caractère hétérodoxal, jamais énigmatique.

Et c’est là que la lecture de François Jullien aide à entrer dans le texte : les entretiens de Confucius ne constituent pas un texte à creuser, sur lequel gloser. Sauf contexte qui nous échappe, il n’y a jamais rien de plus, le sens s’énonce plein et entier – d’où la nécessité de répéter en faisant varier le propos, pour s’en pénétrer.

Cela m’a rappelé la découverte et l’étude d’Épictète, avec ses innombrables exemples de ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous, encore et encore. Mon premier réflexe devant ces répétitions ad nauseam a été de penser : c’est bon, on a compris, on n’est pas stupide. Mais comprendre intellectuellement n’est pas tout à fait la même chose que de com-prendre, de prendre avec soi et de l’incorporer à sa vie. Cette philosophie ne pose pas une énigme qu’on cherche à pénétrer à la recherche de la vérité ; c’est une philosophie par imprégnation, une vision de la vie dont on cherche à se pénétrer. C’est la philosophie avant qu’elle ne se détache de la sagesse pour devenir une branche de savoir, à laquelle on revient maladroitement aujourd’hui par le développement personnel. Avec toujours cette même question en toile de fond : conduire conduire sa vie, comment se conduire dans la vie ?

Les entretiens avec Confucius seront probablement plus à relire qu’à lire.

Un sage est sans idée, de François Jullien

Ce livre pourrait à lui seul occuper une chroniquette entière, du coup, je l’ai accordéonisé pour que le scroll ne soit pas indéfini. Mais s’il y a un truc à lire, c’est bien celui-ci !

Une girouette est sans idée
Les idées ont beau s’articuler dans des raisonnements rationnels, il y a toujours quelque chose d’irrationnel, de l’ordre de l’impensé, qui nous y fait ou non adhérer. Cela vaut pour le champ politique comme philosophique ; il y a toujours des sensibilités, des auteurs, qui nous parlent (à nous) plus que d’autres.

Un sage est sans idée : le titre m’a probablement attirée parce que je me perçois globalement comme ayant peu d’opinions stables, et que loin d’y voir une qualité, encore moins une sagesse, j’ai toujours perçu cela comme un manque de conviction. Je suis la girouette toujours plus ou moins d’accord avec la dernière personne qui a parlé, même si elle contredit l’avant-dernière avec laquelle j’étais également plus ou moins d’accord. J’absorbe généralement un point de vue en essayant de comprendre d’où il part ; parfois je ne le comprends pas, et c’est alors une vue que je repousse. Mais si je le comprends, je l’absorbe, et j’absorbe ainsi un tas d’opinions et de pensées qui se superposent et s’enchevêtrent, jusqu’à ne plus savoir trop quoi en penser. La contradiction est souvent fertile, mais elle rend difficile l’identification à un groupe, à une cause : même lorsque je m’y reconnais enfin (car tout de même, à 30 ans, des évidences se sont dessinées), j’éprouve toujours une réticence viscérale face aux discours militants – dont je reconnais pourtant intellectuellement l’importance. J’essaye de surmonter cette réticence depuis quelques années, et la meilleure aide que j’ai trouvée, ce ne sont pas les discours et les essais… mais les bande-dessinées, qui me font entrer dans une histoire incarnée, et freinent ma tendance à penser (et me laisser paralyser par) la contrepartie de la contrepartie.

Une idée sur l'absence d'idée du sage
Alors quoi, l’absence d’idées, une qualité ? La sagesse, carrément ? Passer de girouette à sage, c’était tentant, forcément. François Jullien expose la conception chinoise (antique) du sage comme un homme qui fait fi des idées pour penser la situation comme elle se présente. Et c’est ce qui rend parfois les réponses de Confucius étonnantes, si l’on ne comprend pas sa manière globale de fonctionner : on ne sait jamais ce qu’il va énoncer. Ses paroles, ses décisions sont toujours circonstanciées, adaptées à la situation comme à ses interlocuteurs. Les idées dont le sage est dépourvu ne sont pas seulement des idées toutes faites (des préjugés) ; ce sont aussi les idées qu’il aurait pu adopter à force de les emprunter, des idées qui auraient en quelque sorte coagulées en vision du monde (des postjugés, si on se permet le néologisme). Un sage est sans idée parce qu’il n’en adopte aucune ; il ne fait que les emprunter, momentanément, selon le besoin. Plus qu’une position neutre, qui relève essentiellement du fantasme, c’est une extrême versatilité qu’il faudrait réussir à embrasser. Ne pas essayer de se débarrasser des grilles de lecture, mais les multiplier, pour qu’elles se contredisent, se complètent et nous aident à comprendre, vraiment.
Révision anthropologique de la philosophie occidentale
Un sage est sans idées va bien au-delà de ce portrait du sage : François Jullien nous tend ce portrait comme un miroir, et utilise le détour par la sagesse chinoise pour penser l’angle mort de la philosophie occidentale. Renversant les perspectives, il montre que non seulement la sagesse n’est pas une sous-philosophie, qui serait restée à un stade peu développé, mais ce serait même plutôt la philosophie qui s’en serait écartée en se laissant obnubiler par la vérité. La Grèce en effet a connu une philosophie-sagesse ; et la Chine, la possibilité d’une philosophie focalisée sur le logos – voie sur laquelle elle ne s’est pas engagée, jugeant qu’on s’écartait ainsi de l’essentiel. Suivant François Jullien, on revisite l’histoire de la philosophie occidentale vue de l’extérieur : on voit comment le vrai s’est opposé en faux en utilisant le logos pour se dégager du mythos (la Chine n’a pas d’épopées et de mythes fondateurs) ; comment la vérité s’est articulée autour d’une essence éternelle (il n’y a pas de verbe être en chinois, ni donc de pensée de la substance), l’ontologie s’opposant-s’adossant à la religion (chez les Chinois, le Ciel n’est ni Dieu ni une abstraction abritant les idées, c’est juste ce qui est – l’ordre des choses, de la nature, mais avec la profondeur d’une perspective globale). On prend conscience que, de la focalisation sur la vérité, découle tout un tas de dichotomies : vrai/faux, évidemment, mais aussi substance/apparence, sujet/objet, concret/abstrait, théorie/pratique, esprit/corps… Tout un tas d’oppositions que la philosophie n’a plus alors d’autre choix que de dialectiser, condamnée alors à avancer en une histoire des idées – par opposition à la sagesse, qui se présente comme un fond atemporel où puiser.
Cours de philo, histoire de la philo
Je comprends mieux, du coup, pourquoi les cours de philosophie au lycée sont par défaut des cours sur l’histoire (thématisée, certes) de la philosophie, et entraînent parfois une déception. On s’attend à des révélations et non, rien, sinon le plaisir peut-être d’argumenter tout et son contraire. Le professeur que j’ai eu en hypokhâgne reconnaissait qu’à la limite, il n’y avait de philosophie qu’en dehors du cours de philosophie. Je relis aussi avec plus de recul une remarque du jury de l’ENS dans un rapport de concours : ils trouvaient que les candidats recouraient un peu trop souvent aux philosophes antiques comme à des thèses bien gentilles qu’on exposait en première partie de dissertation pour ensuite les dépasser… mais quelque part, c’était aussi un peu naïf de leur part de ne pas voir que la discipline et son enseignement tendaient naturellement vers ça. (Je me souviens de l’effet de bizarrerie d’avoir bâti une troisième et dernière partie sur Aristote, une fois – j’avais vite rajouté une citation de Nietzsche en conclusion pour conjurer cette entorse chronologique.)
Sage comme une image

Après la première moitié de l’ouvrage, où le détour par la sagesse chinoise a permis d’éclairer les angles morts de la philosophie occidentale en l’opposant à ce que n’est pas la sagesse chinoise, la seconde moitié tente d’expliquer ce qu’elle est, en quoi elle consiste (la philosophie occidentale devenant à son tour outil stratégique repoussoir). Le sage ne s’attache à aucune idée (partisane), mais prends parti lorsque les circonstances l’exigent – ni relativiste ni sceptique. Hormis la réfutation de ces deux positions de pensée occidentales, l’auteur est peu à peu forcé de quitter la démonstration pour la variation : la sagesse, c’est qu’il n’y a rien à en dire ; on ne peut plus que le faire remarquer. Il n’y a plus de sujet ni d’objet, seulement un processus, dont on a à prendre conscience, qui fait que les choses se font (et se défont). Alors que la philosophie occidentale est en quête d’un sens caché à débusquer (à révéler, pour la religion), la sagesse a pour seul but de faire réaliser ce qui est caché parce qu’évident, trop gros tout le temps sous notre nez : la vie, qui passe. Et forcément, face à ça, le discours tend au déictique, puis à l’aporie. C’est ça [silence].

Il n’y a rien à en dire ; on ne peut qu’en souligner l’immanence. Je comprends mieux rétrospectivement la difficulté que nous avions eu, en cours d’anglais en prépa, à faire une explication de texte sur un poème lapidaire, genre haïku… et le choix du professeur de nous le proposer en commentaire comparé, à côté d’un autre de poème de l’auteur, qui lui réagissait bien à nos réflexes de glose littéraire. La seule chose à en dire, c’est qu’il n’y avait rien à en dire, et tout seul, il n’aurait pas occupé un copie double.

Balle de match
Un sage est sans idée a été une lecture incroyablement stimulante, mais je suis bien fille de la culture occidentale : j’ai apprécié un livre de philosophie sur la sagesse, où l’absence de sens à rechercher (de la sagesse chinoise) se dévoile comme sens caché (de l’ouvrage) – et j’ai dû me forcer ensuite pour finir les Entretiens de Confucius. Autrement dit, l’enquête intellectuelle m’excite davantage que son objet, quand bien même son objet est de faire accéder à la compréhension d’une manière d’être, en-deça au-delà de l’exercice intellectuelle. Toute guillerette de me découvrir une porte d’entrée vers une culture qui m’échappait, je n’en finis pas d’ausculter le cadre, les gonds, la décoration, et d’admirer le paysage qu’elle encadre derrière elle, mais où je ne m’aventure pas – ou si peu, à petits pas.

Tandis que la voie philosophique ou religieuse, grecque ou biblique, et si différente qu’elle soit dans les deux cas, conduit à (à Dieu, à la vérité), la voie que prône la sagesse ne conduit à rien, il n’y a pas de vérité – de révélation ou de dévoilement – qui soit son aboutissement. Ce qui fait la « voie », aux yeux de la sagesse, est son caractère viable ; elle ne conduit pas vers un but, mais c’est par elle qu’on peut passer […].

Un sage est sans idée, chapitre « Fallait-il faire une fixation sur la vérité ? », p. 117 de l’édition Points Seuil

Est sage […] qui ne se pose plus la question du Sens […]. Est sage celui pour qui, enfin, le monde et la vie vont de soi.

Idem, p. 121
[…] si la sagesse « ne parle pas » à la jeunesse, c’est que celle-ci peut bien comprendre – intellectuellement parlant, à titre d’idée – mais qu’elle ne peut « réaliser ». Il y faut du temps, ou, plus exactement, du déroulement […] de sorte que, commençant à se détendre et se relâcher, la vitalité se met à laisser passer ; et que, le corps ayant commencé à mourir […], on devient progressivement sensible, à travers ce retrait, au cours des choses qui nous fait disparaître, on commence à s’en imprégner.

[…]

Car si la sagesse est un effet du temps qui passe, et de la vieillesse qui vient, ce n’est pas qu’on se résigne, ni même qu’on « accepte » les choses comme elles sont, ou même qu’on n’éprouve pas le désir qu’elles soient autrement, mais qu’on les prend simplement comme elles viennent, sans plus les juger, dans leur passage – en passant : en « réalisant » que tout ne fait que passer.

Idem, p. 201
Le Petit livre des couleurs, de M. Pastoureau interviewé par D. Simonnet

C’est un tout petit livre bien fait, qui fourmille de découvertes sur des symboliques que l’on pensait toutes bêtes. Dans l’enthousiasme, j’avais commencé une série de notes dessinées (qui prennent chacune autant de temps que la lecture du livre) : sur le rouge, le bleu… Faites-moi signe si le jaune, le blanc, le vert et le noir vous intéressent.

un poème lapidaire, genre haïku

Les Couleurs de nos souvenirs, de Michel Pastoureau

C’est typiquement le genre d’essai qui m’attire : à l’anglo-saxonne, mêlant connaissances et anecdotes personnelles. Contrairement au Petit Livre des couleurs, ce ne sont plus les couleurs qui dictent leur ordre ; elles apparaissent au gré des souvenirs et des anecdotes rassemblées par grandes thématiques ( le vêtement, les arts, le sport, les symboles…). Pas de raisonnement ou d’histoire à dérouler, seulement des prétextes à amuser, instruire, partager. Le saviez-vous ? L’histoire s’incarne et l’historien se dévoile, non sans auto-dérision. Il y a d’ailleurs une certaine drôlerie à recevoir ces confidences à la TedX de la part d’un universitaire français – un côté grand-père érudit en goguette. C’est plaisant. Un temps.

La forme de l’essai-recueil présente l’avantage de ne pas exiger une grande concentration ; la lecture s’interrompt facilement. L’inconvénient, comme pour des nouvelles par rapport à un roman, c’est qu’il faut à chaque chapitre faire l’effort de s’y replonger. Ma lecture s’est éternisée. Comment peut-on élire le vert comme couleur préféré ? Et dénier à l’orange le statut de couleur, ravalé à la nuance, l’orangé ? Heureusement que le métro était là pour m’aider à avancer, à coups de stations chapitres homéopathiques : la couleurs de nos souvenirs sera finalement rose, ligne 7.

(Pendant ma lecture, je me suis mise à rêver d’un paragraphe sur le débat bleu et vert des justaucorps d’In the Middle. Voire d’un livre entier sur la couleur dans le ballet. Les couleurs de nos souvenirs fait partie de ces livres qui donnent envie de les réécrire sitôt lus – pas pour les corriger, juste les décliner.)