Draw this in your style. Les illustrateurs proposent régulièrement des challenges de ce type sur Instagram, et je suis toujours assez fascinée par l’évidence avec laquelle certains y répondent et transposent, quand mon réflexe serait d’imiter (avec la déformation pour seul espoir de relecture). Quand c’est réussi, on reconnait d’emblée l’auteur du dessin, sans soupçonner qu’il l’a emprunté à quelqu’un d’autre, et j’observe fascinée les transpositions effectuées : un nez arrondi devient un triangle ou une patate, les motifs d’une écharpe sont troqués contre d’autres, les volumes au crayon de couleur s’ornent d’un épais trait noir traçant le contour d’aplats de couleur sans plus de nuance.
Parfois, j’ai l’impression que ce style si manifeste est une caricature de lui-même : au lieu d’être cette manière qui transparaît et survit aux techniques utilisées, il devient une combinaison de brosses et de couleurs – la brosse Watercolor Inc. de bidule chouette, avec une palette d’ocres qui rend si jolie la mosaïque du compte Insta, et une certaine forme pour chaque partie du visage (car les challenges sont souvent des portraits). Cela me rend perplexe… et un brin envieuse : si j’ai par commodité trouvé une manière récurrente de dessiner mes souris, je ne sais pas du tout m’attaquer aux figures humaines ou aux décors – je ne peux pas jouer.
Quand je dis que j’ai envie d’apprendre à dessiner, c’est de cela dont il est question : de style et d’illustration. Des cours de dessin anatomique et de perspectives ne seraient sans doute pas du luxe, mais le dessin réaliste dans lequel ces savoirs s’inscrivent et s’enseignent m’indiffère. Du coup, le cours de Stephanie Fizer Colemann sur Skillshare m’a fait de l’œil : il consiste à décliner une même illustration selon 6 techniques différentes, de manière à trouver ce avec quoi l’on se sent le plus à l’aise, afin de pouvoir, pourquoi pas, utiliser telle ou telle technique pour traiter tel ou tel élément d’un dessin.
Avant de se construire une identité qui puisse tourner à la recette, soyons versatiles, soyons des commentateurs Marmiton qui font la même recette en remplaçant le pastel par de la gouache, et les noix par des pépites de chocolat, parce qu’après tout, il n’y a que le plaisir qui compte. A force de faire et d’adapter les gâteaux des autres, on finira peut-être par avoir un bon gâteau à soi.
Parce que l’intérêt est moins de copier que d’apprendre à transposer, j’évite de reprendre l’escargot du tuto ; mais comme j’ai zéro idée, je pioche dans mes photos : mon prétexte sera un cliché de New-York, qui me semble avoir à la fois assez de plans et pas trop de détails dans chacun. C’est parti pour gribouiller sur Procreate !
Technique 1: trait épais et couleurs décalées
Première transformation de la photo en illustration. J’ai l’impression de tricher au début, à « décalquer » sans dessiner, mais rapidement des problèmes indépendants du dessin se posent : quel niveau de détail conserver (l’arbre est particulièrement retors) ? Et surtout, comment agencer les couleurs de la palette limitée proposée par Stephanie Fizer Colemann ? Je multiplie les calques et les combinaisons. Le sol orange donne l’impression d’une journée ensoleillée, mais les plans ne semblent pas juste – même en passant l’arbre en orange lui aussi. Je finis par trouver un équilibre en inversant les valeurs, et en mettant la couleur la plus lumineuse sur ce qui constituait la partie la plus sombre de la photographie. C’est contre-intuitif, mais ça marche, je crois. Même si rétrospectivement, le résultat global est un peu plat.
Chaque dessin va comme ça produire des variantes. Je fais des choix tout au long de la construction de l’illustration, puis vient un moment où j’hésite et ne parviens plus à trancher – cela peut être pour une broutille, mais vient un moment où je ne vois plus rien, où je ne sens plus ce qui tombe juste et il me faut un œil extérieur pour infirmer ou confirmer mes soupçons. (Merci JoPrincesse !)
Pour mémoire, je noterai les brosses Procreate utilisées : ici, encre sèche.
Technique 2 : simili-collage avec texture charbonneuse
Je duplique la première illustration pour travailler sur la deuxième et comme je suis un boulet, je ne désactive pas le bon calque et repart sur le premier agencement de couleurs qui fonctionnait moins bien. Heureusement, avec la couleur qui se fonce à chaque passage, ça ne passe pas si mal.
L’effet d’estompe à la base de la skyline est obtenu par hasard, juste parce que j’ai repassé pour avoir les découpes les plus nettes possibles. J’aime assez la douceur que cela confère à l’image (en n’ajoutant aucun détail, on obtiendrait presque une promenade près d’un lac plus sauvage – cf. la variation à droite), mais ce fog londonien ne colle pas trop à New York. Je me rattrape comme je peux, en ajoutant des détails en blanc, comme si on avait gratté la matière – cela fait dans l’arbre de petits éclairs qui m’amusent (mais altèrent la texture initiale).
Brosse Procreate : Copperhead (mode de fusion Multiply, dans le rendu)
Technique 3 : pastel
La première illustration fonctionnait par aplats de couleur ; la deuxième, par couches successives de la même couleur qui se fonçait au fur et à mesure ; dans celle-ci, les différentes couleurs se mélangent au sein d’un même élément (les personnages, les buildings, le sol…) ; elles se superposent et se devinent par transparence. Je commence à comprendre l’intérêt de repasser pour des touches à peines perceptibles prises une à une mais qui, cumulées, donnent du relief à l’image. Les buildings de la skyline prennent du relief, et j’aime assez l’effet discrètement ensoleillé que l’orange produit sur les branches des arbres.
La combinatoire limitée des couleurs me pousse également à créer pour les personnages une ombre plus claire qu’eux – contre-inuitif, encore, mais ce halo de couleur les ancre davantage (tandis que la barrière et le sol gondolent à gauche de l’image – je ne sais pas comment j’ai fait mon compte).
L’ensemble ne me déplaît pas, bien qu’un peu triste.
Brosse Procreate : morceau de fusain
Technique 4 : crayons de couleur
De loin mon illustration préférée de la série. J’ai intégré la leçon de superposition des couleurs, et j’ai pris le temps de (et beaucoup de plaisir à) passer et repasser avec tous mes crayons. Parfois je me demande si le plaisir qu’on prend à une image n’est pas proportionnel au temps qu’on y a mis – pour celui qui dessine comme pour celui qui découvre le résultat (je pense par exemple aux mandalas ou aux portraits réalistes, qui m’impressionnent toujours sans provoquer aucune émotion – le temps, la patience, la persévérance qui s’y trouvent !).
L’illustration a pris un tour qui m’a vraiment plu quand, en manipulant studieusement les modes de fusion des calques, j’en ai découvert un qui transformait mes ombres en rehauts lumineux et mes personnages en fantômes (l’ombre de l’arbre s’est retrouvée du mauvais côté, du coup, mais osef).
(Variation inutile au niveau de l’image globale mais qui me plaisait en zoom : des nez droits et traits esquissés pour mes personnages de BD.)
Brosse Procreate : crayon Procreate (mode de fusion Cd – Densité couleur)
Technique 5 : motifs folkloriques
On sent que je n’y croyais pas ? La familiarité avec mon sujet a commencé à virer à l’overdose. Et les motifs naïfs me restent étrangers. Je vois bien qu’ils sont trop grossiers, qu’il faudrait recommencer avec une pointe plus fine, mais je me contente d’aller au bout de l’exercice sans faire de zèle : déjà que j’ai du mal à ne pas bâcler…
J’ai beau me rappeler que c’est le principe de l’expérimentation – se lancer dans des choses vers lesquelles on ne serait pas spontanément allé – j’arrive ici aux limites de l’exercice… ou à la frontière extérieure de ce qui pourrait être mon style ? Ces motifs, ce n’est tellement pas moi.
(Couleurs sombres pour faire ressortir les motifs + suppression de la barrière qui, trop grossière, rend l’image encore moins lisible + vague tentative de dégradé au pied des buildings et dans les jambes des personnages pour les ancrer.)
Technique 6 : aquarelle et encre
Comme je n’arrivais pas trop à me débrouiller de la brosse aquarelle, j’ai triché : j’ai pris la brosse gouache et j’ai diminué l’opacité. Pas vu pas pris. Le truc intéressant à explorer me semblait surtout être le contraste entre les couleurs translucides et la légèreté de la plume. Les personnages sont ratés, mais les branchages et les esquisses de la skyline ont de loin (de très loin, genre loin de l’autre côté de l’Atlantique) un petit côté Sempé-like qui me rend guillerette (puis les variations de pression rendent enfin la ferronnerie coton-tige de la barrière).
Brosse Procreate : gouache + encre Gesinki
Pas mécontents que ça se termine, pas vrai ? Si vous avez scrollé jusqu’ici, je serais curieuse de savoir quelles sont les variations qui vous parlent davantage.
J’ai cru que jamais on n’en viendrait aux exercices tant la sauce est montée à l’américaine, mais si et, à ma propre surprise, je me suis prise au jeu.
Le portrait photographique qui sert de support à la création des dessins n’a presque pas d’importance – c’est un prétexte plus qu’une référence. La consigne consiste à retranscrire la photo en une ligne unique :
1. de la main non dominante (gauche pour les droitiers),
2. de la main dominante,
3. de la main dominante, sans regarder sa feuille (mais sans fermer les yeux non plus ; on regarde uniquement la photo).
Et ça fonctionne : on n’a aucune attente de résultat à dessiner d’une main qui sait à peine diriger un crayon. On s’habitue au tracé tremblotant, aux lignes qui vont un peu où elles veulent : rapidement, le dessin n’est plus un défaut mais une surprise.
Quand je reprends le stylet de la main droite, j’ai l’impression d’être la reine du pétrole. L’impression de contrôle est telle que j’en oublie d’être hésitante sur le chemin du tracé, et l’image surgit presque d’elle-même. Je suis surprise ; j’aime assez.
Juste au moment où l’on pourrait commencer à redevenir self-conscious, la consigne fait repartir dans le jeu – à l’aveugle, sachant que le trait continu évite le hors-piste total.
La dernière partie du tutoriel, intitulée The Art of the Aesthetic, est peu ou prou une leçon de décoration d’intérieur. Mon réflexe a été de lever les sourcils très hauts, en mode : oh my God, on nous prend vraiment pour des quiches, à enfoncer des portes ouvertes et à nous flatter dans le sens du poil (exit le drawing, place à la piece of art).
J’ai regardé jusqu’au bout sans me départir de ma perplexité. Le réflexe de mépris initial, pourtant, a reflué : il y a quelque chose d’inspirant dans l’assurance tranquille de cette jeune femme, quelque chose à chaparder pour s’éviter une jalousie inavouée. Elle y croit, tout simplement. Elle sait y faire, et nous montre comment faire : encadrer, disposer, mettre en scène – le dessin, mais plus largement, se mettre en scène soi et ses réalisations. Jusqu’à y croire, et inciter les autres à faire de même. Il y a finalement quelque chose d’assez libérateur à troquer le soupçon de prétention contre l’assertion joyeuse : se dire qu’on réalise une piece of art, peu importe sa valeur artistique intrinsèque, c’est tout de même mieux que se sentir piece of shit.
Cette année, j’ai demandé au père Noël un abonnement à Skillshare, sorte de YouTube dédié au dessin, design et autres pratiques créatives, qui rémunère (un peu) les créateurs des tutoriels. La plateforme permet en outre de voir les réalisations des autres étudiants et de montrer les siennes (même s’il semble y avoir peu d’échanges ; c’est dommage).
Désireuse d’apprendre à me servir de Procreate et attirée par le style de ses illustrations, j’ai commencé par le tutoriel de Jarom Vogel. Il y a manifestement à boire et à manger sur la plateforme, mais là, c’est du tuto de compét’ : bien pensé, bien filmé, bien monté, il mêle prise en main technique et astuces de pro.
J’ai suivi toutes les étapes et, au terme de nombreux allers-retours entre Skillshare et Procreate, j’ai obtenu ma première illustration avec ce logiciel. On n’en est pas au même niveau de détail, mais je suis plutôt contente du résultat, compte tenu de mon peu d’habitude à dessiner des êtres humains – sans même parler de les styliser.
Skillshare encourage les étudiants à partager leur processus en même temps que l’image finale ; c’est assez génial, en effet, de comprendre comment une image s’est faite. Malheureusement, la plateforme semble buguer et a effacé tous mes textes pour ne conserver que les images. Je me suis donc dit que ce ne serait pas mal de tout garder chez moi, ici sur mon blog ; cela me permettrait en outre de voir mes progrès au fur et à mesure de l’année.
On commence par quelques croquis pour trouver l’inspi. L’illustrateur préconise de jouer avec des formes géométriques pour le fond. Je pars sur un saut de chat Balanchine sur losange (vignette tout à gauche). En détaillant le croquis à plus grande échelle, je dessine spontanément un chignon banane, qui donne un air de martienne à ma danseuse. Bof. J’essaye une chevelure détachée et stylisée, qui donne plus de volume… et c’est alors le corps qui commence à en manquer, d’où l’ajout de la jupe, pour contrebalancer – laquelle jupe, masquant le tracé des cuisses, rend caduque le losange, remplacé par un cercle. On y est, on a le croquis de base (avec un regard qui fait peur, on fait ce qu’on peut).
Passage en couleurs, en aplats (pas encore d’ombre ou de texture) :
Ajout d’ombres (sur les bras, sous la jupe), de plis à la robe et d’un léger effet de texture granulaire (peut-être trop discret par rapport à la taille de l’image) :
Avec l’ajout des détails vient la valse des hésitations. C’est la magie et la malédiction du numérique : on peut toujours activer et désactiver un calque, le dupliquer pour le modifier légèrement, et ainsi hésiter entre mille combinatoires, jusqu’au moment où on ne voit plus rien et où il faut demander l’avis du public (merci, JoPrincesse). Parmi les tentatives non retenues figurent la transparence de la robe (qui rend plus lisible le mouvement de la danseuse, au détriment du mouvement de l’image) et l’ajout de flammèches de feu, sur le modèle des nuages de Jarom Vogel, comme si la danseuse perforait le soleil (mais on perd l’impact du mouvement).
Les dates et moi, ça fait deux. Sur le court terme, je confie ma vie à Google Agenda. Sur le long terme, en revanche, je patauge. Mon blog me sert de mémoire externe pour tout ce qui est films, ballets, concerts ; et je redécouvre mon parcours en années scolaires quand il faut que je remette à jour mon CV ; mais je n’ai aucune frise chronologique toute prête des événements de ma vie personnelle, qu’elle soit familiale ou intime, et surtout aucune carte temporelle des émotions qui l’ont colorée. Je vis dans le flou de ce qui advient, étayée par un tas de souvenirs que je n’ai jamais vraiment pris le temps d’ordonner, persuadée qu’ils étaient là (ils le sont) et que cela suffisait (j’en suis moins sûre). Avant de faire de l’archéologie dans les vieux albums et de rattraper le temps perdu – comme je perds quotidiennement mes lunettes -, je me dis que je pourrais tout aussi bien commencer par le temps tout juste passé avant que lui aussi ne s’égare en moi. Laissons trente années de côtés et commençons à rebrousse-poil par l’année écoulée.
À 2019, il me faudra ajouter trois mois de 2018, car 2019 restera pour moi l’année de mon année sabbatique, calée sur l’année scolaire et non civile. Encore qu’il vaudrait mieux parler de congé sabbatique, celui-ci étant légalement limité à onze mois. Le fait est : du 1er octobre 2018 au 31 août 2019, je n’ai pas travaillé. J’ai pu le mentionner ici ou là, mais j’en ai finalement peu parlé en-dehors de mon cercle amical. J’ai eu honte, un peu, de cet extraordinaire cadeau que m’a offert Mum pour mes 30 ans ; honte de ma chance, quand ce temps aurait pu davantage profiter à Melendili, par exemple, qui a connu des moments difficiles dans son travail, ou à Palpatine et ses cernes incrustés à force d’acharnement, de futur préparé d’arrache-pied ici et maintenant à toute heure du jour et de la nuit, de la nuit surtout, lorsque le temps s’absente et floute les frontières de la semaine, du week-end ou des vacances, rarement vacantes. Il y a quelque chose d’indécent à avoir tout ce temps à soi quand il pourrait être si bien employé par d’autres – un peu comme lorsque vous croisez le regard d’un SDF la bouche pleine de votre sandwich du midi. J’ai dû me convaincre que ce temps qui m’était offert ne retirait rien aux autres, que je pouvais ressentir de la gratitude sans l’assortir nécessairement de culpabilité – car enfin, cette culpabilité qui ne sert à rien ni personne n’est que temps perdu. Tout l’inverse de ce que l’on m’a offert.
Pour compenser ce luxe insolent, il faut au moins un projet. Le voyage est le plus attendu ; j’ai perçu de la perplexité chez mes interlocuteurs quand j’expliquais que j’allais faire un voyage d’un mois en Asie : d’un mois seulement ? Un mois entier, rendez-vous compte ! J’ai découvert une manière un peu différente de voyager, dans lequel le quotidien a le temps de se réinstaller, malgré mon désir de tout, ma crainte de ne pas tout voir. On ne tient pas un mois le rythme effréné du touriste en congé pour une semaine ; il a bien fallu lever le pied. Bizarrement, je chéris ces souvenirs de pauses et de repos autant sinon plus que les visites entre lesquelles ils se sont intercalés : l’après-midi passée à dessiner dans le canapé d’un café à Hanoï, Gerbille et Palpatine à mes côté, avec des croquettes de je ne sais plus quoi au sésame devant nous ; le film Haute voltige regardé sur le portable de Palpatine à pas d’heure (ou si, sur le fuseau français), à deux pas des tours qu’il met en scène, dans la chambre la plus luxueuse où j’ai jamais dormi, qui méritait d’être appréciée au même titre que la ville à laquelle elle nous arrachait (le genre d’endroit où vous pouvez faire des arabesques sous la douche et où la moquette est si moelleuse que poser le pied par terre devient une expérience sensuelle) ; ou encore la journée de typhon, qui nous a cloîtré derrière les vitres, à observer Ho Chi Minh gommée sous la pluie et le sillage des scooters s’aventurant dans les rues inondées – j’en avais profité pour découvrir la salle de sport commune à l’immeuble, parce que marcher six heures par jour ne remplace décidément pas une heure trente de danse hebdomadaire.
J’ai aimé voyager un mois entier avec Palpatine, dans un quotidien que nous ne partageons habituellement pas. Ce n’est pas tant de se coucher ou se réveiller ensemble (les températures dissuadent l’échauffement des corps, dont le désir le plus urgent est de toute manière plus viscéral que sexuel…)(mon amie en lune de miel au Vietnam m’a confirmé qu’ils avaient connu plus romantique), que de se trouver dans un continuum d’espace, de temps et de parole – une parole fluide, détendue, presque continue, qui nous lie dans son babil l’un à l’autre sinon toujours à notre environnement. On commente, on digresse l’un pour l’autre, on se tait aussi, quoique jamais longtemps, et ce babil crée un espace à nous seuls, un terrain de jeu et d’entente, mi-refuge d’enfance créé par une tendresse d’adultes, mi-grotte linguistique où nous échappons à la compréhension de notre entourage. Gerbille est l’enfant de ce lieu utopique, peluche devenue mascotte du séjour et meme lexical : j’ai toujours envie depuis, de me faire gerbiller, le verbe incluant le câlin, le gratouillage de nez et autres choupitudes susceptibles de dégénérer ou non en préliminaires, voire en éclats de rire. Car notre babil, plus encore que l’excès de fruits et d’eau plus ou mois bouillie, m’a pliée en deux ; je suis incapable de m’en rappeler l’origine, mais je me revois nettement, régulièrement, pliée de rire à distance de Palpatine qui aura continué sur un ou deux mètres avant de s’apercevoir que je ne pouvais plus avancer tellement je riais.
Un mois entier s’est ainsi écoulé. Qu’ai-je fait des dix autres ? L’idée était d’en consacrer la moitié à finir mon livre sur la danse ; l’autre, à acquérir des compétences qui puissent me permettre de changer de métier. Autant vous dire que rien ne s’est passé comme prévu. Il faut dire qu’au lieu de sagement reprendre mon fichier Word, dodu d’une cinquantaine de pages, et de chercher un photographe avec qui m’associer, je me suis mis en tête d’illustrer moi-même la chose – en n’ayant, bien entendu, aucune formation de graphiste. C’est à la fois la pire et la meilleure idée que j’ai eue : illustrer mon propre texte m’a forcée à le reprendre dans le détail (le texte appelle l’image, qui en retour appelle… un texte parfois nettement différent), et m’a donné donné l’illusion d’une totale maîtrise sur mon objet, me menant à quelque chose de beaucoup plus intéressant… à l’infini. J’ai voulu mettre en page quelques extraits, oubliant que nul n’est auteur-illustrateur-relecteur-graphiste-éditeur de son livre. Chaque chapitre est devenu un puits sans fond. En sortant de l’écriture, je me suis empêchée de mener mon projet à terme.
Meilleure idée, pourtant : j’ai appris à dessiner en vectoriel (chose qui me fascinait et m’a beaucoup amusée) et ce faisant, j’ai appris que je pouvais encore apprendre, j’ai réappris à apprendre, et peut-être plus important encore, je me suis souvenue que j’ai besoin de faire des choses créatives, que c’est même une facette primordiale de ma personnalité. Petite, je voulais être peintre. Adolescente, j’ai voulu devenir danseuse. Aujourd’hui, je me trouve rédactrice technique : par pragmatisme économique, mais pas seulement. Mon attirance pour les mots est devenue à double tranchant depuis la prépa : je les veux vecteurs d’expression et à ce titre créatifs, mais ils sont également (et prioritairement dans mon métier) des outils d’analyse qui peuvent m’entraîner dans un univers désincarné. Occupée à décortiquer les choses, j’en oublie de les raconter (ce qui laisse penser que je ferais une piètre romancière). À force de chercher à rationaliser les choses, à chercher le pourquoi du comment et à développer des compétences qui soient un tant soit peu monnayables, je me suis asséchée. Raisonner m’attire, m’excite même le neurone à l’occasion, mais ne me nourris pas, voilà la vérité – tout aussi vraie que le fait de développer ma créativité ne m’aidera pas à remplir le frigo. L’un n’est pas moins vrai que l’autre.
Retrouvant la joie de qu’est-ce que je fabrique, je me suis avisée que je n’avais pas tant envie que ça de reprendre l’apprentissage du code informatique. J’ai aimé y être initiée, j’aime bidouiller de la CSS à l’occasion, mais je ne souhaite pas devenir développeuse ; j’en viens même à penser que cela ne serait pas souhaitable pour mon équilibre. Je suis quelqu’un d’impatient, qui ne supporte pas de ne pas comprendre, et se décourage rapidement si cela n’avance pas de même. Buter sur une difficulté sans entrevoir de solution peut me faire entrer dans des rages monstres – au bureau, je me contiens et me contente d’injurier mon ordinateur, mais chez moi, je suis capable de me mettre à hurler et de finir par pleurer de rage. Or si mon année d’initiation à l’informatique m’a appris quelque chose, c’est que la norme n’est pas le bon fonctionnement, c’est le bug. Ajoutons à cela qu’aucun domaine ne bouge aussi vite que le développement web : autant j’aime l’idée de continuer à apprendre, autant ma tendance à ne me penser compétente sur un sujet que lorsque j’approche de l’expertise apprécie moins la perspective d’être continuellement à la ramasse.
J’ai fini par comprendre que l’idée de devenir développeuse était moins une envie réelle qu’un désir modelé sur Palpatine – une manière d’épouser son idéal de rationalité (sur le plan symbolique) et (sur le plan pratique) de me donner la possibilité de le suivre à l’étranger s’il finit par émigrer, comme il en émet régulièrement le souhait (moins depuis qu’il essaye de choisir une cuisine pour son futur appartement, il est vrai). J’expliquais ça à Melendili, qui a donné une importance inattendue à ce qui m’est alors apparu comme une prise de conscience : « Même si cette année ne te sert qu’à comprendre cela, ce sera déjà beaucoup. » Il est assez vertigineux de voir la facilité avec laquelle on peut se mettre à désirer des rêves qui ne sont pas les nôtres.
Dans une ultime tentative de réconciliation entre aspirations intériorisées et nouvellement extériorisées, je me suis penchée sur un domaine à la croisée du développement web et du graphisme (et de la psychologie et de plein d’autres trucs) : l’UX design, aka le truc relou à expliquer en quelques mots. L’UX designer conçoit le site web, mais a priori ce n’est pas lui qui code les pages, crée la charte graphique, rédige les contenus ou même orchestre la gestion du projet entre développeurs, graphistes et rédacteurs. L’UX designer fait potentiellement un peu de tout ça, mais son rôle est avant tout de concevoir le site de manière à ne pas perdre l’utilisateur en cours de route, sans le confondre avec le client (ce n’est pas toujours la même personne) ni décréter à sa place ce dont il a besoin (on procède à des enquêtes et tests utilisateurs). Je me suis abonnée à des newsletters sur le sujet, j’ai suivi plusieurs cours sur OpenClassrooms, avec rendu de devoirs et tout et tout. Sans surprise, la partie conception touche-à-tout me plaît beaucoup ; c’est un parfait mélange d’analyse et de créativité. Mais boudiou, qu’est-ce que c’est entouré de bullshit ! Comme à chaque fois qu’une tâche repose sur l’expérience et l’intuition, une armée de théoriciens s’empresse d’élaborer des méthodologies qui décrivent davantage le résultat souhaité qu’elles n’aident véritablement à y parvenir – des Discours de la méthode quand on a besoin de Méditations métaphysiques. Je comprends la nécessité de prouver au client qu’on sert à quelque chose alors qu’il n’est pas sensible à ladite chose, mais je fais vraiment une grosse, grosse allergie au bullshit. Je préfère encore continuer à écrire mes procédures, et rattraper par des tutoriels didactiques un certain manque d’ergonomie. Fin de la lune de miel UX. Mon profil OpenClassroom est en plan, je me suis désabonnée d’une newsletter et jette de temps en temps un œil aux liens proposés par une autre.
Luce, à qui je répétais mon discours d’excuse sur le congé sabbatique, mentionnant mon absence totale de prise de risque (économique), m’a répondu que je prenais quand même un risque : celui d’échouer – c’était quand même quelque chose. Et j’ai échoué. Je n’ai pas fini mon livre ; je ne me suis pas reconvertie. Parce que la vie s’est mise en travers de mon chemin (Palpatine s’est cassé le bras ; il y a eu des décès dans la famille… j’en reparlerai dans un prochain post), je me suis arrêtée en cours de route, bêtement. J’ai perdu la discipline dans laquelle je m’étais pourtant coulée avec joie, les premiers mois, persuadée d’avoir le temps, qu’il suffisait d’avancer lentement. L’otium. Ce mode de vie qui nous a tant fait rêver, Melendili et moi, je l’ai touché du doigt. Ce n’est pas le travail (le negotium), mais ce ne sont pas non plus les vacances ou l’oisiveté. L’otium, tel que je le conçois (et le déforme probablement), c’est avoir le loisir de disposer de soi, avec toute la liberté et la responsabilité que cela implique. Parce que lire à volonté, profiter du soleil lorsqu’il est là et prendre des cours de danse en pleine journée n’effacent pas la nécessité de se réaliser, d’accomplir quelque chose dont on puisse être fier ou qui simplement nous fasse avancer. Non seulement cette nécessité ne disparaît pas parce qu’on a soudain du temps à soi, mais elle se ressent même davantage, elle est plus visible encore d’avancer dans un horizon dégagé ; elle est là, dans le lointain comme une montagne, présence tantôt stimulante (le plaisir de voir grand), tantôt menaçante, chargée (lorsque la voyant toujours si éloignée, on est tenté de s’arrêter de cheminer vers elle). C’est d’ailleurs cette charge qui s’est offerte comme consolation lors de la reprise : mon échec face à cette nécessité de se réaliser a disparu, englobé, effacé par une autre nécessité, celle, urgente, envahissante de gagner sa vie. Je n’en portais plus la responsabilité, occupée à redevenir une adulte responsable, qui subvient à ses propres besoins. Le soulagement dans la résignation vaut ce qu’il vaut, mais c’est toujours ça de pris – jusqu’au retour de la frustration, que j’essaye d’exprimer et de moduler, plutôt que de la refouler.
– Tu es contente d’être revenue ? La franchise de la question m’a prise de court ; j’ai bredouillé un oui-oui manifestement peu convaincant, puisque ma boss m’a reposé la même question en entretien annuel la semaine dernière. J’ai répondu avec plus d’assurance, un seul oui ; mais je me demande depuis si je n’ai pas menti. Non, je ne suis pas contente-d’être-revenue dans l’absolu ; il y a mille choses que je préférerais faire. Mais oui, je suis contente d’être revenue travailler parmi eux, et avec elle notamment, qui réfléchit vite et bien, partage ses bonnes adresses de bobo gourmet, et joue si peu à la chef que j’ai mis six mois à mon arrivée dans la boîte avant de comprendre qu’elle était ma supérieure hiérarchique et pas seulement la collègue avec le plus d’ancienneté dans le service. Contente ou pas, je ne sais pas ; il faudrait pour cela savoir avec certitude quand se contenter de ce qu’on a relève de la sagesse, ou de la résignation. La question rhétorique d’un autre collègue (Pas trop dure, la reprise ?) me semblait davantage dans le juste ; une formule d’accueil qui aide à reprendre le pli (un peu, ça va – et en le disant, on constate que c’est le cas).
Car je mentirais si je disais que la reprise n’a pas été dure. Les premiers jours, la sensation d’enfermement a été d’une violence incroyable. Je me sentais prise au piège, tenue à ma chaise, à mon poste, à l’intérieur, avec une laisse me laissant juste de quoi aller jusqu’à la bouilloire. Je me suis dit, à quoi bon. Je me suis dit que j’avais déjà eu beaucoup de chance. J’ai eu envie de pleurer. Je me suis raisonnée, je suis redevenue une adulte raisonnable, responsable, qui subvient à ses besoins et renonce à ses désirs infantiles d’une liberté jamais contrariée. Peu à peu l’habitude a repris ses droits. Je me suis assagie ou résignée, peu importe au fond, quand notre principale liberté consiste à reprendre à notre compte des contraintes extérieures et travailler à les vouloir. Il ne faut pas croire pour autant que ce n’est rien : c’est maigre, mais c’est énorme. C’est toute la démarche stoïcienne, se déprendre de ce qui ne dépend pas de nous, vouloir changer notre rapport aux choses plutôt que les choses elles-mêmes. Sans plus trop bouger, désormais, sans rien d’aussi remarquable qu’un congé sabbatique, je m’efforce de trouver cette liberté intérieure, de l’introduire en contrebande au milieu des obligations qui sont miennes (et combien plus légères que nombre d’autres personnes !). Parfois, cela fonctionne, discuter avec mes collègues redonne un sens à ce que nous sommes payés pour faire et je me prends au jeu, je parviens à rester assez concentrée sur mon travail pour ne pas avoir l’impression de refaire la même chose pour la millième fois ; c’est une chose à faire, mais pas une contrainte, elle se fait. J’essaye surtout de ne pas regarder trop loin, pour ne pas accumuler à l’horizon les semaines, les pages, les mois, les manuels, les années, comme s’accumule la vaisselle sale dans l’évier de Palpatine ou les moutons sous mon canapé. Faire au fur et à mesure, vite, vite, pour que chaque tâche reste légère, et vite passer aux petits bonheurs qui rayonnent au-delà de leur durée réelle : un chocolat chaud avec Melendili, des rires à la crêperie, le nez dans l’odeur de Palpatine, des photos avec Hugo, un après-midi avec ma grand-mère, Noël en famille – tout a pris une intensité inédite, se vit dans une lumière, une chaleur, différentes depuis les décès survenus cet été.
Je n’ai pas vécu cette année sabbatique comme une révélation ; je n’ai pas réalisé mes rêves, et je n’ai pas non plus tiré des leçons de vie de mon échec – relatif, car tout est toujours à continuer. Aucun classement sans suite ; rien que des affaires inabouties. Cela décante encore. Parce que réfléchir à sa vie ne se fait pas en s’asseyant en tailleur avec un carnet à la main, et j’ai eu du temps oui, mais il est des temporalités qu’on ne peut pas brusquer. J’essaye d’actionner une à une les variables de mon quotidien pour trouver ce qui achoppe, et cette année m’a offert la chance incroyable de muter la variable travail – pour de vrai, pas comme simple expérience de pensée. Il est ressort que c’est important, primordial même, mais pas la réponse à tout. Je cherche encore, quoi, où, comment ajuster. Et je chéris tout ce qu’il m’a été donné de voir et de vivre, les rizières de Sapa, la baie d’Halong, les fjords de Norvège (quinze jours qui m’ont presque plus emballée que le mois passé en Asie), mais aussi la lecture au soleil, les dessins sur l’iPad, ou les cours de danse en petit comité en journée, avec une prof grec qui a fait Vaganova et m’a fait renouer avec l’idée que je pouvais encore, à nouveau, travailler en espérant progresser sur le mouvement. Je n’ai pas encore trouvé l’énergie pour traverser tout Paris le samedi matin afin de continuer avec cette même professeur à des heures compatibles avec le travail salarié, mais je continue mes cours du lundi avec F. Lazzarelli, prioritaires à tout autre. J’y ai le sentiment, grandiloquent mais réel, de vivre pleinement.
Un lundi soir, peu après ma reprise du travail, je regardais le premier groupe depuis le fond de la salle en attendant le tour du mien, et tout d’un coup, je nous ai vus, tous, en arabesque penchée, avec nos hanches décalées, notre placement bricolé, nos jambes à feu de plancher, je nous ai vus tous, avec nos couronnes, qui persévérons, qui sommes là semaine après semaine, pour rien, juste pour être là, et je nous ai trouvé beaux avec tous nos défauts d’amateurs, à nous enfermer un soir par semaine pour retrouver la sensation d’une liberté qu’il serait absurde de… je ne sais pas, juste nous, tous, là avec nos désirs et nos arabesques bancales, les bras en couronnes. Une tristesse d’une telle beauté qu’elle n’est plus triste du tout, juste belle et émouvante.
La vie n’est pas ce que tu crois. C’est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu’on grignote assis au soleil.
Je grignote, je grignote – au soleil, quand il est là.
Post-scriptum : mon année sabbatique m’a permis de percer un grand mystère de l’univers, aka pourquoi les retraités et les inactifs font quand même leurs courses en soirée ou le week-ends : il y a si peu de personnel aux caisses en journée que cela prend autant de temps voire plus qu’aux heures de pointes ! Post-sciptum bis : j’ai pu vérifier que, sans prendre le métro en heure de pointe, bizarrement, on tombe beaucoup moins malade (puis 4 fois en 3 mois à la reprise).
Singapour, Kuala Lumpur, Ho Chi Minh, Hanoi, Hong Kong. Ce grand tour d’Asie aura été mon premier voyage avec un « vrai » appareil photo – un reflex à objectifs interchangeables. Peu avant le départ, je me suis procuré un objectif plus petit que celui qu’on m’avait offert, avec une focale fixe. Le gain n’a pas tant été le poids, comme je le pensais (quelques centaines de grammes de différence une fois l’adaptateur ajouté), que de confiance en moi : avec le gros objectif, que j’ai du mal à manier et qui déborde de mes mains, j’ai l’impression d’être un imposteur – pas une personne en train d’apprendre : une prétentieuse qui voudrait faire croire qu’elle sait s’en servir. L’objectif plus petit me rassure… et correspond, je crois, davantage à ce que je fais ou aimerais faire, des cadrages serrés qui jouent sur la profondeur de champ. Je me réserve un peu plus de temps pour apprivoiser l’autre objectif.
Tripoti tripota
Il faudra évidemment du temps avant que je parvienne à m’en servir correctement, mais le voyage m’a fait passer une phase d’adaptation à laquelle je n’avais pas songé : non pas le maniement technique pour la prise de vue, mais celui, pratique et prosaïque, de ne pas faire tourner la molette des modes en allumant l’appareil, ou de savoir quoi faire du cache, à quelle fréquence le remettre, assez souvent pour ne pas laisser entrer la poussière mais pas trop non plus pour ne pas avoir à refaire la même manipulation trois mètres plus loin, parce que, ohlala, il me faut encore une photo de ce paysage totalement reconfiguré à trois mètres d’écart. En fin de parcours, à Hong Kong, mes doigts suivaient machinalement les contours de l’appareil en marchant ; j’ai su que nous étions devenus intimes.
Fromage ou dessert
Palpatine a résumé avantages et inconvénients en deux saillies qui m’ont fait rire :
Devant une photo de dim sums enfin miamesques de s’estomper en arrière-plan dans un flou, eh ! artistique : « Tout ce temps à croire que c’était le talent, alors qu’il fallait seulement avoir le bon objectif. »
Expliquant ce que je peux ou non prendre avec l’objectif : « C’est fromage ou dessert, en fait. » J’avoue, en tant que souris gourmande, il est parfois difficile de choisir. Il me faut désapprendre la versatilité de l’appareil compact, pour faire moins mais mieux.
Avec la focale fixe à 50mm, plus besoin d’attendre que le zoom se débloque au démarrage de l’appareil comme c’était le cas avec mon compact : c’est pré-zoomé comme j’aime. L’inconvénient, c’est que ça manque parfois de recul. Mais avec le recul, justement, il ne doit y avoir que trois ou quatre photos vraiment chouettes que je n’ai pas pu prendre en ayant laissé l’autre objectif à l’hôtel.
Les paysages se sont retrouvés tronqués plus courts qu’ils auraient pu l’être, mais cela n’a finalement pas grande importance car, peu importe l’objectif, je ne sais pas prendre des photos de paysage. Je ne sais pas capter l’ampleur et la majesté d’une beauté qui s’impose d’elle-même. Il faudrait pour cela maîtriser les réglages de lumière, et je ne sais pour l’instant que cadrer. J’ai besoin d’isoler des fragments de ce qui m’entoure, pour montrer ce que je vois et que d’autres peut-êtres n’ont pas vu. J’ignore comment capter la beauté ; je ne sais que la débusquer.
Oulipo et droit à l’oubli
Je n’avais pas pensé que l’inconvénient corrélatif du manque de recul (ou de zoom plus poussé) pourrait à son tour présenter des avantages.
Le plus évident est celui de la contrainte qui stimule la créativité ; je me suis mise à chercher autour de moi ce qui pourrait rendre bien avec mon objectif, débusquant parfois des clichés à côté desquels je serais autrement passée.
Plus inattendu a été celui de ne pas prendre de photos : quelques fois j’ai dû abandonner avec force regrets des clichés que je ne pouvais pas prendre ; mais plus souvent encore, j’ai laissé l’appareil dans sa sacoche en sachant que cela ne rendrait rien et, allégée de la nécessité photographique, j’ai profité de l’instant autrement. (Autrement, parce que l’appareil photo ne fait pas toujours écran entre le sujet et l’objet comme on s’en plaint communément ; face à un paysage trop grand pour soi, il est aussi une bouée de sauvetage qu’on tient contre soi, un harpon qu’on lance tous azimuts pour trouver une prise, pour s’ancrer à ce qui nous dépasse mais qui est pourtant bien là – les touristes comme petits Spidermen photographiques).
J’ai parié sur une pellicule mnésique dont les développements peut-être un jour me surprendront… ou se perdront. Seront-ils davantage perdus que les photos de mes précédents voyages que je n’ai pas sélectionnées et pas retravaillées sur mon blog, qui dorment sur quelques milliers d’octets d’un disque dur externe qui n’est plus reconnu par mon ordinateur actuel ? Voilà…
(Inconvénient de l’avantage de l’inconvénient, etc. : j’ai parfois trimballé l’appareil photo toute la journée pour à peine une dizaine de photos. Tout ça pour ça : cela pourrait, avec les lumières nocturnes, expliquer mes frénésies photographiques compensatoires de fin de journée.)
Beautiful <–> meaningful
Avec un bel appareil, le voyage peut devenir un prétexte à safari photo. C’est ce qui s’est produit à Singapour lorsque la nuit est tombée sur la baie qui, d’étendue grisâtre et disparate, est devenue un terrain de jeu photographique. L’aspect ludique a atteint son paroxysme lorsque j’ai découvert qu’avec la mise au point manuelle, je pouvais transformer les lumières en petits points de couleurs de la taille que je voulais. Adieu ville, transformée en confettis. J’ai l’ai occulté dans le jeu qui, en retour, me l’a fait davantage apprécier.
La photographie devient un but en soi ; on veut créer de belles images. Lorsqu’on n’est pas encore très doué cependant, cette envie tend à entrer en tension avec une autre : celle de rendre compte de ce que l’on voit et de ce que l’on vit – rapporter les fameux souvenirs. Il y a des photos que je voulais prendre pour pouvoir à mon retour montrer telle ou telle chose à mon entourage, sans pour autant savoir les prendre. À 24 millions de pixels, la photo souvenir moche fait cher en stockage. Pour éviter d’avoir sans cesse à modifier la résolution des prises de vue (et évidemment oublier de remettre l’optimale pour les deux ou trois photos qui vraiment mériteront), j’ai opté pour une parade bancale et, autant que faire se peut, j’ai pris mon téléphone pour toutes les photos que je savais par avance condamnées. Autant vous dire que sur les 1742 photos sur la carte SD du réflex, nombre d’entre elles auraient pu être prises au téléphone. Il fallait bien tenter.
Image choisie, parcellaire ou lacunaire ?
Acquérir une maîtrise technique suffisante pour créer une trace sensible des instants qui m’ont marqués, c’est mon idéal photographique. J’en suis encore loin, mais déjà me ravissent les quelques portraits de Palpatine où s’oublie sa non-photogénie (et Dieu sait qu’il ne se prête pas volontiers à l’exercice). À ma tendance photographique subjective répond sa visée objective : documenter le voyage de manière à donner des lieux traversés l’image la plus complète possible – ceci incluant les immeubles en construction, l’état de la chaussée et l’avancée des travaux les plus divers. Un cours d’histoire-géo socio-économique en action, en quelque sorte.
Si cette perspective documentaire n’est pas la mienne, j’aimerais pour autant ne pas donner une image faussée des lieux traversés. C’est extrêmement compliqué dans la mesure où l’on prend spontanément en photo ce que l’on juge pittoresque, c’est-à-dire ce qui correspond à une image de l’ailleurs en partie pré-conçue. Les chapeaux vietnamiens, par exemple : associant le Vietnam aux chapeaux coniques, on photographie de manière privilégiée ces chapeaux emblématiques, qui sont bel et bien portés par la population, mais le sont beaucoup moins par exemple que les casques de scooters omniprésents.
L’urbanisme d’Hanoï renforce encore cette tendance : la vieille ville est une enclave touristique dont il est difficile de sortir à pieds et qui donne une image extrêmement parcellaire de la capitale. Un tour en taxi pour aller dans un complexe ciné un peu éloigné nous a montré pléthores de tours, des buildings ultra-modernes, quelques centres commerciaux gigantesques… que je n’ai pas eu le réflexe de photographier car ils ne m’ont pas semblé idiosyncrasiques, trop comme chez nous ou pas assez comme les pays voisins, chez qui la plongée dans le capitalisme occidental redevient par son ampleur une particularité asiatique (les centres commerciaux sont à Singapour et Hong Kong tellement nombreux et délirants qu’ils en deviennent une caractéristique à photographier).
À l’extrême inverse, c’est le signe vide de ne faire signe que vers lui-même, dont l’exemple le plus flagrant est sans doute le temple. On aperçoit un dragon ou un toit qui se relève et, hop, on dégaine l’appareil par réflexe. Ce sont souvent des photos vides de sens pourtant, toujours les mêmes ; avoir vu un temple, c’est un peu en avoir vu cent quand on n’est familier ni de leur architecture ni de leur religion.
Au final, le meilleur signe qu’on est dans l’entre-deux (et peut-être le juste), c’est le regard interloqué des locaux qui ne comprennent pas ce que vous êtes en train de photographier : une idiosyncrasie qui n’est pas un passage obligé.
De la carte SD au souvenir
Le tri des photos, dernière étape de compromis entre critères esthétiques et documentaires. À vrai dire, je n’arbitre plus grand-chose ; je sauve ce qui peut l’être. Outre les retouches de base vite faites mal faites (contraste, luminosité, balance des couleurs), je passe chaque photographie pressentie en noir et blanc puis en sépia pour voir si jamais on verrait mieux. J’ai découvert que désaturer une image aux couleurs fadasses peut la sauver : soudain, la lumière apparaît.
La sélection provoque un effet de cristallisation, qui la rend délicate : comme lors de l’écriture des billets de blog, le voyage se cristallise en partie dans les clichés choisis ; j’oublie peu à peu en avoir pris d’autres (je me rappelle de ma surprise en tombant sur le dossier complet des photos de San Francisco). Cet effet de la sélection est paradoxalement contredit par celui de la retouche, qui acculture les images : dans le même temps qu’ils se mettent à incarner le voyage, les clichés sélectionnés et retouchés se détachent de la réalité à même laquelle je les ai saisies, pour n’être plus que des images, qui valent par elles-mêmes. À la fois j’en suis fière et j’y suis indifférente. C’est un souvenir et ce n’en est plus un – pas un souvenir indentifiable parmi d’autres, mais une strate de souvenir au sein d’un souvenir en perpétuelle mutation, qui se modifie à chaque fois que je me le remémore, sous un angle, une lumière différente parce que présente. Alors je fixe tous azimuts, par la photo, le dessin, l’écrit, les récits, pour avoir une multitude de points à partir desquels ensuite rouvrir le vécu et m’en re-souvenir, i.e. lui donner une suite dans ma vie et découvrir ce que j’ai vécu. Les voyages sont étonnamment plus longs que leur durée.