Dancing pot, dancing Jerome Robbins

Quatre compagnie américaines en tournée à Paris, hourra ! Enfin à Paris… à Boulogne-Billancourt. Il n’est pas improbable que le Parisien pur jus préfère traverser l’Atlantique plutôt que le périphérique et la moitié de la Seine. La Seine musicale, construite sur l’île Seguin après le destruction des usines Renault tombées en ruine, était à moitié vide mardi soir pour l’hommage à Jerome Robbins.

De l’extérieur, c’est une Philharmonie moins étronnesque – ça a même de la gueule, il faut bien le dire. A l’intérieur, c’est un palais des Congrès bis où, en l’absence de balcon, on se retrouve vite loin de la scène. Découragé par les prix s’il ne l’était pas déjà par les changements de métro, le public est si peu nombreux que les gradins latéraux sont fermés par des rideaux – replacement d’office !

La pianiste s’installe sur le côté, en avant-scène, prépare ses poignets à l’heure de Chopin qui vient ; le premier danseur de Dances at a Gathering se place dans un autre espace-temps, au centre de la scène éclairée. Les premières notes le rejoignent, tout en marquant la distance de l’un à l’autre, et d’eux à nous – un afflux d’émotion : une chorégraphie tant et tant répétée à ranimer sur cette scène sans mémoire, pur espace qu’il va s’agir d’habiter, et dans lequel non pas la pièce débute, mais le geste s’origine, une nouvelle fois, dans un mélange d’inconscience et d’effort d’une grande beauté. Puis ce qui émergeait disparaît dans son apparition achevée, les pas de deux, de trois, de quatre, cela s’enchaîne, le geste emporté dans les pas, qui transparaît de loin en loin, comme une bouée au coeur d’une tempête.

De loin en loin : dans les regards, notamment les regards des danseurs abandonnés ou rendus à eux-mêmes par un partenaire éphémère. À l’inclinaison de la tête, la direction du regard, le mouvement ou son suspend, on voit le désarroi se transformer en désoeuvrement, puis l’errance en promenade, pour finalement rentrer dans la danse du beau monde, camaraderie, flirt et fraternité.

Au coeur d’une tempête : l’énergie des danseurs américains, qui articulent généralement plus qu’ils ne lient, au point que la chorégraphie paraît parfois désarticulée de l’être si bien – un pilon de poulet bien nettoyé dont on a oublié le lien qu’il entretenait avec les nuggets qu’on s’enfile joyeusement. Go sur le food-ballet p0rn. Pas de chichis précieux, on peut mettre les coudes sur la table et baver-bavarder, entre gens rassemblés pour partager une bonne soirée, sur les danseurs de qualitay. Chacun a ses qualités, sur lesquelles il mise, et ses défauts, dont il et dont on se fout rapidement : rien ne doit entraver le mouvement, pas même la quête de perfection, surtout pas la quête d’une perfection par essence statique. Après trop de trainings et de photos inanimées sur Instagram, c’est reposant. Pile le repos qui, en se prolongeant, a tendance à se transformer en énergie (par opposition à l’ennui). On se laisse doucement contaminer par ces corps américains, par lesquels tout devient étrangement vivant, actuel, animé – comme une conversation : c’est peut-être un peu bruyant, un peu brouillon, mais le fait est qu’on ne s’en aperçoit qu’après. Après, quand on se souvient avoir préféré une danseuse en vert à l’Opéra de Paris ; le lié et le poli propre à l’école française rend le cabotinage du personnage plus visible : le rentre-dedans n’est pas son style. C’est en revanche celui des danseurs américains. Avec eux, j’aime un peu moins la danseuse en vert, parce que tout le ballet est un peu plus comme la danseuse en vert – d’une même verve vivifiante. Pas un instant on ne s’ennuie ; tout juste divague-t-on un cours instant.

Évidemment, toute règle a ses exceptions et l’on avait donc, pour me faire mentir, un danseur vert d’un lié, d’une grâce infinie, qu’on ne voit généralement qu’aux femmes. Les ports de bras d’Aaron Sanz vous restent longtemps en mémoire ; je m’y suis par instants laissée complètement prendre, hypnotisée par ses gestes seuls quand tous virevoltaient autour. Après l’entracte, le continuum Amérique-Europe passe par Joaquin de Luz dans A suite of Dances. Avec son gabarit plus ramassé, ses tempes grisonnantes et sa gestuelle économe d’artiste accompli, il m’a rappelé Nicolas Le Riche dans la période précédent ses adieux (je ne crois pourtant pas l’avoir vu dans cette pièce ; n’aurait-il pas eu un semblable costume rouge dans un autre ballet ? Mats Ek, peut-être ?).

Malgré tous ces danseurs individuellement remarquables, je crois avoir préféré le Joffrey Ballet au New York City Ballet. J’ai beau connaître et reconnaître la renommée du NYCB, il y a toujours un petit quelque chose qui ne le fait pas pour moi –  quelque chose comme une brusquerie, comme une raideur dans l’énergie (pourtant celle qui m’est la plus naturelle, un peu bourrine). Des corps qui ont trop traîné dans du Balanchine et le trainent avec eux, en somme.

Lorsque le Joffrey Ballet entre en scène dans Interplay, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il s’agit là de seconds couteaux : au NYCB le Robbins le plus classique-lyrique-exigeant ; au Joffrey Ballet la pièce jazzy récréative, où les danseurs donnent dans la surenchère mi-crâne mi-bon-enfant. Rapidement, cependant, ils en viennent à s’affronter dans une battle unisexe, où les garçons font des fouettés et les filles des tours seconde suivis. Je suis obligée de revenir sur cette idée de seconds couteaux, et de reconnaître le préjugé purement physique à son origine :  les danseurs et danseuses, presque tous de la même taille, partagent un même gabarit hyper compact, qui n’est pas du tout celui de la ballerine type.

Ces danseurs ne sont pas moins bons que ceux du NYCB, par exemple ; ils sont seulement moins conformes à un standard – qui, comme tous les idéaux, n’existent pas. C’est assez amusant, d’ailleurs : à en croire les interviews de danseurs professionnels, personne n’aurait un corps de danseur ; l’idéal est si prégnant dans la danse classique que, sauf à s’appeler Sylvie Guillem ou Svetlana Zakharova, tout le monde a, sinon un physique atypique, du moins un corps qui n’était pas fait pour la danse. Le Joffrey Ballet desserre un peu l’étau et offre un moment répit hors de l’idéal. Ici, la morphologie d’Éléonore Guérineau ne ferait pas hausser un sourcil ; il y a bien plus charnu dans le corps de ballet.

Cela ne sert à rien de le nier, les cuisses costaudes et les poitrines protubérantes surprennent lorsque le corps de ballet se promène en tous sens dans Glass Pieces : certains, qui ont été habitués à voire la pièce comme une abstraction, trouvent cela gênant ; pour les autres, c’est une incarnation plus vivante encore d’une foule urbaine. Même moi que ma silhouette ne prédispose pas à se préoccuper du mouvement body-positive (selon qu’on passe par le canon danse ou civil, je suis mince ou maigre), j’ai ressenti cette (relative) diversité des morphologies comme un soulagement (assez similaire, quand j’y pense, au confort ayant suivi la surprise de ne plus être en majorité ethnique quand j’ai fait mon master à Villetaneuse).

On notera cependant que, bizarrement, toutes les solistes des Glass Pieces sont des lianes. Il ne faut pas rêver : l’académique ne va pas à tout le monde ; ne pas s’illusionner non plus : la danse classique est une affaire de lignes. Plus les membres sont longs et fins, plus ces lignes sont aisément visibles. Karen Kain, lucide et pragmatique, l’énonçait plus ou moins dans ces termes, la santé du danseur devant mettre le holà à tout extrémisme (idéalisme ?). Je devais avoir une quinzaine d’années lorsque j’ai lu son autobiographie, et ce passage m’avait marquée, comme d’une brutale vérité – que je connaissais, certes, mais que je n’avais jamais entendue ainsi énoncée. Aujourd’hui, je me dit que, pour  enracinée que la maigreur soit dans le monde du ballet (et encore, c’est historiquement récent !), la conception sous-jacente est discutable : la danse classique est une affaire de lignes, mais aussi d’énergie. Mettre le curseur sur l’un ou l’autre change considérablement la vision que l’on peut en avoir, et les corps qu’on peut y trouver. Et, vraiment, cela fait du bien de voir de la danse comme celle proposée par le NYCB et le Joffrey Ballet (l’énergie), surtout quand on en a trop vu sur Instagram (les lignes). Sans compter que Glass Pieces est assez jouissif avec sa colonie de danseuses-fourmi en ombres chinoises.

Tombeau pour le ballet

Les Balletonautes ont une fois de plus l’expression juste : Jérôme Bel n’est pas chorégraphe mais auteur de spectacles sur la danse. Tombe est ainsi un tombeau pour Giselle, comme il existe des tombeaux poétiques pour célébrer une personnalité défunte. La première partie commence, très concrètement, avec la tombe de Giselle et, d’une manière générale le décor et le théâtre que Grégory Gaillard fait visiter à Henda Traore, caissière et baby-sitter de son quartier. Ah oui, j’allais oublier : le concept est de faire monter sur scène des gens qui n’y auraient jamais été – concept, comme il se doit, vite dépassé par l’œuvre. Car dès le deuxième tableau, le spectacle reprend ses droits : les décors ont beau avoir été soulevés à l’instant, découvrant le foyer où s’échauffent quelques danseurs et deux techniciens retournés sur leur chaise pour observer la vision inaccoutumée de la salle en plein spectacle, l’illusion reprend sitôt que la musique d’Adams se fait entendre et qu’Albrecht surgit dans la brume.

Sébastien Bertaud est en tandem avec Sandra Escudé, une magnifique Giselle-Willis en fauteuil roulant. J’avoue être sceptique au concept d’handidanse (déjà avec deux bras, deux jambes et un cerveau normalement câblé, il n’est pas dit qu’on ait une palette technique et artistique suffisante pour émouvoir le spectateur), mais là, cette idée me ravit au plus haut point, ravivant le souvenir de ma première Giselle où j’avais clairement eu l’impression de voire Myrtha montée sur roulette. Là, pas de doute, Giselle glisse au sens propre et se dérobe à toute allure, d’une manière bien plus crédible que lorsqu’elle s’envole à pieds. Lorsqu’elle quitte son fauteuil, ses sautillés unijambijstes sont bien plus intelligents que maladroits, clin d’œil à la traversée des Willis en arabesque. Et puis les ports de bras de cette Giselle, qui soulèvent délicatement les épaisseurs de tulle…

La dernière partie montre une Giselle moins morte et moins glamour dans sa proximité avec la mort. Benjamin Pech « promène » Sylviane Milley, balletomane de 80 ans bien plus hagarde que Giselle ne le sera jamais dans la scène de la folie. Le danseur marche avec la balletomane. Le danseur marche devant, écarte les bras, et la balletomane le rejoint. Il ne se passe rien que le silence dont on entoure la décrépitude du corps, et des regards où le plaisir d’être égale l’incompréhension de ce qui se passe. Entre le projet de porter Sylviane Milley de son siège à la scène, puis de la scène à son siège (quid de la fosse ?) et la qualité de la vidéo qui nous est projetée (la caméra ne tremble pas et jamais on ne voit le reflet du caméraman dans les miroirs du studio), on peut se demander si la présence sur scène a vraiment été sérieusement envisagée, indépendamment de l’hospitalisation récente de la vieille dame. Quoiqu’il en soit, la vidéo accentue l’effet de cette présence fantomatique, il faut bien le dire dérangeante (et ennuyante, un peu, si l’émotion ne vous prend pas). De là à huer les danseurs aux saluts1… Le chorégraphe, lui, ne s’est pas montré, sauf sur la vidéo où il ne dit rien, ne fait rien, assis sur sa chaise, occupé à regarder.

 

Pour parer aux critiques sur le prix des billets au vu de la programmation, j’imagine, s’ensuivait une soirée complète – près de deux heures de danse pour apaiser le bourgeois dérangé. La nuit s’achève possède les mêmes qualités et défauts que toutes les pièces de Benjamin Millepied que j’ai pu voir : c’est fluide, fluide, très fluide… et ça vous glisse entre les doigts. Il y a de belles choses pourtant, notamment la remise en mouvement de portés figés dans la pratique : l’aspi-ballerine par exemple (mais si, je suis sûre que vous voyez la ballerine trainée par son partenaire comme s’il passait l’aspirateur avec ses jambes) est agrémenté de retirés du plus bel effet, oscillant entre la caresse du bout du pied et la volonté de ralentir (c’est très érotique, vous ne trouvez pas ?). J’ai aimé, aussi, être surprise par la danseuse tombée en cambré dans les bras de son partenaire (rien que de très classique jusque là), qui subitement se retourne et ondule, visage vers le sol.

Ce qui est dommage, c’est que Benjamin Millepied ne nous laisse guère le temps de voir tout cela ; tout s’enchaîne à la même vitesse, un pas en remplaçant un autre sans entrer en écho avec lui. J’ai face à ses ballets un problème que je n’avais jusque là rencontré que dans l’audition de pièces musicales – jamais de danse : je n’arrive pas à saisir la globalité de la phrase musicale/chorégraphique ; j’écoute mais je n’entends pas / je regarde mais ne voit pas ; rien ne surgit qui m’entraîne à donner une forme à l’ensemble. Il ne m’en reste qu’un plaisir de surface : une fois encore, c’est la scénographie que je retiendrai de cette pièce de Benjamin Millepied, cette grande palissade percée de trois grandes entrées, comme les portes d’un palais atemporel. J’imagine une grande fête d’un autre temps, qui s’achève avec la nuit, et dont les couples, modernes, eux, rentrent moins chez eux que dans leur intimité (j’avoue un faible pour la tenue culotte-grande chemise).

 

Les Variations Goldberg réussissent mieux, je trouve, le mélange entre passé (fantasmé, forcément ; on serait bien en peine de dire de quelle époque au juste sont ces costumes d’époque) et atemporalité (datée, forcément, l’atemporalité des années 2010 n’étant pas la même que celle des années collants 1980). Surtout, contrairement à Benjamin Millepied, Jerome Robbins nous donne le temps de voir les formations avant de les recomposer et n’hésite pas à glisser une touche d’humour de temps à autres, là où le lyrisme de Benjamin Millepied ne se départit pas un instant de son sérieux. Un exemple parmi tant d’autres : les haussements d’épaules saccadés sur grand plié seconde, comme un rire d’ogre ou de joyeux ivrogne – par une danseuse fluette en jupette rose2 et son partenaire, c’est assez amusant.

Soit qu’ils soient amollis par une danse comme il faut, soit qu’ils sourient discrètement dans l’ombre, les spectateurs ne donnent guère de signe de réaction. Peut-être est-ce un peu long ? J’avoue qu’à genoux sur ma chaise surélevée (parce que ces idiots ont mis DEUX rangs de sièges surélevés), je commençais à avoir mal aux tibias et n’ai pas été très attentive au pas de deux d’Hugo Marchand et Marie-Agnès Gillot (qui détonnait un peu dans le cast). La promenade reste néanmoins fort plaisante, surtout lorsqu’elle est servie par des interprètes qui ont vraiment l’air de se faire plaisir : on remarque facilement le sourire d’Hannah O’Neill et l’éternel entrain de Laurène Lévy, mais mon coup de cœur de la soirée va à Charline Giezendanner, absolument parfaite dans ce registre (ce qui n’est pas le cas de tout le monde : Héloïse Bourdon, pour ne pas la citer, est largement plus à son avantage dans les rôles dramatiques classiques). Pour en finir avec le name-dropping, je citerai Germain Louvet que, sauf erreur de ma part, je voyais pour la première fois dans un rôle de premier plan – et wow, quoi.

Sur quoi la nuit s’achève et le RER disparaît, transformé en citrouille.


1
« Il y a un décalage énorme entre l’état d’esprit dans lequel nous avons créé ce pas de deux et celui dans lequel il est accueilli par certains, » dixit les interprètes, particulièrement diplomates et peu rancuniers.

2 Je dois vieillir un peu, parce qu’après la prise de conscience que les modèles en couverture des magazines féminins sont des gamines maquillées en femme, je me fais la réflexion que ces jupettes enfantines (d)étonnent sur ces corps de femme – encore un indice de ce que la danseuse est considérée comme fille plus que comme femme ?