Bloom, Molly Bloom

Jessica Chastain dans Le Grand Jeu (jolie transposition de Molly’s Game) d’Aaron Sorkin

Dès le début du Grand Jeu, la voix off nous prend de vitesse et fait naître une espèce de jubilation, qui ne s’arrêtera qu’avec elle. Elle : la voix off, Molly Bloom, skieuse de haut niveau, puis rien, suite à un accident, puis assistante et organisatrice de parties de poker illégales aux enjeux astronomiques, courues par les puissants du cinéma, de la finance et de la pègre.

Molly commence par hasard et poursuit par détermination. C’est la force de caractère du personnage qui tient tout le film : sa détermination. Une détermination sans objet : il n’y a plus de titre olympique à obtenir, et l’argent, preuve de son acharnement, ne devient pas une fin en soi (au temps pour un « Loup de Wall Street au féminin »). Tout ce passe comme si l’essentiel était d’assurer sa place, de tirer son épingle du jeu en se jouant de ses règles : ses clients jouent au poker, mais c’est elle qui bluffe.

Inconsciente ou farouche, tête de mule ou tête brûlée, tout ce qu’on sait, c’est que Molly Bloom n’a pas froid aux yeux. Je ne sais pas si, comme le suggère cet article, c’est de voir une femme endosser un aplomb habituellement perçu comme l’apanage des hommes, mais c’est jubilatoire. Et moi qui, d’ordinaire, ne retient jamais le nom des personnages, je me suis souvenue de celui-ci sans problème : Bloom, Molly Bloom. Indissociable de Jessica Chastain, qui y a elle aussi été au culot pour obtenir le rôle. Empowerment compte double.

* * *

Voilà pour l’objet cinématographique. Pour ce qui est de l’adaptation, il faudrait lire le récit de la véritable Molly Bloom, car les écarts relevés de seconde mains sont assez intéressants. Palpatine souligne la volonté de rendre l’héroïne plus clean qu’elle ne l’était probablement (le passage par la drogue est traité comme une prise d’anxiolytiques) : aucune arrière-pensée ne vient ainsi parasiter la jubilation du spectateur. On peut soupçonner la même chose regardant les joueurs : dans le film, Molly Bloom perd sa place d’assistante-organisatrice parce qu’elle tient tête à son patron, qui entend plafonner le montant de ses pourboires ; dans le récit de l’originale, c’est pour avoir refusé de se plier à la demande dégradante d’un joueur (monter sur la table de jeu et faire l’animal). Or, le réalisateur a hésité à réaliser le film et réécrit la partition des rôles secondaires, parce que figuraient dans le cercle de Molly Bloom certains de ses amis et certains acteurs avec lesquels il aimerait tourner un jour…

A most violent year

Avant toute chose : la tournure grammaticale du titre, avec l’emploi de most, est trop classe.
Voilà, c’est dit, on peut entamer la chroniquette.

 

New York, 1981. Le business du fuel, livré aux particuliers pour le chauffage, est un monde de requins et le succès croissant d’Abel, dirigeant d’une entreprise en pleine expansion, attise la jalousie de ses concurrents. Alors qu’il engage sa fortune personnelle pour tenter d’acquérir un terminal de livraison qui ferait de son entreprise un acteur majeur du secteur, les vols à main armée de ses camions se multiplient. Plus que le suspens narratif (l’accord va-t-il être conclu ? l’entreprise va-t-elle péricliter à cause des vols ? qui en est à l’origine ?), c’est la personnalité de l’homme d’affaires qui fait tenir le film.

Sans jamais se départir de son calme, Abel défend sa propriété, ses intérêts, briefe ses forces commerciales, négocie ferme pour obtenir ce qu’il veut, passe chercher à l’hôpital l’un de ses chauffeurs, qui s’est fait agresser et interdit catégoriquement le port d’arme à ses collègues échaudés (ainsi qu’à sa femme, à qui il fait remarquer que le pistolet qu’elle s’est tout de même procuré est un modèle utilisé par les prostituées). La pertinence de cette conviction anti-armes à feu est démontrée a contrario par une scène grand guignolesque où le chauffeur, attaqué, use d’une arme pour laquelle il n’a pas de permis, et se retrouve ainsi compagnon de cavale de ses agresseurs à l’arrivée de la police.

Abel (Oscar Isaac) reste placide mais n’est pas naïf pour autant. Il connait la violence et, s’il ne pratique pas celle des poings et des armes, il est expert dans celle des affaires. La mâchoire haute, il encaisse les coups et n’hésite pas à recourir à l’intimidation pour récupérer son dû. Le self-made man hispanique connaît le prix de l’American dream et le paye comptant, toujours droit, toujours là. Sa ténacité et sa persévérance forcent l’admiration – plus encore que la séduction exercée par sa femme Anna, femme fatale zappée en Armani, qui crée forcément un certain émoi lorsque ses ongles parfaitement manucurés grattent le vernis de l’épouse rangée pour laisser entrevoir la fille de gangster.

J’ai lu dans une interview du Monde 2 que Jessica Chastain avait construit son personnage à partir de détails, et notamment de ces longs ongles vernis qui disent tout à la fois l’aisance sociale (on ne fait pas la vaisselle avec) et l’éloignement des affaires (on ne travaille pas avec). Ces ongles dissimulent à eux seuls la puissance d’une femme retorse derrière l’image de la potiche au foyer : lorsque la police se met à enquêter sur les comptes et qu’il faut reprendre la comptabilité, celle que l’on n’aurait même pas pris comme secrétaire, empêchée par ses ongles de taper correctement sur la machine à calculer, se révèle un escroc de haut vol, qui vérifie ses magouilles financières à grands coups de crayons – et vlan, que je te gomme les détournements d’argent. De longs ongles vernis : il fallait bien Jessica Chastain pour mettre le doigt sur un détail pareil.

 

Les caractères opposés du couple sont résumés dans une scène inattendue, dont je ne me suis toujours pas remise : le couple heurte un cerf en voiture, Anna supplie son mari d’aller abréger les souffrances du pauvre animal et, alors qu’Abel soupire, cric à la main, regrettant d’avoir à faire ce qu’il s’apprête à faire, deux coups de feu nous font sursauter, plongé que l’on était dans l’émotion : madame a une certaine conception du ménage.

 

Séance ciné mit Palpatine, qui a intitulé son billet gérer sa box. Je me disais bien, aussi, que ténacité, persévérance et placidité, ça me rappelait quelqu’un.