Une Belle franco-russe

Jamais je n’aurais fait le déplacement à Massy sans avoir lu l’interview de Jean-Guillaume Bart sur Danses avec la plume. La modestie du chorégraphe, qui se pense davantage comme un metteur en scène, ses propos sur le classicisme (par opposition aux tentatives de reconstructions) et la danse-sens (par opposition à un ballet en hyper-extension) ont piqué ma curiosité : cette vision de la danse serait-elle visible sur scène dans sa Belle au bois dormant ?

Un public non averti en vaut deux

C’est la première fois, je crois, que je voyais des femmes voilées à un ballet. Et franchement, ça fait plaisir de constater qu’on peut remplir une salle sans la peupler uniquement de WASP CSP+. Pas d’applaudissement à l’entrée des solistes et d’autres, hésitants, bien avant la fin des variations… le public n’est manifestement pas rompu au ballet, mais cela ne l’empêche pas d’apprécier. Et de laisser ses voisins faire de même : pas de parfum qui cocotte, pas de bracelets qui gling-glinguent, c’est reposant. Les fées auraient jeté un sort à la gamine restée prolixe entre deux quintes de toux que cela aurait été parfait.

Balletomanie oblige, il y avait tout de même quelques transfuges parisiens dans mon genre. Ma voisine s’est ainsi avérée connaître la plupart des balletomanes (plus si) anonymes, lire parfois mon blog et tenir le forum Danses plurielles ! Rencontre fort agréable et fort à propos, puisque Elisabeth m’a fait prendre conscience de ma confusion entre Patrice Bart (La Petite Danseuse de Degas) et Jean-Guillaume Bart (La Source et cette Belle…).

Une princesse franco-russe

La musique enregistrée ne me dérange pas plus que ça (du moment que l’orchestration et l’enregistrement ne sont pas mauvais), mais je craignais pour les costumes, trop souvent cheap dans les tournées. À tort. Non seulement les costumes d’Olga Shaishmelashvili passent bien (bien mieux que sur les photographies), mais certains sont même de toute beauté : c’est notamment le cas du tutu long mi-noir mi-fuschia de Carabosse, qui permet au passage d’identifier la mauvaise fée comme pôle opposé à la fée Lilas.

La seule faiblesse de la soirée vient de la compagnie ; non que les danseurs du Yacobson Ballet soient mauvais, bien au contraire : ils sont prometteurs… mais un peu verts. À en juger par les bouilles rondes de certains, la moyenne d’âge ne doit pas dépasser la vingtaine. Fraîchement formés (à la méthode russe), ils peinent forcément un peu à travailler selon une autre méthode. En effet, si Jean-Guillaume Bart part de la version russe, il reste de son propre aveu influencé par la version Noureev et, d’une manière plus large, par l’école qui est la sienne. Tradition russe avec un twist français, donc.

La (très relative) difficulté des danseurs à s’y adapter m’a permis de mieux saisir ce qui à la fois me fascine et m’ennuie chez les Russes : tous les mouvements y ont la qualité de l’adage. Je l’ai compris en voyant la fée Lilas ouvrir sa couronne comme si elle avait trois actes pour le faire. Il s’en dégageait une impression de sérénité assez extraordinaire et en même temps, l’extase dans laquelle cette éclosion semblait la plonger n’était pas sans entraîner chez moi une légère irritation : émerveillée, la fée, mais aussi ravie de la crèche. Je finis par avoir envie de la secouer, de voir sa palette expressive élargie par un peu d’allegro, de piquant, que diable, du nerf, du muscle ! Et de réaliser que, justement, je ne vois pas leurs muscles travailler, alors que je suis au troisième rang. Tout se met en place lorsque, quelques jours plus tard, je lis dans une interview de Mathilde Froustey : « At San Francisco Ballet […] they see that if you have more muscle, you can jump higher and do roles like Kitri. If you have less, you’ll be more of a lyrical dancer and that’s great, too. »

Le classicisme chez les Habsbourg

Moins de muscle, c’est aussi moins de matière, moins d’incarnation ; j’ai, en tant que spectatrice, moins matière à m’identifier, moins de facilité à rentrer en sympathie musculaire avec les danseurs. Du coup, il s’agit moins de sentir et de ressentir que de voir. Le classicisme s’expose dans toute sa splendeur, comme art des proportions. C’est hyper apaisant. Un monde réglé jusque dans ses débordements, où tout n’est que luxe, calme et volupté.

Le désagrément inattendu, c’est qu’en contrepartie, toute beauté moindre frappe comme laideur. Entre le roi bredouille qui a un charisme de comptable (désolée pour les comptables), et le physique moins classique d’Aurore (des jambes plus courtes que le buste, des mollets et un nez un peu proéminents… rien que de très normal, mais qui contraste les courbes archi-régulières de la fée Lilas), mon esprit se met à envisager la famille royale comme une famille historique en fin de règne – en tête les portraits peu flatteurs qui traînent dans les musées de second ordre. La reine, belle et oisive comme une Miss, serait alors un transfuge étranger, reine de beauté forcée à un hymen stratégique.

L’avantage de cette perception quelque peu honteuse (dernier renversement, promis, après j’arrête) est qu’elle éloigne spontanément du manichéisme. Aurore me fait peur* ; Carabosse (Svetlana Golovkina) me séduit : c’est très Maléfique dans l’esprit. Comment en vouloir à cette magnifique jeune femme snobée par le pouvoir de prendre sa revanche ? On est presque désolé pour elle lorsque le réveil d’Aurore la voit sombrer – littéralement, derrière la tête de lit devenue transparente (j’aurais bien vu ça dans une mise en scène de Matthew Bourne…).

Au final, charmée-agacée, je dois avouer que la reine de la soirée reste Daria Elmakova, en fée Lilas totalement ahurissante de beauté (même de dos, même avec vue peu flatteuse sous le tutu). Last but not least, j’aurais bien vu le loup (Leonid Khrapunsky) comme prince, alors qu’il n’était au premier acte que prétendant, injustement éconduit si vous voulez mon avis (mon médecin m’appelait le petit chaperon rouge quand j’étais petite #jdcjdr).

 

* La fée canari aussi un peu avec son sourire ravageur-carnassier.

PS : n’hésitez pas à me corriger si j’ai confondu des danseurs ; je n’ai pas eu la feuille de distribution.

Style et synthétique

L’American Ballet Theater et La Belle au bois dormant, en voilà, un couple bizarrement assorti ! L’association n’est pas bête, pourtant. La compagnie y gagne un corps de ballet plus entraîné, beaucoup moins brouillon que ce qu’on pouvait craindre, et surtout, surtout, elle s’invente une tradition avec un grand classique (i.e. une valeur sûre) par un chorégraphe de la nouvelle génération (i.e. une nouveauté excitante), qui ne propose pas une relecture moderne du conte mais remonte l’ancien ballet au plus près de Petipa.

Si on voit bien le profit que la compagnie peut tirer de cette association, celui d’Alexei Ratmansky en revanche ne saute pas aux yeux. N’aurait-il pas eu tout intérêt à se lancer dans cette aventure avec une compagnie russe, par exemple, dont le style se coulerait beaucoup mieux dans cette reconstruction de son origine ? Le chorégraphe n’a pas l’air de le penser ; pour lui, l’ABT serait beaucoup plus malléable qu’une compagnie avec une tradition plus ancrée. Déclaration diplomatique d’un chorégraphe résidant reconnaissant ou réelle conviction ? Le maniérisme de ce Petipa retrouvé ne correspond vraiment, vraiment pas à la manière de faire américaine.

On peut voir cela de manière positive : la distance stylistique de Petipa à l’ABT semble ainsi moins temporelle que géographique ; le côté très vivant, très musculaire, des danseurs américains fait paraître la chorégraphie plus exotique qu’exhumée d’un passé qui n’est de toutes façons pas vraiment le leur. On évite ainsi le principal écueil : la reconstruction muséale. Clairement, cette Belle au bois dormant n’est pas une Lacotterie. Elle pêcherait même par excès inverse : dansée par une troupe qui, pour nous autres Européens, incarne la modernité ou qui, à tout le moins, conserve une certaine étrangeté, la chorégraphie fonctionne excessivement comme signe – d’un style passé. C’est exactement comme la petite frange romaine que Roland Barthes remarque sur les « binettes yankee » des acteurs hollywoodiens – une Belle de péplum. La retenue, le travail de la demi-pointe, les lignes pas tout à fait tendues… tout cela fait signe vers une manière de bouger (et de penser) que l’on devine à grand peine à travers ses manifestations extérieures, petits pas plus restitués qu’incorporés.

De sa lecture des « partitions » Stepanov, Alexei Ratmansky nous découvre une technique plus mesurée, où pas mal de pas habituellement sur pointes s’exécutent sur demi-pointes, notamment les déboulés (ce qui n’est pas forcément hyper joli quand la danseuse n’est pas très haute sur la demi-pointe). Les genoux sont moins tirés dans les arabesque (serait-ce de là que viendrait l’attitude à la russe ?), les jambes ne cherchent plus à monter jusqu’aux oreilles (c’est reposant), les tours sont pris au-dessus de la cheville plutôt qu’au niveau du genou (cela paraît déstabilisant) et, peut-être le plus étonnant, on n’attend pas en quatrième derrière pied pointé, mais cassé au niveau de la demi-pointe (la cambrure ainsi obtenue me fait immédiatement penser aux chaussures à talons des courtisans danseurs, que l’on retrouve d’une certaine manière dans les danses de caractère).

L’avantage de cette danse mesurée est qu’elle crée un continuum pantomime-danse. On a moins l’impression que le déroulement de l’histoire s’interrompt brusquement pour laisser place aux variations, et on suit avec plaisir une narration relativement lisible (quand trop souvent, la pantomime réussit à obscurcir une histoire déjà connue…). Mains qui descend ferme le visage de haut en bas : bah alors, tu fais la gueule, beau prince ? Tout est de la danse, tout est potentiellement signifiant, même une simple inclinaison de la tête. C’est délicieusement policé comme un interlude baroque – aussi délicat et apaisant (à petites doses, la musique et la danse baroques me font cet effet-là, en tous cas).

Malheureusement, que la danse soit partout, diffuse, signifie aussi qu’elle n’est nulle part. Le balletomane reste un peu sur sa faim : le prince ne danse quasiment pas et, passé l’adage à la rose du premier acte, il faut attendre les variations du troisième pour ronronner de plaisir avec le duo des chats (un de mes moments préférés, surtout que le costume du chat, très bouffant, est pourvu d’une grande queue qui n’arrête pas de se cogner au tutu blanc – j’ai 5 ans, option gauloiserie) et s’extasier du moment de poésie que nous offre Daniil Simkin dans son oiseau bleu (malgré le costume dans lequel il est engoncé, ses diagonales sont irréelles d’apesanteur ; le public ne retient même pas son souffle, le silence qui flotte est d’enchantement).

Le style d’antan a beau rendre le ballet plus doux, plus humain, La Belle au bois dormant reste un ballet pompeux. Ce n’est pas forcément une critique : dans la production de Noureev que nous sommes habitués à voir, la pompe impressionne, elle en met plein les mirettes. Il faut pour cela les ateliers de costume de l’Opéra un décorum qui tienne le choc. Or, si les décors sont très réussis, les costumes transforment facilement le waaaa initial en eeew. Je ne sais pas ce qui est le pire du tutu-diamant que même Swarovski n’aurait pas osé, des costumes aux grands aplats orange et verts qui vous provoquent une fracture de la rétine au premier acte, des bottines blanches de danseuses de country au troisième, ou des juxtapositions malheureuses (les pages en costume rouge et vert pour encadrer la princesse en tutu bouton-de-rose dégradé, ou encore le prince qui se déplace en redingote rouge aux côtés de la fée lilas). Comme le dit très élégamment Laura Cappelle, « ABT would help its cause by taking a second look at some of the costumes, modelled after a 1921 Ballets Russes production ».

JoPrincesse et moi, pour notre part, avons bien pouffé. Tout cela est intelligent, excessivement intelligent : je ne parviens pas à trouver ce ballet autrement qu’« intéressant » et, au final, il nous aura surtout plu comme occasion de remuscler nos langues de vipère… (Sérieux, les bras riquiquis des danseuses, ce n’est pas possible !)

 

La Belle au bois dormant

 

Une superproduction

La Belle au bois dormant, c’est typiquement le ballet qui pourrait faire l’objet d’une affiche dans le métro, façon spectacle de danses chinoises ou show Bollywood : Il était une fois… plus de 70 artistes sur scène, plus de 150 costumes, musique live, les tubes de Tchaïkovsky, tous les personnages du conte et plus encore. Sauf que ce n’est pas la culture de l’Opéra de Paris et que Bastille, déjà prise d’assaut par les familles en manque de magie-de-Noël, n’a pas la même problématique de remplissage que le Palais des congrès. Il n’en demeure pas moins qu’on en prend plein les mirettes pour pas un rond.

 

L’art suprême du divertissement

La distorsion narrative accélère les séquences d’actions (le must est le baiser donné par le prince : une minute plus tard, la princesse est débout, a secoué ses parents et a obtenu leur accord pour épouser le prince, qu’elle ne connaît donc pas depuis deux minutes) pour prendre son temps dans les scènes d’apparat. Le prologue, où les fées se succèdent pour faire chacune un don à la princesse Aurore, est prétexte à moult variations et mouvements d’ensemble – au point que le précipité qui suit provoque le doute : serait-ce l’entracte ? L’histoire se déroule ensuite en deux actes, laissant le troisième libre pour célébrer le mariage lors d’un grand bal où défile tout le gratin.

Sans cesse distrait par l’entrée d’un nouveau personnage ou de nouvelles formation, le spectateur en oublie de s’ennuyer. On est rassasié depuis longtemps mais il y a toujours une gourmandise qu’on n’a pas goûtée pour masquer l’écœurement dans lequel nous a laissé la précédente. Plus de place pour la bûche ? On passe aux fruits confits ! Noureev adopte la même technique que pour le réveillon : les perruques sont too much ? Habillez les danseurs en rose bonbons, les perruques n’y paraîtront plus. Et pour effacer ce pastel, faites appel aux pierres précieuses criardes. More is less.

 

Dancing in awe

Awe : crainte et admiration. Les yeux du spectateur pétillent, la gorge du danseur se noue. Ou plutôt de la danseuse qui, de l’adage à la rose, voit surtout les épines. Le sourire ultra bright ultra figé d’Aurélia Bellet m’a fait poser les jumelles : il n’est pas très charitable de scruter une danseuse dans une prise de rôle pareille où, à peine mise en jambe, elle est déjà en plein morceau de bravoure. De fait, la princesse a bien du mal à se passer du soutien de ses soupirants et n’a pas franchement l’attitude royale. On serre les fesses pour elle, en priant pour que ça passe – tant et si bien qu’un adage à la rose se révèle plus efficace qu’une séance de stimulation abdominale avec ces appareils pourvus de ronds à patcher sur le corps, qu’on trouve dans les catalogues de vente par correspondance. Sitôt l’adage terminé, tout s’arrange pour l’héroïne, qui débute la variation suivante par un magnifique équilibre arabesque. Le spectateur se contractera encore une ou deux fois, lors de tours en peu trop entraînants, par exemple, mais se trouve globalement prêt à apprécier le jeu très frais de la princesse et les variations de ses invités.

 

La cruauté des contes ou du tsar ?

Les fileuses du royaume épargnées après avoir été condamnées à mort car prises en flagrant délit de port de quenouille ; pas de viol mais un chaste baiser pour réveiller Aurore ; une fin heureuse, où ils se marièrent et eurent beaucoup d’animaux… cette version est somme toute conforme à l’esprit Disney. Le sadique, dans l’histoire, est sans conteste Noureev : il a transposé la cruauté des contes dans la danse en chorégraphiant des variations franchement ingrates. Pleines de changements de directions en contradiction avec l’élan du corps, de sautillés sur pointes, de dentelles techniques, elles paraissent au mieux de simples danses un brin maniérées, au pire de plats enchaînements quelque peu désordonnés. Comment voulez-vous ne pas réveiller chez la balletomane le goût du pinaillage ? Ouh, les deux poum poum bien distincts des pointes à l’arrivée d’une sissonne, censée se fermer sur les deux pieds en même temps… Mais peut-être est-ce là une manière d’éviter la virtuosité tape-à-l’œil et de s’assurer que les interprètes ne volent pas la vedette au spectacle lui-même. Un raffinement suprême pour l’avant-dernier ballet de Noureev, qui devait savoir que, pour le « grand public », la danse doit avant tout être un grand spectacle divertissant. Et pour la balletomane qui découvre ce plaisir nouveau1

 

… Noureev will be Noureev

Est-ce la proximité temporelle ? Je ne peux pas m’empêcher de voir le tigre de La Bayadère dans le chevreuil de La Belle, et l’Idole dorée dans l’Oiseau bleu, comme variation masculine ayant tendance à éclipser les solistes principaux. C’est la structure des grands ballets du répertoire qui vaut ça, me direz-vous, et l’on pourrait aussi voir dans les dessins des ensembles les figures géométriques des cygnes, utilisées de manière encore plus fluide et dynamique – raison pour laquelle voir le spectacle du second balcon reste plaisant, même si la hauteur « aplatit » la danse. Ma position surplombante m’a d’ailleurs rendue plus admirative encore d’Axel Ibot, qui semblait vraiment voler dans l’Oiseau bleu. Je l’aurais volontiers étoilisé, tenez ! Mais la prestation princière de Vincent Chaillet n’a pas suffi à confirmer les rumeurs sur la nomination du premier danseur, alors un sujet, on a le temps d’y penser… Puisqu’on est dans le name dropping, je me dois de mentionner Charline Giezendanner, parfait canari. Comme quoi, les noms d’oiseaux… Il ne reste plus qu’à espérer que le petit page, tombé raide évanoui sur le nez, se soit vite remis pour que tout le monde ait effectivement passé une bonne soirée.

 

1 « Je n’avais encore jamais croisé sur ma route un ballet qui me remplisse de joie sans faire appel ni à la pureté du style, ni à l’émotion, ni à la moindre faculté cognitive. » Impressions Danse 
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