La voie humaine


Les cinquièmes loges, pas le septième ciel

Je testais pour la première et probablement la dernière fois les cinquièmes loges, où nous étions seuls, Palpatine et moi – pas seulement dans notre loge : dans tout l’étage. Pas de moquette, des câbles mal scotchés sur lesquels je manque de déchirer mes collants… on a l’impression d’assister à l’opéra en contrebande depuis un placard. C’est amusant quelques minutes, mais vite épuisant : la seule manière de lire en partie les surtitres est d’avoir la tête allongée sur la rambarde – à genoux par terre, donc. J’ai tenu pendant le Bartók en me disant qu’ensuite, cela chanterait en français dans le texte, mais la diction de Barbara Hannigan, sans être mauvaise, n’est pas assez claire pour pouvoir se passer de surtitres. Au Cocteau, j’en avais plein le dos. Heureusement que Palpatine était là pour me le faire passer.


Double bill, double peine

D’autres l’ont déjà dit mieux que moi, mais je plussoie : enchaîner un opéra lourdement chargé d’un point de vue symbolique avec une pièce prosaïque, presque anecdotique, est une aberration : la seconde paraît bien fade, après avoir privé le premier de la résonance dont il avait besoin.


Warlikowski, il a tout compris

La mise en scène n’est pas affreuse, n’est pas mauvaise, mais c’est presque pire : elle est médiocre. Habillée d’une robe verte criarde, Judith est transformée en séductrice un peu âgée, un peu vulgaire à continuellement se jeter sur Barbe-Bleu – ce qui, tout en étant juste, émousse la violence psychologique du cheminement : tout est trop vite montré, sans laisser de place à l’ambiguïté ni même créer un contraste entre ce qui se passe et ce qui se dit, la frontière étant trop marquée entre les protagonistes à l’avant-scène et les salles ouvertes derrière. Quant à la Voix humaine, c’est téléphoné : Warlikowki essaye de prolonger le symbolisme en faisant trainer un mec sanguinolant dans les décombres du château de Barbe-Bleu, mais ce meurtre symbolique dramatise une histoire dont le drame est justement d’être anecdotique. C’est la légèreté de l’amant qui part pour une autre maîtresse qui est insoutenable. C’est d’attendre au bout de fil qu’il raccroche, qu’il coupe la ligne et acte ainsi la rupture. Alors le meurtre symbolique de l’amant, forcément, ça plombe un peu l’opéra-conversation téléphonique sans pour autant lui donner du poids : les cris de la dame en deviennent même un peu ridicules (alors qu’ils devraient probablement être ridicules et pathétiques, au sens noble du terme). Mais voilà, coupure de la conversation téléphonique = fin de la relation = disparition de l’être aimé = mort symbolique = mec sanguinolant. Alors Warlikowski, c’est cool de voir que t’as tout compris, hein, mais c’est pas cool de nous le balancer comme ça de but en blanc. Ce n’est pas qu’on se sentirait vexé de voir nos capacités d’interprétations à ce point sous-estimées, mais presque. Sans rancune, bisous.


Barbe-Bleue

Je râle mais belle trouvaille que les panneaux qui sortent du mur/coulisse et glissent, l’un après l’autre, découvrant les salles ouvertes par Judith. Et toujours ce cheminement symbolique-psychologique extraordinairement juste :

  1. Salle de torture, barrière pour dissuader l’autre d’approcher. Salle de torture avec baignoire. Le petit Warlikowski aurait-il un jour glissé dans son bain, entraînant un traumatisme durable qu’il lui faut expulser sur toutes les scènes d’opéra ?

  2. Salle d’armes, à couteaux tirés : Barbe-Bleue fait le porc-épique autant qu’il peut. Il s’agit d’être repoussant – pour ne pas risquer d’être touché.

  3. Salle au trésor version vitrine de chez Cartier. Frémissement de Judith. La richesse de l’autre se dévoile sous ses yeux : comment ne pas y voir sa curiosité cautionnée ? Et pourtant… Les colliers n’ont jamais tant ressemblé à des laisses quand Barbe-Bleue lui passe la corde perlée au cou. (NB : penser à vérifier s’il y a déjà eu des versions SM de cet opéra.)

  4. Jardin, on respire enfin. Judith oublie que pénétrer dans le jardin secret de l’autre, c’est risquer de marcher sur ses plate-bandes. Heureusement, même chez Warlikowki, les jardins ont encore des fleurs. Et c’est joli. (Quand même, je suis un peu déçue ; on aurait pu avoir un champ de robinets.)

  5. Royaume. L’autre recèle des espaces que l’on découvre de plus en plus vastes et que l’on a, partant, toujours envie d’explorer plus avant. Mon royaume pour… une télé. On aurait pu avoir Internet pour faire fenêtre sur le monde, mais non, une télé. Diffusant certes des images de (La Belle et) la Bête. De Cocteau. Qui a rédigé le livret de La Voix humaine. C’est bon, vous l’avez ?

  6. Lac de larmes. C’est le risque, lorsque la curiosité part en roue libre ; on n’est jamais certain de ne pas tomber sur quelque chose qui pourrait nous ébranler – voire que l’on pourrait ne pas supporter. Cette salle-ci existe, je le sais, mais si celui qui a failli s’y noyer décide qu’elle doit rester fermée, qu’elle le reste. Les larmes ont dû sécher, parce que je ne me rappelle plus de ce qu’il y avait entre les panneaux transparents…

  7. L’horreur de découvrir les trois ex-femmes… dans d’affreuses robes vivantes. Ce sont elles qui ont amassé les trésors de Barbe-Bleu, arrosé ses fleurs, agrandi son royaume ; elles qui ont fait de Barbe-Bleu celui qu’il est. Sans elles, son château est noir, aussi nu que l’appartement de Ted dans How I met your mother quand Robin lui demande de se débarrasser des cadeaux de ses ex – tout ou presque venaient d’elles. Le Styx de larmes franchi, Judith est perdue, remisée aux côtés de ces autres femmes qu’elle pensait, qu’elle espérait, mortes et enterrées, quand elles étaient tout au plus enfouies dans le cœur de Barbe-Bleue. Quelle idée d’ouvrir cette porte, Judith. Quand je l’ai vue entrouverte, je me suis empressée de m’y adosser pour la fermer et, appuyant de toutes mes forces pour qu’elle le reste, je prie pour ne pas m’être trompée sur son sens d’ouverture et y basculer. Même si cela rend la personne plus belle d’être capable de tant d’amour pour d’autres, de ne pas les avoir transformées en fantômes, il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas savoir à défaut de savoir vivre avec. Ne pas demander de preuve, ne pas demander les clés, quand on a déjà suffisamment d’espace où vivre à deux en étant heureux. La vérité n’est pas la clarté, c’est l’aveuglement de poursuivre alors qu’il n’y a pas de lieu. Œdipe ne nous en avait-il pas averti de ses yeux crevés ?

    Sans doute faisais-je et fais-je probablement encore partie des gens désignés par La Voix humaine : « Pour les gens, on s’aime ou se déteste. Les ruptures sont des ruptures. Ils regardent vite. Tu ne leur feras jamais comprendre… » (À Warlikowski, c’est sûr, puisque chez lui, un homme qui rompt est un homme mort.) J’ai trouvé ça bizarre la première fois que je l’ai entendu, mais peut-être n’y a-t-il pas plus de rupture que de cadavres dans le château de Barbe-Bleue, que c’est simplement un désir d’amenuiser la réalité. « Écoute, chéri, puisque vous serez à Marseille après-demain soir, je voudrais… enfin j’aimerais… j’aimerais que tu ne descendes pas à l’hôtel où nous descendons d’habitude… Tu n’es pas fâché ?… Parce que les choses que je n’imagine pas n’existent pas, ou bien, elles existent dans une espèce de lieu très vague et qui fait moins de mal… » Une pièce que l’on tient fermée au fond d’un château, par exemple.


Atelier mise en scène

Un peu déçue que la mise en scène ne me replonge pas dans les délices de la terreur éprouvée lors de ma découverte de l’oeuvre, j’ai commencé à me demander comment je m’y prendrais si je devais imaginer une mise en scène de cet opéra. Ce n’est pas commode, il faut bien l’avouer. Ce qui présente deux avantages : être un peu plus clément avec Warli (mais pas trop, parce que c’est quand même son métier), et s’occuper. Est-ce qu’on met des portes ou pas ? La notion de seuil est belle, tout de même. Et dans quel sens placer quelle porte : une porte que Judith pousse, c’est une résistance de Barbe-Bleue qu’elle enfonce ; une porte qu’elle tire, c’est une découverte qu’elle a souhaité de toutes ses forces et qui l’éloigne de Barbe-Bleue – un découverte repoussante, qu’après moult réflexions, j’aurais tendance à préférer pour la dernière salle plutôt que pour la première. Et les salles ? Je brode sur les salles à roulette que j’ai devant le nez en les plaçant mentalement perpendiculairement à la scène, de jardin à cour, comme on lit de gauche à droite. Il faut que Judith y passe. Qu’elle traverse la deuxième et en ressorte avec une arme, une arme avec laquelle elle menace Barbe-Bleue. Peut-être même qu’on pourrait brièvement voir la tête de Jochanaan-Barbe-Bleu sur un plateau, histoire que Judith se révèle comme Judith devant un Barbe-Bleu de peur – à distance, côté cour, espérant et craignant tout à la fois l’avancée de Judith. À mesure que Judith avance dans les salles suivantes, le trésor, le jardin, le royaume, il faudrait que la lumière augmente peu à peu, comme le soleil qui se lève, et atteigne midi au-dessus du lac de larmes. À l’ouverture de la dernière salle, la lumière devient aveuglante, perçant pourquoi pas en plein estomac l’immense silhouette d’un homme. Simultanément, dans un dernier élan pour se rapprocher de Barbe-Bleu, Judith trop avide le dépasse (et, tandis qu’elle est enfin parvenue côté cour, Barbe-Bleu se retrouve côté jardin – sur une passerelle, peut-être, à cause de Nietzsche). À mesure que les femmes s’éloignent, la lumière reflue, jusqu’à la quasi-obscurité lorsque vient le tour de Judith. Son corps a déjà disparu ; ne reste plus que sa voix, humaine, trop humaine.