La narratrice se réveille dans un aéroport avec un double passeport et une amnésie sévère : on suit ses mille hypothèses pour retrouver son identité et se réapproprier sa vie. C’est drôle et brillant. Trop même, au premier abord. Il m’a fallu arrêter, oublier l’effort qu’il me semblait devoir fournir, puis reprendre et trouver le rythme juste pour se laisser griser par le staccato des mille boucles à la Tristam Shandy, sans prendre de vitesse le flux de conscience, au risque de ne plus voir la technique que comme artifice. Quand on arrive à garder le rythme, c’est jubilatoire. Frétillement maximal quand je crois détecter une référence à Piège pour cendrillon, roman de Sébastien Japrisot où la narratrice se réveille elle aussi amnésique, sans savoir si elle a été la victime ou l’instigatrice d’une tentative de meurtre (lisez-le aussi).
La virtuosité narrative de Nina Yargekov, déjà à l’oeuvre dans Tuer Catherine et Vous serez mes témoins aurait pu se refermer sur elle-même ; on n’aurait même pas pu lui en vouloir, on serait tombé dans le piège du narcissisme autoréférentiel avec elle. Sauf qu’à suivre le lapin blanc, on débouche ici sur un autre monde, sans rien avoir vu venir : le nôtre. Nina Yargekov a le génie d’attribuer une nationalité imaginaire à la narratrice, franco-yazige : voilà nos préjugés court-circuités. On est un peu perdu face à cette petite nation inconnue au bataillon, la Yazigie (que j’ai mentalement prononcée Yaziguie tout au long de ma lecture), avec son langage bizarre et ses génies mathématiques ; on ne sait que penser de l’immigration des parents de la narratrice – émigration politique, économique, professionnelle ? On n’en pense rien, en fait, pris de court face à l’imaginaire, et ça fait énormément de bien, cette suspension involontaire du jugement. Ce n’est que dans la seconde partie du livre qu’un pays réel s’y substitue, la France devenant à son tour une drôle de nation imaginaire, la Lutringie ; et là, ça fait mal, avec la cohorte de préjugés qui viennent se heurter à la neutralité bienveillante mise en place dans la première partie. Je ne vous parle même pas de la délicieuse petite pirouette narrative qui boucle le roman.
Non, vraiment, mon seul reproche, c’est qu’on perd en cours de route Petitetaupe, peluche bien vivante avec qui converse la narratrice. Même pas une carte postale.
Je voulais vous toucher quelques mots de mes lectures de l’année 2020, mais vu qu’on est déjà en février 2021 et que chaque tentative d’entrefilet se mue en chroniquette complète, je vais lâcher prise, et vous laisser avec cette mosaïque. (Il n’est pas dit que, par esprit de contradiction, des chroniquettes ne se mettent pas à pointer le bout de leur nez à sa suite ; je les rajouterai alors en lien).
Quelques tendances de mon année 2020 :
actualité rupture avec Rupture(s) (++), Un vertige (-), Les Jours de mon abandon (+), contrebalancée avec de la passion et du sexe : Les Vaisseaux du coeur, L’Amant de Lady Chatterley, Jouir (et Love Story pour le mélo) ;
le talent de jeunes femmes que je suis sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années, avec L’Île longue, de Victoire de Changy, et Les Tombes, de Madeleine Roy ;
la poursuite d’auteurs que je ne suis pas prête de laisser tomber : Maylis de Kerangal, Sophie Chauveau, Léonor de Récondo, Alessandro Baricco, Simone de Beauvoir ;
une découverte qui hante : Svetlana Alexievitch avec La Supplication.
J’ai trouvé ça trop appuyé à la lecture, mais finalement, ça pourrait être le mantra de mon année 2020.
Le jour où elle n’a pas fait Compostelle, de Beka, Marko et Cosson
Cet ouvrage fait probablement partie de ces bande-dessinées didactiques où le dessin aère davantage le texte qu’il ne fait corps avec lui ; on pourrait presque s’en passer. On ne s’en passera pas, pourtant, parce qu’il supporte le texte de la même manière que la marche supporte la réflexion, la met en branle et l’entretient – tant pis si, par moment, on oublie le paysage qu’on traverse ; il s’imprime en nous autrement, tissé dans les pensées auxquelles il a permis de s’épancher. (Spéciale cacedédi à Klari)
Le jour où elle n’a pas fait Compostelle est la suite de Le jour où le bus est reparti sans elle. Il y est cette fois questions d’influences, que l’auteur se garde de cataloguer comme bonnes ou mauvaises en leur substituant un nouveau terme, les aimants. Au gré d’une randonnée, la vie est passée au crible de ce champ magnétique métaphorique : il y a ce qui nous aimante et nous aide à ne pas perdre le nord, ce qui nous aimante jusqu’à nous faire perdre toute capacité d’action, et ceux qui s’aimantent avec nous, augmentant à la fois l’attraction (d’une idée, d’un produit ou d’une voie) et notre sensation d’appartenance, mais rendant aussi le grégarisme plus difficile à éviter. Bref, trouver sa voie ne se résume plus tant à trouver un chemin qu’à s’y tenir, à juste distance d’aimants contradictoires.
Sauf imprévu, de Lorem Canottière
Les paysages intérieurs m’ont perdue en chemin (je n’ai rien compris, je crois ?), mais j’ai admiré la couleur vibrante des paysages extérieurs.
C’est aujourd’hui dimanche, de Mary Aulne et Clémentine Pochon
C’est l’histoire troublante d’un camp à l’époque de l’Occupation, mais… en zone libre. Il a hébergé des étrangères qui n’avaient aucune raison d’être mises en prison, mais que les autorités ont voulu maintenir à l’écart de la population -jusqu’à ce que ça dégénère et que le camp d’internement (soi-disant de réfugiées) devienne une étape vers les camps de concentration.
Tout est narré d’après les souvenirs de la petite Hélène, point de couleur vibrant dans un univers gris, protégée autant que faire se peut par sa mère. Ce point de vue permet de tout évoquer sans rien appuyer : on voit d’autant plus intensément ce qu’elle ne fait qu’intuitionner.
Formica, une tragédie en trois actes, de Fabcaro
A ce niveau, ce n’est plus du second degré, mais de l’alcool à brûler – qui décape un banal déjeuner de famille jusqu’au nonsense le plus loufoque qui soit. Spot-on, cruel et réjouissant.
Alt Life, de Falzon et Cadène
Vous voyez les capsules et l’univers de synthèse dans Matrix ? C’est un peu le point de départ de cette BD, à la différence près qu’il ne s’agit pas d’en sortir mais d’y rentrer : l’environnement s’est tellement dégradé que la population place ses espoirs de vie meilleure dans cet univers mental parallèle. On suit les deux pionniers qui expérimentent cette nouvelle manière de vivre et, passée la phase euphorique à incarner leurs fantasmes les plus fous, tentent d’apprivoiser l’insoutenable légèreté d’une vie sans contraintes. Jusqu’au retour nécessaire du hasard et du lien.
(Aucune affinité avec le trait, mais sacrée construction.)
Les Croqueuses, de Karine Bernadou
Le trait croqué m’attirait, mais les saynètes ne m’ont pas fait rire comme elles l’auraient probablement fait il y a encore quelques années. Cela m’a semblé au mieux vaguement drôle, au pire navrant.
Le Jardin de Rose, d’Hervé Duphot
Il faut cultiver son jardin… quitte à ce que cela soit d’abord celui d’un autre : pour rendre service à Rose, qui a des soucis de santé, Françoise investit la parcelle qui a été octroyée à son amie après des années d’attente. Suite à un quiproquo qu’elle ne rectifie pas, Françoise se fait passer pour Rose auprès des membres du jardin partagé et, sous cette identité d’emprunt, va découvrir que la sienne ne lui correspondait plus. Sans connaissance ni main verte, elle se lance dans un domaine nouveau pour elle et, de bâchage en plantation, d’erreur en rencontres, se met à cultiver un autre jardin qu’elle ne savait pas avoir abandonné.
Moderne Olympia, de Catherine Meurisse
On se fait une toile ? Catherine Meurisse fait son cinéma dans le musée d’Orsay, devenu studio de tournage où les peintres sont des réalisateurs et les figurantes se promènent nues, accompagnées de leurs chérubins. Le délire reste cohérent de bout en bout, d’une inventivité folle. Comme sur les tableaux, il y a des seins et du cul partout, décomplexé, cash même, mais les situations sont beaucoup trop drôles, beaucoup trop bien trouvées et croquées pour qu’il y ait le moindre soupçon de vulgarité. J’ai essayé de faire durer le plaisir en détaillant le trait, en suivant les contours de l’allégresse, les expressions impayables, mais c’est juste jouissif : le plaisir est trop grand, on se laisse entraîner jusqu’à la fin.
Si Orsay est aussi votre musée préféré, foncez.
Bouche d’ombre : Lou 1985 (tome 1) et Louise, 1516 (tome 4) de Maud Begon et Carole Martinez
J’ai lu les tomes dans le désordre (un bon prétexte pour tout relire), mais quel plaisir de se perdre dans cette série où le fantastique se mêle à l’histoire (histoire littéraire, de l’art, des sciences…) et de psychologie. J’adore le trait, les attitudes et postures de Lou. Ce n’est pas encore cette fois-ci que je résisterai à une héroïne rousse.
Et la bulle suivante : « Plus long était le support, plus petit était l’outil, et plus longtemps je pouvais rester là-bas. » En somme, tout le contraire de la pratique artistique réalisée pour produire une oeuvre ; l’oeuvre est ici un à-côté résultant de l’activité.
Enferme-moi si tu peux, d’Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin)
En voyant qu’il était question d’art brut, j’ai immédiatement pensé au récit d’Eli sur sa visite au musée de Lausanne – puis souri en voyant que l’ouvrage était effectivement préfacé par le conservateur dudit musée. Je crois n’être pas allée jusqu’au bout de cette introduction théorique. Bien plus intéressantes sont les vies dessinées d’Augustin Lesage (ouvrier à la mine, qui se met à dessiner sous influence surnaturelle), de Madge Gill (idem, dessin sous influence), du Facteur Cheval (un original qui a passé son existence à construire un improbable palais avec des pierres ramassées lors de ses tournées), d’Aloïse (enfermée pour schizophrénie, dessinatrice), Marjan Gruzewski (trahi par sa main qui ne lui obéit plus, il dessine dans des états de transe) et Judith Scott (plasticienne trisomique qui tisse des cocons autour d’objets qu’elle fait ainsi disparaître).
Leurs parcours et la qualité artistique intrinsèque de leur production sont variables, mais tous ont en commun une certaine « folie » (avec mille guillemets, assimilée ou non à une pathologie) qu’Anne-Caroline Pandolfo prend soin de replacer dans un contexte familial, historique ou sociétal : à mesure que se juxtaposent les portraits, on prend conscience que ces histoires qui semblent éminemment individuelles, exceptionnelles, fonctionnent comme des révélateurs en creux d’une normalité difficilement soutenable. La folie, décrétée ou simulée, devient une soupape de sécurité, à la fois pour les artistes, qui y trouvent une échappatoire à leur condition, et pour les autres, qui n’admettent les créations de ceux qu’ils ont marginalisés qu’à la condition de les penser comme indépendantes de leur volonté (ils dessinent en transe, sous la dictée de, sont traversés par, des médiums : la maladie redouble la figure de l’artiste inspiré).
// Jouir, de Sarah Barmak : un essai prêté par JoPrincesse, qui fait halluciner sur le degré de méconnaissance médicale du sexe féminin par rapport au reste du corps (ou au pénis), et donne envie de se pencher sur le tantrisme et tout ce qui a trait au sexe sans se résumer à la pénétration. // Beaucoup aimé que l’auteur ne soit pas dupe de ce qu’elle rapporte (le récit de la séance tantrique en plein festival de Burning Man est assez génial : « J’ai l’impression d’être dans une église baptiste en train d’écouter Jésus Clit me faire un argumentaire marketing. » Jésus Clit!), sans jamais que ce scepticisme barre la voie de l’exploration. Sous-entendu : ok, y’a plein de hippies barrés, mais peut-être qu’il y a quelque chose à en tirer, quelque chose à prendre (qu’on ne trouvera pas via la science ou le porno). // J’ai atteint (en dehors du domaine sexuel) un stade où se joue quelque chose de cet ordre : tout en refusant de tomber dans l’irrationnel, je lorgne tout de même vers des pratiques / croyances / thématiques qui s’en approchent, quelque chose qui n’aille pas contre (in-, irr-) mais appartienne à un autre régime (a-). Probablement une aspiration spirituelle dévoyée qui guette tout agnostique.
//Les Ritals, de Cavanna : je connaissais l’incipit, donné comme extrait-exemple de pacte autobiographique au collège et au lycée. En prépa, ça avait arraché au prof un non, quand même… (m’enfin, aurait ajouté Gaston). L’ayant lu, ça me fait marrer de l’avoir introduit en contrebande dans une dissertation. Bien trop populaire pour un salon littéraire. On veut bien s’encanailler auprès de Céline parce que c’est sulfureux, mais un franc-parler similaire qui ne crache pas de manière systémique sur l’univers et qui, surtout, se mâtine de patois italien, tou n’imagines pas mettere ça dans oune dissertation. // Ça fait rire, et parfois bien jaune : sous la bonhomie, y’a le malheur et tout ce qu’on balance sur les autres pour l’oublier. Comment vous dire qu’on est loin de MeToo et du politiquement correct, avec des jeux d’enfant qu’on qualifierait aujourd’hui d’agressions sexuelles, et un argot bien xénophobe comme il faut. // Ça m’a gavée ou écoeurée par moments, faut bien avouer (si vous le lisez, sautez le chapitre sur la syphilis), surtout que ça ne va nulle part : c’est une tranche-parpaing de vie. Mais y’a un ton, c’est indéniable, et le gloubigoulba franco-italien est plutôt fun quand on joue sur Duolingo en même temps.
Avec un paquet de vieux mètres, papa en fait un neuf. […] « Papa, pourquoi ils se suivent pas, les numéros ? » […] « Ma, qué nouméros ? – Les numéros sur le mètre. Là, il y a 60, et juste après il y a 25, et juste après 145… – Ma, qu’est-ce qué t’as bisoin les nouméros ? Tou régard combien qu’il y a les branches, et basta, va bene. Quatre branches, ça veut dire quatre-vingts. Ecco. Pour les pétites centièmtres toutes pétites qui sont en plus, tou comptes avec le doigt, à peu près, quoi, voyons, faut pas perdre le temps à des conneries, qué le plâtre, lui, tou sais, le plâtre, il attend pas, lui. » Je pense que papa, ce jour-là, a flairé que son piston (il n’a jamais bien discerné, à l’oreille, la différence entre piston et fiston) avait déjà un pied chez les bureaucrates.
// Bref, une lecture de métro (mais si, vous savez, le bouquin qui peut se lire par mini-tronçons, en parallèle d’un autre), que j’ai pas mal laissée trainer avec l’arrêt des transports. // Récupéré dans la bibliothèque de mon arrière-grand-mère.
// D’habitude, dans l’auto-fiction, ce sont les morceaux de fiction qui créent une petite déception lorsqu’ils se détachent de l’expérience vécue – comme dans La Vocation, à la fin de laquelle Sophie Fontanelle rectifie le nombre de soeurs et précise que, non, la rencontre avec un grand nom de la couture n’a pas eu lieu : c’est le destin qu’on égratigne. // Dans Marcher jusqu’au soir, j’ai fait l’expérience inverse : le regret s’est pointé lorsque j’ai pris conscience que la nuit passée au musée par la narratrice n’était pas une expérience de pensée, mais bien une expérience vécue, organisée même, commanditée, ne reculons devant rien. Le livre que j’avais dans les mains était un livre de commande (j’aurais dû m’en douter, avec le pictogramme Ma nuit au musée sur la couverture) : c’est avec la fiction, cette fois-ci que s’envolait la nécessité. Cela m’a contrariée, même une fois dépassée la mention du papier (et non du roman) que Lydie Salvayre s’était engagée à rédiger. Elle s’est sort bien pourtant ; c’est adroit, on sent le métier, l’intelligence qui retombe sur ses pattes. Malgré tout, ce n’est pas le récit personnel de l’expérience que j’ai pu apprécier ; c’est paradoxalement la partie la plus obligatoire, celle sur l’oeuvre – de Giacometti plus que de Picasso (qui surgit en habile contrepoint à la fin).
// Giacometti et moi, c’est comme la nuit de Lydie Salvayre au musée : une non-rencontre. La première fois que j’ai vu ses sculptures, et la seule je crois, Palpatine s’était arrêté devant dans un musée à Berlin ou à Vienne : son ex adorait Giacometti, mais ni lui ni moi ne comprenions vraiment. On avait contourné les oeuvres sans nous attarder, un peu perplexes. // J’avais oublié jusqu’à son nom, jusqu’à lire les mémoires de Simone de Beauvoir, Simone à la dent dure, aux yeux de qui peu de personnes trouvent grâce : Giacometti était de ce peu-là. Mon cerveau l’a ressorti des affaires classées pour le mettre au purgatoire des on verra un jour, peut-être qu’on verra. // Je n’ai pas revu ses sculptures depuis. Il est probable qu’elles ne me feront toujours aucun effet. Marcher jusqu’au soir sera alors à ranger aux côtés des romans de Sophie Chaveau, qui m’ont fait croire que je pouvais m’enthousiasmer pour un art auquel, la lecture finie, je demeure insensible. L’émotion par procuration.
Ce qui a racheté l’errance du récit pour moi, ce sont les réflexions sur l’échec : elles m’ont sonnée, ont résonné sévère. Mindblown, comme on hashtaguerait sur Twitter. Soudain l’échec n’est plus vu comme fin (une impasse), mais comme condition du recommencement : on recommence parce qu’il est impossible d’aboutir, et que, ce faisant, le sujet n’est jamais clos, mais au contraire toujours à explorer. Ca me sidère un peu, mais wow, j’aimeras trouver ça :
s’acharner passionnément et sans perdre courage pour une fin qu’il savait par avance perdue
Sans perdre courage. Tout en sachant.
Je vous laisse sur ces extraits :
Je le soupçonnais même de saborder délibérément certaines de ses pièces, de faire délibérément des gestes malhabiles, dans le but d’exercer son art d’échouer. Je pense qu’il voulait se prouver de la sorte que ce que l’on taxait d’impossible restait toujours à tenter, toujours toujours toujours, qu’il état au fond le seul pari qui vaille, ce à quoi je souscrivais à cent pour cent. Qu’il était le seul pari qui vaille, tout en sachant qu’au final il serait, nous serions rendus au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre.
[…] figurer un visage constituait pour lui un projet devant lequel il ne pouvai qu’échouer, un projet impossible au regard de la perfection rêvée, un projet impossible autant que désirable et qui le requérait impérativement.
Il fallait qu’il continue d’échouer, avec courage, avec patience, avec un inflexible entêtement, jusqu’à atteindre , un jour peut-être ou peut-être jamais au bord du grand secret.
Pour lui l’échec se méritait, il se gagnait de haute lutte, et ce n’était pas de la petite bière. Il fallait déployer une énergie considérable pour en supporter l’épreuve. Réussir, en comparaison, était au fond bien plus aisé. Aussi aisé que conclure. La bêtise consiste à vouloir conclure, avait écrit Flaubert. L’échec délivrait de cette obsession idiote de conclure, cette passion contemporaine. L’échec conférait cette liberté.
Il fallait aller de l’aller obstinément et sans répit, puisqu’aller de l’avant c’était se vérifier vivant.
Première virée à la FNAC depuis des mois. Je sais que ça ne fait pas très bon genre dans la communauté lettrée et bobo, mais les petites librairies indépendantes, ce n’est pas trop mon truc. Mon truc, c’est l’anonymat des FNAC et des Gibert, les supermarchés du livres avec leurs larges rayons où je ne gêne personne, et leurs piles de bouquins qu’on peut soulever jusqu’au dernier pour trouver l’exemplaire sans bosse, sans corne, sans rayure, le plus vierge possible. Là, je peux fureter sans me sentir redevable envers le libraire dont j’encombre la boutique, libre de repousser autant de dos que j’en tire des rayons, et de retourner les premières et quatrièmes de couverture comme des pancakes que j’ai été trop impatiente de goûter et qui ne sont pas encore dorés du tout, sur aucune des deux faces.
Parfois c’est trop, c’est l’errance du mètre linéaire, mais souvent, ce soir en tous cas, c’est la liberté : l’excitation de la rencontre et de la découverte, tous ces possibles enivrants d’histoires et d’émotions et de pensées croisées, de rebonds, d’envies démultipliées ; ce sont les possibles qui se redéploient, et je revis au milieu d’eux. J’attrape, j’ouvre, saute les préfaces, les avant-propos, et lis en diagonale les premières lignes : si elles me font rentrer dans le rang de la lecture ligne à ligne, si ma lecture s’est ralentie sans que j’y prenne garde, je me dépêche de refermer le livre en évitant la quatrième, que je cherche et j’évite à la fois, espérant la confirmation des premières lignes, craignant le faux départ. Je lis outre la quatrième et me saisis du livre aussi vite que je peux pour le dérober à mes hésitations – rester sur l’impulsion.
Cueillette du jour : 3.
Je n’étais pas sortie de la journée. En sortant de la FNAC, j’ai eu une impression de réalité, comme quand, myope, on chausse ses lunettes : le monde dans l’instant est tellement net qu’il en devient flou ; les contours hésitent sur l’objet auquel se rattacher, tremblotent comme les fantômes de cellules qui dérivent dans le champ de vision par forte luminosité. La ville entière se trouve entre deux lamelles de verre sous microscope, les contours mille fois grossis devenus des formes à part entière ; c’est flou à force d’être net.
La conscience tourne sa molette et s’ajuste, et alors c’est fou, soudain, ce qui était décor ou environnement reprend textures ; ce n’est plus le feuillage des arbres qu’on voit en levant la tête, mais des feuilles d’érables, avec leur découpe un peu pointue, individualisées dans la myriade ; il n’y a pas des nuages et du soleil, mais des arêtes d’immeubles plus arrêtées, et de longues traînes de lumières, dégradé d’asphalte et de poussière dorée.
Je me suis assise au bout de l’une d’elle, sur un muret pas vraiment fait pour s’asseoir, et j’ai commencé ma lecture en bas de première page, sans reprendre le paragraphe que j’ai lu trop vite debout devant le présentoir des nouveautés poche – juste assez vite en réalité pour me donner envie de lire, là, et même pas de lire, d’être assise dans la golden hour alors que mon horloge suisse interne devrait m’ordonner de dîner.
Assise sous un panneau géant, j’entends les changements de publicité, et moi qui déteste entendre le tic-tac des montres et n’importe quel autre bruit métronomique, cela ne m’agace même pas ; cela me ravirait presque, comme un son que je n’aurais pas entendu depuis l’enfance, masqué par le bruit de l’habitude. J’entends le mécanisme du papier qui roule, et l’oublie à mesure que je tourne les pages. Cela ne dure pas longtemps, je finis un premier chapitre non numéroté, l’heure dorée est passée derrière un nuage, un immeuble, ce n’est plus l’heure : je vais dîner.