Véra Pavlova, animal céleste

8 raisons de tomber amoureuse de Véra Pavlova

1. Elle porte le nom d’Anna Pavlova.

2. Sa photo sur la quatrième de couverture.

3. Elle a écrit ce poème, qui m’a décidée à emporter L’Animal céleste avec moi alors que je le feuilletais debout dans le rayon, hésitante :

Et Dieu vit
que cela était bon.
Et Adam vit
que c’était excellent.
Et Ève vit
que c’était passable.

3. Elle écrit en musicienne, la métrique rigoureuse et a-logique, pleine de dash. Le compte n’y est jamais, mais il est toujours bon :

Pour un quart — juive.
Pour moitié — musicienne.
Pour trois quarts — ta moitié.
Et tout entière — qui ?

En hiver — un animal
Au printemps — une plante
En été — un insecte
À l’automne — un oiseau
Le reste du temps je suis une femme

La balance

Sur l’un des plateaux — la joie.
Sur l’autre — le chagrin.
Le chagrin est plus lourd.
Voilà pourquoi
la joie est plus haute.

4. Elle fait tourner les têtes, a l’art de rendre les syllogismes vertigineux :

Si tu as de quoi désirer
tu auras de quoi regretter
si tu as de quoi regretter
tu auras de quoi te souvenir
si tu as de quoi te souvenir
c’est que tu n’avais rien à regretter
si tu n’avais rien à regretter
c’est que tu n’avais rien à désirer.

Si tu as peur d’oublier — écris.
Si tu redoutes d’écrire — souviens-toi.
Si tu crains de te souvenir — écris.

J’écris. J’ai peur.

5. Rien d’aride dans sa pensée, son esprit est plein de sensualité, et sa sensualité pleine d’humour.

La pensée est imparfaite
si elle ne tient pas en quatre vers.
L’amour est imparfait
s’il ne tient pas dans un seul ah !
[…] La vie est incomplète
si elle ne tient pas dans un seul oui.

Ils s’aiment. Ils sont heureux.

Lui :
— Quand tu n’es pas là,
c’est comme si
tu t’étais retirée
dans la pièce voisine.

Elle :
— Quand tu t’en vas
dans la pièce d’à côté,
c’est comme si
tu n’étais plus là.

Il m’a regardée
à pleine bouche
et m’a embrassée
sur le bout du nez.

Debout devant le miroir
j’apprenais à dire non.
Non. Non. Non.
Mais le reflet disait :
Oui.

Andreï et moi, on se promène en barque.
Andreï et moi, on nage vers l’île.
Andreï et moi, on s’allonger sur l’herbe.
Andreï et moi, on regarde le ciel.

Soudain — son visage à la place du ciel.
Au lieu du soleil — des lèvres rouges.
[…]

(Rien qu’à la répétition, aux actions, on sait où ça va mener
dénouement sûr mais retardé
— prescience du désir qui le fait advenir.)

6. Elle est magnétique d’assurance lorsqu’elle joue à la poétesse fatale, désinvolte.

Oiseaux, cessez de piailler à mes oreilles
Sapins, cessez d’agiter vis bras vers moi
Anges, cessez de m’épier par le trou de serrure des étoiles —
Je ne puis rien faire pour vous !

L’inversion est magnifique !

J’ai brisé ton cœur.
Maintenant je marche pieds nus
sur ses débris.

Border le dormeur dans son lit,
poser un baiser sur son front
et percevoir soudain sur l’oreiller
sa barbe et ses cheveux bouclés
selon le point de vue de Salomé…

[…] Au demeurant, fais comme bon te semble :
c’est à celui qui pleure de commander la musique.

7. Le jeu n’est jamais si futile qu’il ne soit contrebalancé, ancré dans quelque tristesse qui justifie d’en rire pour en sortir.

S’asseoir au bord de la rivière
et jeter dans l’eau ses tourments,
en jeter encore
et les voir voguer
au fil de l’onde
trop légers
pour couler à pic.

Si l’on regard longtemps une fleur
sur le papier peint,
on finit par voir autre chose,
par exemple — une silhouette.
Notre vue nous aurait-elle trompé ?
Ou bien la silhouette serait-elle lasse
de faire semblant d’être fleur ?
Si l’on se regarde longtemps dans le miroir
on peut voir une image
qui n’est pas du tout la nôtre.
Notre vue nous aurait-elle trompé ?
Ou bien la mort
nous a-t-elle approché de si près ?

Ne pas aller en prison
ne pas se couvrir de dettes
ne pas se survivre…
Merci, Seigneur
s’il y a tant de choses
à te demander.
Rêves malpropres, songes creux,
avilissant babil…
Merci, Seigneur
de ne pas m’écouter.

En écrivant un poème
je me suis coupé la paume
avec une feuille de papier.
L’éraflure
a prolongé d’un quart
la ligne de vie.

8. Elle est indéniablement russe.

[…] Chez nous, si tu t’approches d’une fenêtre
et regardes longtemps à travers,
tu es sûr de pleurer.

Le poème est un répondeur téléphonique.
L’auteur s’est absenté. Il y a peu de chances qu’il revienne.
Le cas échéant, laissez un message
après avoir entendu le coup de feu.

Takuboku, ceinture noire de nostalgie

Les Fumées de Takuboku ne sont pas des haïkus mais des tankas, une forme plus ancienne de poésie japonaise, qui obéit aussi à une construction syllabique précise (en 5-7-5-7-7 syllabes). Wikipédia m’apprend au passage que ce ne sont pas vraiment des syllabes, mais des unités phonétiques appelées more. More more please.

Ces considérations formelles ne sont pourtant pas celles qui me viennent à la lecture : les tanka originaux imprimés en regard de leur traduction plantent des torii bancales sur les pages, leurs trois lignes verticales comme des noren à la porte des restaurants. J’ai eu envie de tracer leurs longueurs inégales au stylo-feutre et de toutes les mettre bout à bout, comme une ribambelle de fanions soulevés par le vent, mais me suis fait prendre de court par la date de retour à la médiathèque. Des fois, je me dis qu’il serait plus créatif de prolonger une lecture par autre chose que des mots à son propos.

En trois lignes de Takuboku, le passé te met une petite claque spatio (partie II) temporelle (partie I). Autrefois, il y a trois ans, huit ans… et voilà que le pays se confond avec une jeunesse perdue. La locution revient si souvent que je l’ai cherchée et repérée dans la VO (ce sont les mêmes signes lorsqu’il est question de « son village », au cas où l’on douterait que le pays soit un foyer davantage qu’une nation). C’est un peu comme une énigme de Mickey Mag, sauf que la réponse ne se trouve pas en retournant le livre, il n’y a pas de linguiste pour m’expliquer pourquoi tantôt il y a et tantôt il n’y a pas ce galet refermé d’une boucle, que je soupçonne un moment d’être l’équivalent d’un point médian ou d’un pied-de-mouche (¶) qui sépare les mots ou les unités formelles.

…

Sur ce train le receveur
et soudain revoir
l’ami d’école d’autrefois

…

À la fin des vacances
la jeune enseignante d’anglais
n’a pas reparu

…

Je voudrais à nouveau m’appuyer au rebord
du balcon
de l’école de Morioka

Me revient l’image de la coursive extérieure d’une école où sont effectivement accoudés des élèves, mais impossible de me souvenir dans quel animé. Est-ce une architecture fréquente au Japon, les salles de classe sur plusieurs étages autour d’un patio ?

Au registre des questionnements culturels, je relève aussi  « l’odeur des mochis grillés » : ça se grille un mochi ? Comme des chamallows ?

…

Ces livres qu’alors nous aimions tant
pour la plupart
ont cessé d’être lus

Vous aussi vous visualisez une pile de Bibliothèques roses à couverture rigide défraichie ? (Il manque un mot pour désigner un anachronisme spatio-culturel.)

…

Comme une pierre
dévale la pente
je suis arrivé à ce jour-ci

…

Lui qui m’avait conseillé les œuvre de Su Feng
trop pauvre
dut quitter notre école

…

Mon cœur aujourd’hui encore
sent monter les sanglots
mes amis s’en sont allés chacun sur leur chemin

…

Celui qui calligraphiait si bien ses vœux
trois ans
que je l’ai oublié

…

Mes amies s’en sont allés de tous côtés
huit ans après
ils restent sans nulle renommée

…

Est-il mort le maître qui autrefois
m’a donné
ce livre de géographie

…

La balle
que j’avais lancée sur le toit de l’école
qu’est-elle devenue

…

La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue

Ce tanka a actionné la manivelle d’un orgue de Barbarie qui passait parfois au pied de l’immeuble de mon enfance (ou l’ai-je rêvé ?).

…

Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois à travers des larmes

Il faudrait dessiner un saule dont toutes les lianes seraient le calligramme répété de ce tanka.

…

La pluie tombe sur la ville
je me souviens de gouttes
sur les fleurs violettes des pommes de terre

Ceci n’est pas une pomme de terre, certes.

J’ignorais que les pommes de terre fleurissaient. Fleurissent.

…

Quand je foule la terre de mon pays
pourquoi mon pas devient-il plus léger
et mon cœur si lourd

…

De retour au pays cette douleur en moi
la route a été élargie
le pont est neuf

…

À la fenêtre de ma classe
d’autrefois
une femme que je ne connais pas

De l’autre côté de la fenêtre > de l’autre côté du miroir

…

Une page de biographie à la fin du recueil m’apprend que Takaboku est mort à 27 ans seulement. Tout cette nostalgie qui semblait émaner d’un vieil homme, écrite par un vingtenaire ? Je me suis presque sentie flouée sur le moment, avant de me rappeler que le ressenti n’a pas d’âge, que peut-être à l’échelle de sa courte vue, c’était la même saison ?

Poésie olfactive

Journal de lecture : L’Appel des odeurs de Ryoko Sekiguchi
(l’autrice de Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter)

L’Appel des odeurs : un récit à la première personne. Non, un roman à la troisième. Disons un assemblage de citations et de récits. Des nouvelles, presque. À la troisième personne féminine, comme un seul et même sujet sensible qui se diffracte en diverses personnalités disséminées dans des temporalités et des géographies différentes. Elle : doubles de l’autrice-narratrice, souvent artistes (joaillère, artiste textile, plasticienne, gastronome…). Les citations qui entrecoupent ces vie parallèles sont parfois issues d’autres livres, plus souvent du carnet de notes olfactives de la narratrice. Cette dernière a une passion extraordinaire mais des capacités olfactives lambda, auxquelles on peut s’identifier sans avoir à s’imaginer nez chez un parfumeur ou complice de Jean-Baptiste Grenouille. Ryoko Sekiguchi nous tend ses histoires comme autant de boîtes de thé, et celui-ci ? On met notre nez dedans, on le fronce parfois, parfois ah là il y a matière à infuser, on renifle, on écarte, on s’attarde.

Au cours de ma lecture, je repense à l’exemple d’un ouvrage de cartographie où étaient dessinées en couleur les aires de certains effluves urbains, pain frais, pisse, encens, beuh, herbe tondue, poubelles sorties, friture… Je repense à cette randonnée en altitude en période de règles, où le soufre semblait peu à peu remplacer l’oxygène. Évidemment, je porte le livre à mon nez. L’encre, pas de renfermé : il circule beaucoup, fréquemment emprunté. Qu’est-ce que je sens d’autre ? L’Appel des odeurs est une invitation à élargir son champ de perception olfactif, à tout revisiter par ce prisme non-visuel. Tout un entraînement à mettre en place :

Toute son attention était concentrée sur la vision que lui évoquait cette odeur. Elle se surprit à regretter de ne pas pouvoir écarter les odeurs parasites aussi facilement que l’on déplace un objet pour faire place à un autre.

Sens de l’invisible qui ne se dit pas, l’odorat nous fait prêter attention à une autre couche de réalité. L’adoption de ce sens mineur provoque un décollement poétique. Que sent-on que l’on ne voit pas ? Que perçoit-on que l’on ne sent pas ? Ryoko Sekiguchi a tôt fait de transformer l’odorat en sixième sens, métaphore d’une appréhension synesthésique du monde.

Lorsqu’on dit sentir une présence, que sent-on en réalité ?

(Voilà qui fait écho à ma précédente lecture : que sent La Femme aux mains qui parlent quand elle sent la détresse des animaux ?)

Les odeurs deviennent à la fois ce qui existe et qui n’existe pas. Annonciatrices de ce qui est à venir, rémanences qui persistent après le départ, elles anticipent, prolongent, rêvent la présence. Elles nous installent sur un continuum entre perception et imagination, à la lisière du fantastique, autorisant la métaphore à basculer dans le surnaturel. Tantôt persistante, tantôt évanescente, l’odeur est par essence fantomatique, toujours à la frontière entre ce qui est et n’est pas, plus, a-t-il jamais été ?

La nouvelle où un couple d’amies éloignées (comparées à des oiseaux migrateurs <3) se font à manger l’une pour l’autre la nuit dans leurs rêves qui se répondent m’a ainsi rappelé les nouvelles fantastiques d’Ogawa. M’est également revenue en mémoire la nouvelle que j’avais écrite il y a un siècle (à l’adolescence ?) sur l’utilisation de capsules d’odeurs pour infléchir les rêves.

…

Une sensibilité exacerbée devient facilement pour moi synonyme d’inconfort physique et de psyché épuisée en atermoiements. Dans L’Appel des odeurs, elle semble n’être que sensualité délicate, synesthète. Un peu comme dans les récits sur la haute gastronomie (il y en a d’ailleurs), on y est souvent sur le fil du précieux : perception d’une finesse rare à chérir… ou si perchée qu’elle me lasse. Il en a résulté une lecture à plusieurs vitesses ; j’ai pris mon temps quand ça tintinnabulait délicatement au bon endroit, et accéléré quand les aigus saturaient ma perception.

Parmi les passages dont j’ai pleinement goûté la délicatesse, il y a celui sur le théâtre de Ferrare. Il y a à lire ces quelques pages la volupté qu’on peut trouver à laisser sa main caresser le velours rouges d’une loge.

Lorsqu’elle pénétrait dans ce théâtre, il lui semblait s’introduire chez sa confidente.

Sa peau aussi aspirait à sentir. La suite des dentelles lui apparut alors : une silhouette, avec un décolleté. […] Elle serra les yeux plus fort mais le visage ne se dévoilait toujours pas.
Des applaudissements s’élevèrent dans la salle pour accueillir les musiciens. Comme de petits animaux tapis dans l’ombre, ses doigts enlacèrent plus intensément ceux de la silhouette, dont la peau si lisse lui faisait perdre la tête. Elle crut entender, mêlée aux crépitements des applaudissements, une vois chuchoter qui lui demandait son nom.
À l’instant même où elle allait ouvrir les yeux pour lui répondre, le premier son de l’orchestre retentit.

…

Un photographe m’a dit que le plus difficile à photographier est la température ambiante. […] Deviner la chaleur dans une image.
Ou supposer l’humidité dans un tableau de l’Annonciation ?

…

Être seule la soulageait. La solitude était aussi apaisante et délicieuse que le parfum léger et doux du printemps précoce qui se dégageait de la marmite.

Elle huma le bouillon de toutes ses forces, et le souvenir s’en alla, avant de revenir, persistant, comme une goutte d’encre versée dans de l’eau, qui se met à tourbillonner, rendant le liquide plus opaque.

…

[C’est un cuisinier qui parle] Un jour, j’ai compris que je ne pouvais plus. Ce n’est pas que je ne supportais plus de tuer, car tu sais aussi bien que moi que l’on sent de la vie même dans les plantes. Plutôt comme un petit animal qui n’a plus la force d’aller affronter une bête plus grosse que lui, je n’avais plus la force de faire face à la profusion de la vie, à l’odeur du sang. Je n’en pouvais plus. C’est trop « vivant » pour moi, qui suis maintenant plus proche de l’autre côté.

Parfois, elle lui en voulait même de lui avoir fait cette confession. Ce qu’il ressentait, tous les cuisiniers l’éprouvent. De fait, ce que devraient éprouver tous ceux qui s’alimentent pour vivre était délégué aux cuisiniers.

Cela pourrait constituer le préambule d’un plaidoyer vegan si l’autrice ne se lançait pas dans un exercice de haute voltige pour esquiver la mort et la dissoudre dans la métamorphose — nécessairement ambivalente, comme la poésie et le carnivore dans le déni.

Ma fille, te crevette était délicieuse. Ta crevette était belle. J’ai eu envie de pleurer en la sentant dans ma bouche. Cette chair si onctueuse et si sucrée, je savais que ce n’est qu’en la mordant qu’elle dégagerait son parfum.
[…] Elle était bien là présente, pas comme nous, mais pas morte non plus. Elle était quelque part ailleurs, tout en étant de ce monde.

Une crevette qui ne sera pas morte en vain, en somme. Son âme sauvée par la cause gastronome. (Je plaisante, mais je comprends aussi.)

…Sous ses airs atemporels, L’Appel des odeurs est clairement ancré dans son époque. Le Covid n’est jamais nommé, tout au plus désigné par « la maladie », mais il est présent en sous-texte dans plusieurs récits ancrés dans l’expérience de l’anosmie. C’est là, au creux du manque, que l’aspect synesthésique est le plus flagrant : l’imagination est convoquée pour palier l’absence de l’odorat comme liant entre les autres sens.

Elle ignorait que les odeurs étaient comme des sons. Son univers ne vibrait plus.

Certes, l’odorat ne lui était pas revenu, mais elle avait la sensation qu’une image était enfin projetée à travers la petite lucarne d’où elle regarnit le monde, une image qui avait soudain inondé l’espace autour d’elle, où elle se retrouvait plongée. Elle ne se rappelait toujours pas ce que c’était que sentir comme elle sentait autrefois mais ce n’était plus un problème. L’important était que le peu de perceptions qui lui restait commençait à s’unir.

Elle comprit alors que l’odeur était synonyme de désir. En son absence, il revenait à l’imagination, aux mots et à la tendresse de celui qui cuisine de venir la consoler.

Une gastronomie pour les anosmiques est-elle possible ? 

…

La personne part dans l’au-delà avec ses secrets. Tout ce que peuvent faire les vivants, c’est de raconter des histoires, sans savoir si elles sont vraies ou non.

Le cœur de cette fille était un immense réceptacle, et c’est bien ce qui attirait les hommes. Mais il ne fallait en aucun cas qu’ils s’en aperçoivent, et c’est la raison pour laquelle il créait sans relâche pour elle de nouveaux parfums, pour que les autres se méprennent sur sa fragilité et lui attribuant plutôt un talent de simulatrice avec ses effets olfactifs.

Les acouphènes olfactifs existent-ils ?

Les odeurs qu’on a dans le nez.

Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, la présence des odeurs l’enchantait. Tout semblait émettre un scintillement. Une chaleur. […] Elle se sentait entourée par tellement de choses. C’était comme être de retour d’un monde où elle ne voyait plus.

Les tableaux qui véhiculent un message de vanités peuvent être conservés pendant des siècles. 

Je n’avais jamais conscientisé le paradoxe !

…

Les mots sortaient lentement de sa bouche, comme on aligne des pierres que un trait tracé au sol.

Il eut l’ait étonné face à ce cadeau inattendu, puis il la remercia d’un sourire timide. Elle trouvait son sourire magnifique. C’était comme si un arbre lui souriait.

Mieux valait ne pas penser que l’odeur était en train de s’estomper. Sa forêt était entrée dans l’heure bleue.

(L’heure bleue, nous dit-on juste avant, quand les animaux et les oiseaux cessent tout bruit.) Poétiser la disparition pour ne pas souffrir de la perte, cela m’a touchée. Ce récit-là dans son ensemble, en fait : un sculpteur offre à une autre artiste un travail préparatoire qui est en soi une œuvre, une boîte renfermant une forêt sculptée dans un bois odorant. L’odeur convoque le souvenir de leur rencontre de manière extrêmement vivace, davantage que ne le ferait une photographie par exemple, mais cette vivacité est empreinte d’une grande fragilité. L’odeur persiste, semble devoir durer éternellement, survivant même au sculpteur, jusqu’au jour, des décennies plus tard, où elle commence à s’atténuer, s’évaporer. Alors il faut convoquer l’heure bleue, faire sens de ce qui disparaît tout en laissant trace, l’odeur comme présence de celui qui n’est plus là ou plus.

…

Un jour, elle peut le courage de lui avouer qu’elle ne mangeait jamais ces prunes ainsi confectionnées et offertes, par crainte d’en venir à bout. […] Elle avait hésité à le lui dire, pour éviter d’évoquer, fût-ce indirectement, le jour où sa mère ne serait plus.

Sa mère lui avait confié qu’elle n’avait jamais osé les toucher, parce qu’une fois ces prunes mangées, elle n’en aurait jamais plu, sa grand-mère ayant quitté ce monde. « De temps en temps, je ramasse juste un peu de sel qui s’est détaché des fruits, et je le est dans ma bouche. Et j’arrive à imaginer que ma grand-mère est là, le temps que le sel fonde. »

Parmi les chose qu’un personne peut laisser derrière elle, la nourriture est peut-être la plus étonnantes de toutes, car elle est dotée d’une odeur et d’un goût que les vivants peuvent assimiler. Le contact physique est réel. Seulement, on ne peut sentir le goût qu’en la détruisant, alors que son odeur continue d’exister quand on la hume. L’odeur, infiniment résistante et généreuse.

Sans être lié à personne en particulier, mon rapport à la dégustation n’a jamais été si bien exprimé. Comment profiter pleinement de quelque chose qui cesse dans le même moment ? Ce chocolat Patrick Roger n’existera plus jamais quand je l’aurai avalé ; ma dégustation se doit d’être à la hauteur, pour créer un souvenir à la mesure de la disparition, pour la compenser, la combler en quelque sorte. Souvent je laisse ainsi les bonnes choses se périmer, préférant grignoter distraitement une tablette que je sais pouvoir retrouver au coin de la rue à bon marché plutôt que risquer d’échouer à savourer comme il se doit l’exceptionnel en pleine conscience. Je laisse se gâter par peur de gâcher.

…

Elle fermait les yeux et essayait de le défaire des moments de son passé, comme on décolle l’étiquette d’un flacon, pour lui rendre sa virginité. Les paupières closes, elle s’emparait dans sa tête d’un pinceau pour chasser les images qui leur étaient associées, les émotions qui les accompagnaient. […] Peu à peu, comme la lie se dépose au fond d’une bouteille, le pathos fondu dans le liquide se condensait vers le haut du flacon pour s’échapper.

Extraire sa vie des flacons était en réalité un acte destiné à faire renaître ses souvenirs, et à vivre avec eux. Car qui a décidé qu’un moment du passé doit demeurer dans le passé ? […] Il se pourrait que le passé continue à vivre sa vie dans le présent.

Cette séance de soprophologie-psy vous a été offerte par Ryoko Sekiguchi. (J’adore la mise à jour des mécanismes psychologiques, l’image du pinceau manié par une archéologue de l’intime.)

…

En cours de lecture, j’ai laissé L’Appel des odeurs sur le tabouret des toilettes. Je ne suis pas la seule à m’être aperçue de l’ironie.

Bleu et ?

Bleuets. Le ton de Maggie Nelson m’a fait penser à Deborah Levy. Il m’a happé de même. Là, comme ça, à brûle-pourpoint, suivre les méandres d’une obsession développée pour la couleur bleu ? I’m in. Traces de divin ? Why not? Références tous azimuts à des philosophes, des souvenirs de baise avec un amant surnommé le prince du bleu, des oiseaux qui créent un nid avec des objets bleu pour y donner un spectacle de parade jaune ? Fire. Et : les veines dorées dans le lapi-lazuli qui sont en réalité de la pyrite de fer, un restaurant orange dans lequel l’autrice a travaillé et dont la rémanence visuelle — bleue — la suivait jusque chez elle, la peau bleuie par la teinture de leurs vêtements des Touaregs, dont le nom signifie « abandonnés de Dieu » alors qu’eux-même se désignent autrement comme « hommes libres ».

Est-ce que tout ça converge quelque part ou se noie-t-on dans la couleur ? La réminiscence de Deborah Levy aurait dû me mettre la puce à l’oreille : risque que le plaisant ne mène nulle part. La forme annonce pourtant d’entrée la couleur, les paragraphes sont numérotés après une citation de Pascal en exergue, l’aspect fragmentaire totalement assumé. C’est à la fois plus honnête et plus roublard, démerde-toi lecteur.

Clairement, j’ai déjà été plus fine lectrice. Il m’a fallu un temps infini pour passer outre la traduction et revenir à l’évidence polysémique de l’anglais : feeling blue. La couleur de la tristesse. D’où la dépression latente, d’où le divin pour en sortir ou s’y perdre, d’où le chagrin avec le prince du bleu, prince de la baise ajourné. Il n’y a pas plus de bleuets que de myosotis en branche. En français dans le texte, le décalage poétique a fait paravent. La couleur dans laquelle Maggie Nelson plonge est à la fois le remède et le poison, la fascination pour la couleur devenant le pendant intellectuel d’un état psychique qu’elle contrebalance et prolonge dans le même mouvement. Tu m’étonnes que les anecdotes érudites fassent diversion. Que je le aies lues à la légère parfois, les parcourant distraitement pour revenir au privé, à l’intime, au banal, voyeuriste moi ? À tout ce dont détourne un divertissement pascalien sans dieu.

Je n’avais pas tout à fait compris ça quand j’ai envoyé cette page à Eli, en écho à son dernier article sur les au-delà.

217. […] on serait bien en peine de trouver une leçon spirituelle qui exige de devenir tétraplégique. L’idée peu réjouissante qu' »il y a une raison pour chaque chose » […] représente à ses yeux une autre forme de violence. Elle n’a pas de temps à perdre avec ça. Elle est trop occupée à se demander, elle pour qui tout a changé, ce qui rend l’existence vivable et comment vivre.

218. […] j’ai vu la force étincelante de son âme. Je serais bien en peine de vous la décrire, mais je peux dire que je l’ai vue.

219. De même, je peux dire que de l’avoir vue m’a rendue croyante, même si je ne sais précisément ni quoi ni en quoi croire.

220. Imagine que quelqu’un dise : « Il y a de la joie dans le seul fait d’exister. » Maintenant, imagine-toi croire à cette phrase.

221. Non, oublie ça : imagine plutôt éprouver, ne serait-ce qu’un instant, que c’est vrai.

Ce qui rend l’existence vivable et comment vivre. Poésie et philosophie.

…

Les citations suivantes sont données avec leur numéro mais sont rarement complètes. J’ai passé sous ellipse les nombreux […] qui auraient du se trouver au début et à la fin de chaque fragment.

6. La réalité de ce bleu rend ma vie remarquable, ne serait-ce que parce que je l’ai vu. J’ai vu de si belles choses. Je me suis trouvée parmi elles.

7. Les aliments bleus sont si rares dans la nature — le bleu y désigne plutôt les aliments à éviter (moisissure, baies empoisonnées) — que les spécialistes en gastronomie déconseillent généralement la lumière, les peintures et les assiettes bleues dans les lieux où l’on sert à manger.

Les assiettes bleues : voilà pourquoi les bons plats du boyfriend semblent rarement appétissants sur mes photos !

9. Je ne dirai pas : X n’est-il pas merveilleux ? De telles revendications sont des attentats à la beauté.

10. Ce que je veux surtout, c’est te montrer le bout de mon index. Son mutisme.

22. Quand je suis entrée dans la chambre d’hôpital de mon amie, ses yeux étaient d’un bleu pâle perçant — la seule partie de son corps qui pouvait bouger. J’avais peur. Elle aussi. Le bleu palpitait.

26. J’ai entendu dire qu’il n’est pas rare que la dépression s’accompagne d’une déficience dans la vision des couleurs […]

73. J’ai surtout l’impression de me transformer en servante de la tristesse. Je continue de chercher de la beauté là-dedans.

79. « La vie est une suite d’humeurs pareilles à un chapelet de perles, et, quand nous les traversons, elles s’avèrent des lentilles multicolores qui peignent le monde selon leur propre couleur, et chacune ne montre que ce qui s’étend à sa portée », écrit encore Emerson. Se retrouver piégé dans l’une de ces perles, quelle que soit sa teinte, peut être mortel.

88. Comme beaucoup de livres de développement personnel, The Deepest Blue use et abuse d’un langage affreusement simpliste mais regorge aussi de bons conseils, il faut le reconnaître.

90. Cette nuit, j’ai pleuré comme je n’avais pas pleuré depuis longtemps. J’ai pleuré jusqu’à me vieillir. J’ai observé le phénomène dans la glace. J’ai regardé les rides apparaître aux coins de mes yeux, pareilles à des explosions solaires gravées au burin […]

92. Elle dit (gentiment) que d’après elle nous pleurons parfois devant la glace non par auto-apitoiement mais parce que nous voulons être vus dans notre désespoir.

101. […] j’ai effectué un sondage auprès de plusieurs amis pour voir combien de temps ils s’autorisaient entre « une période mauvaise et aveugle » et une vie tout simplement gâchée par la dépression ; ils se sont accordés sur une période de sept ans. Ce qui prouve à quel point ils sont généreux […]

104. Peut-être est-ce parce que depuis l’intérieur de sa douleur elle continue d’être si généreuse, parce qu’elle n’a jamais hiérarchisé les peines, que ce soit avant ou après son accident, ce qui me semble être rien moins qu’une forme de sagesse éclairée.

(Le boyfriend a cette même forme de sagesse.)

131. « J’ai l’impression que tu ne fais pas beaucoup d’efforts, c’est tout », m’a dit une amie. Comment puis-je lui expliquer que ne rien faire est devenu le but, le projet ?

132. C’est-à-dire : je m’efforce de me relâcher complètement face à mon chagrin d’amour comme un autre de mes amis le fait en cas d’anxiété. Imagine que c’est un acte de désobéissance civile, m’a-t-il dit. Laisse la police venir te ramasser.

(Quand décide-t-on de mettre les paroles rapportées entre guillemets ou en italiques ? J’ai constaté la même incohérence lorsque je blogue.)

135. […] à voir des teintes de bleu toujours plus foncées on finit par s’enfoncer dans les ténèbres.

144. Mais peut-être qu’en effet la dépression ressemble à un feu — au noyau bleu de la flamme et non à l’orange théâtral du crépitement.

168. [Wittgenstein] « Si on ne cherche pas à exprimer l’inexprimable, alors rien n’est perdu. L’inexprimable est plutôt — inexprimablement — contenu dans l’exprimé ! »

181. Pharmakon signifie médicament, mais […] ce terme grec est notoirement connu pour ne pas différencier le poison du remède.

Dans la bibliographie renommée « générique », l’autrice ne donne pas ses sources mais ses « fournisseurs » (et oui, Pastoureau fait partie des dealers).

185. [sur l’écriture] La plupart du temps, j’ai plutôt l’impression d’équilibrer les deux côtés d’une équation — à l’occasion, satisfaction relative, mais, le plus souvent, violente averse.

J’adore l’image, c’est exactement ça, équilibrer une équation.

190. Le passé est le passé. Lui aussi, on pourrait le laisser comme il est.

191. D’un autre côté, il existe bien des effets secondaires, des impressions qui perdurent longtemps après que la cause externe a été retirée, ou s’est retirée d’elle-même.

Les effets secondaires du passé : voilà une expression bien commode pour éviter le drama du trauma dans certaines situations également marquantes.

194. Mais je ne suis pas sûre encore de savoir comment détacher l’amour de l’amant sans provoquer de carnage partiel.

(Plus ou moins facile que l’homme de l’artiste ?)

199. Il paraît que cette douleur peut en quelque sorte être convertie en acceptant « l’impermanence de toute chose ». Cette acceptation me déroute : à certains moments, c’est un acte volontaire ; à d’autres, une capitulation. J’oscille souvent entre les deux (mal de mer).

205. Cet homme arborait un unique tatouage, un serpent bleu marine que j’aimais regarder danser sur le blanc de son poignet quand sa main avait disparu à l’intérieur de moi.

[à propos des souvenirs dont on ne sait s’ils convoquent une trace en nous ou remplacent cette même trace à chaque ressouvenir] 206. Peut-être qu’écrire tient moins du pharmakon que du mordant — la substance qui fixe le colorant à son objet, ou qui l’imprègne, comme l’aiguille du tatoueur qui martèle l’encre dans la peau. Mais le mot « mordant » est à double tranchant : il dérive de mordere, mordre — ce n’est pas juste un fixatif ou un conservateur, mais aussi un acide corrosif.

208. Le 28 février 1947, Joseph Cornell écrit dans son journal : « Résolu en ce jour comme précédemment à dépasser dans mon travail la sensation de tristesse écrasante qui a entraîné tant de limitations et de gâchis par le passé. »

This one hurts.

230. [à la recherche de bleu dans le ciel gris] Chaque soir, je regagnais ma chambre le regard vide, les mains vides, comme si toutes la journée j’avais tamisé en vain le fond d’une rivière froide.

236. Ne soyez pas troublés outre mesure. « Neuf jours sur dix, écrit Merleau-Ponty au sujet de Cézanne, il ne voit autour de lui que la misère de sa vie empirique et de ses essais manqués, restes d’une fête inconnue. »

La Femme aux mains qui parlent

Le titre s’escamote, le génitif se défait, l’imparfait me vient : la femme qui parlait avec les mains. Ce n’est pas ça. C’est plus poétique que ça : La Femme aux mains qui parlent, au présent, qui ne cessent de parler, qui ont leur vie propre, presque, petits animaux furtifs. J’ai aussitôt pensé à l’histoire d’Helen Keller qui m’avait tant marquée enfant, qui a marquée Louise Mey aussi, j’en ai la confirmation dans les remerciements.

Leurs parents étaient gentils mais un peu bornés, leur mère surtout, incapable d’apprendre à épeler la moindre chose dans le creux de la main de sa fille cadette, pas même son prénom, rien. Elle se contenait de pleurer en faisant des signes de croix, persuadée que si sa plus jeune fille était tombée malade et devenue sourde, aveugle et presque muette, c’était pour la punir, elle — pendant que les doigts minuscules d’Élisabeth appelaient Maman, Maman dans sa paume, sur ses avant-bras, ses cuisses, partout où la mère laissait parler, occupée qu’elle était à se signer en triturant des mouchoirs en dentelle.

Récit, nouvelle, novella, conte…  C’est beau et cruel comme un conte, la narration si bien menée que, lorsque la chute arrive, elle est désamorcée. Presque d’entrée la sœur aveugle et la sœur valide sont rendues orphelines, grandissent en accéléré sans qu’on sache ce qui revient au drame ou au récit, sont déjà adultes, Élisabeth installée par Geneviève dans une maison à la campagne, se baignant dans l’étang en nouant autour d’elle une corde accrochée à un arbre (mon imagination l’a installée dans la maison de mon père en Dordogne, la microscopique mare agrandie en étang).

Toute son enfance, leur mère lui avait répété qu’il était gentil, mais vraiment pas finaud, pas comme son frère. […] Leur mère  avait répété qu’il était pas finaud comme son frère mais, au moins, gentil, et Thierry avait finalement compris que c’était un compliment. Et même s’il n’était pas finaud, il avait pensé que peut-être, si sa mère avait mis les mots dans le bon ordre depuis le début, les choses auraient été différentes.

Ça ellipse et alterne dans les points de vue, on sent le drame arriver, mais quand il est sur le point de se produire, le point de vue change totalement, devient animal, des animaux de conte qui ne sont jamais nommés en tant qu’espèce, mais comme individus, Ur, Em, El, Kaar…

[…] Em mit bas un mâle et une femelle petits, très petits.
Mais les nuits étaient douces, on trouvait aisément de quoi manger, et les petits le furent de moins en moins.
On cessa d’avoir peur et on les nomma.

On suit leur histoire après avoir suivi celle de la femme aux mains qui parlent, on comprend que la femme aux mains qui parlent n’a jamais été que leur histoire à eux, c’est eux qui la nomment, la femme aux yeux morts, aux yeux vides, aux yeux comme des mares gelées, cette drôle d’humaine qui ne porte pas de fusil, sent à tâtons et pleure son chien (ils nomment aussi sa sœur, la femme-automne parce que ses cheveux auburn, dans sa voiture vrombissante comme une libellule en colère). Quand ce qui devait arriver arrive, les animaux de conte balaient le drame humain. Ni la violence ni l’amour des humains n’arrive jusqu’à la femme aux mains qui parlent, retenue avec le lecteur (préservés) dans un monde où la violence est sans intentionnalité, la mort cyclique et la vie quelque chose que l’on sent, dans l’air, sous les mains, en soi, chaleur, fourrure, écorce, le reste balayé, ce n’est pas là ce qui importait.

Je pense que ça te plairait, Dame Ambre, même si te rajouter des recommandations de lectures chamboulantes n’est sûrement guère judicieux.