Mon appartement serait à moi et plus haut de plafond, j’en confierais la décoration à James Thierrée. Ce serait toujours un joyeux bordel, mais ce serait un joyeux bordel artistique. Les artistes semblent là en premier lieu pour animer le décor : faire onduler la toile transparente bardée de peinture brunâtre en y jetant un violon ; déplacer le piano qui joue tout seul ; assembler et faire tourner l’escalier en colimaçon suspendu dans les airs comme une corde à nœuds ; plonger dans et arroser l’aquarium sans poisson, recouvert d’une lourde plaque qui en fait un coffre au trésor ; assembler et ouvrir, enfin, le lustre-nénuphar, aux facettes suspendues par moult filins qui font la toile d’une demoiselle araignée-grenouille-nymphéas (Thi Nai Nguyen), laquelle descend parfois de son perchoir comme une grenouille de son échelle baromètre. Dans son périmètre d’observation :
Mariama chanteuse qui rôde
Samuel Dutertre clodo des grands froids
Jean-Luc Couchard laquais molièresque
James Thierrée savant à la folle mèche argentée
et surtout, surtout Valérie Doucet, the thing avec la chevelure Adams décolorée, créature contorsionniste dont je suis totalement amoureuse et que j’ai eu l’irrépressible envie d’adopter lorsqu’elle a surgi de l’aquarium, trempée, en faisant l’otarie (mieux que Palpatine, ce n’est pas peu dire). Elle peut vous emmêler les pinceaux à ne plus distinguer bras et jambes, mais j’aime surtout la voir babiller des doigts comme si elle parlait en langue des signes et remuer les orteils alanguie, tête dans la main, comme d’autres se tournent les pouces ou les mèches de cheveux (les filles remuent beaucoup les orteils, dans ce spectacle, et elle les remue à merveille)(je vous ai dit que j’étais amoureuse).
Elle est aussi la folle romantique qui hante le grenier de Jane Eyre et se jette sur James, s’accroche à lui, littéralement : ils cherchent à se défaire (l’un de l’autre), s’emmêlent se débattent se bagarrent roulent ensemble, et je ne peux pas m’empêcher d’être émue, un peu, un peu trop, par la manière dont, soudain séparée, elle implore son affection et se jette à nouveau sur lui pour l’empêche de partir, pour occuper* encore un peu son attention, fusse en l’encombrant. Je m’y retrouve étrangement, jusque dans le détachement avec lequel, deux minutes plus tard, elle l’observe vaquer à ses occupations parmi d’autres, spectatrice anonyme paisiblement allongée de tout son long. La voix aide, ou n’aide pas, il faut dire : des sons inarticulés, pures intonations comme on en baragouine avec Palpatine en privé, quand on peut sans témoin être mogwaï, lionceau ou choupi-dinosaures (langues inventées de l’enfance, sceau de l’intimité). « Je fais du théâtre pour ne pas avoir à expliquer ce qui remue à l’intérieur, plutôt pour rôder autour. » Je fais de la chroniquette pour la même raison (en partie, parce que j’aime aussi décortiquer le fonctionnement propre d’une œuvre… pour comprendre comment elle produit l’effet qu’elle produit sur moi). Une autobiographie par le spectacle, en clair-obscur pudique-impudique. Pour s’arrêter à la lisière de ce qui grouille et le désigner sans le dire.
*
Que se passe-t-il dans ce spectacle, au juste ? se demanderont ceux qui n’ont pas été initiés à James Thierrée. Rien et plein de choses étranges et évidentes. La causalité y est sans dessus dessous : quand James se mord le doigt, c’est Jean-Luc qui hurle. Et autres clowneries. Contrairement au public, cela ne me fait pas rire, même si j’aime l’univers poétique que cela contribue à créer. Enfin si, j’ai ri, de la main de Jean-Luc, qui, ayant plongé dans l’aquarium pour toute déclaration d’indépendance, frétille comme un poisson hors de l’eau lorsque James la rattrape. Le reste du temps, je souris de cette causalité de coq et d’âne, j’attends de voir quelle inversion va bien pouvoir se produire, émerveillée de la créativité sans fin (mais avec grande finesse) des artistes. Même lorsqu’ils manipulent de grosses ficelles (rattraper ou ne pas rattraper des assiettes, empoigner des cheveux et se retrouver avec une perruque dans la main, parler au crâne de quelqu’une parce que ses cheveux sont en queue de cheval sur son visage…), ils les nouent de telle sorte que tout reste inattendu. Alors on attend. Et on savoure, les yeux levés vers le lustre-nénuphar comme vers le gigantesque sapin de Noël de notre enfance – d’ailleurs une guirlande clignote, qui le relie à l’aquarium, si c’est pas un signe ça.
Ça finit par finir, et sans que tout s’écroule, cette fois, contrairement à Raoul et Tabac rouge. C’est même le contraire, ça s’assemble, les facettes du lustre convergent et il s’ouvre grand comme la gueule gigantesque de la grenouille qui gobe tout le monde, voilà le rideau peut remonter (parce qu’il était descendu au début, soutenu par de fins filins, et évacué sur le côté)(quand je vous disais que tout est inversé) et les artistes se glisser en dessous pour venir saluer et voir nos sourires grand comme ça, grand comme la grenouille au moins, qui avait bien raison de béer béatitude.