Maboule Raoul dans la cabane d’Ali Baba

[Début janvier] Le théâtre de la Ville, qui n’a pas de catégories, seulement des bonnes places, les attribue dans l’ordre des réservations. J’ai pris mon abonnement une semaine ou deux après la date d’ouverture et j’ai obtenu pour Raoul un rang V (sachant que, contrairement à Pleyel, il n’y a pas de rang ZZ). Que James Thierrée soit fantastique, cela se sait — ça ne se voit pas. Ce qui est bien dommage parce que son spectacle est indescriptible.

On ne peut pas être introduit dans son univers, il faut y faire effraction et foncer dans le tas, comme l’artiste, tête baissée, qui donne des coups de bélier dans le cabane située côté jardin. Deux pans constitués de tubes de métal finissent par tomber avec force et fracas, comme un écho à ses hurlements. Raoul est moins du côté du cool que de la rage : Raaaaaaoouul ! Notre vagabond-saltimbanque, petit-fils de Charlie Chaplin et fils spirituel de Vladimir et Estragon (le godillot, tout est dans le godillot qu’on retire) en a après Raoul ; et pour cause, ce n’est peut-être que lui-même. Devoir hurler son nom parce qu’on ne sait pas qui l’on est, il y a de quoi se taper la tête contre les murs (de sa cabane), vous avouerez. Il y a bien un deuxième larron, mentionné en distribution mais on le distingue si peu du premier qu’on n’est pas vraiment sûr de l’avoir vu : je le soupçonne d’être complice des tours de passe-passe de notre homme qui en profite pour se réinventer sans cesse. J’appelerai donc Raoul celui-là même qui en a après Raoul, il faut bien se mélanger les pinceaux pour faire connaissance avec l’artiste.

Une fois perché dans l’imaginaire de sa cabane, Raoul s’en donne à coeur joie et à rage tristesse. Loueurs de chambres de bonnes, vous n’imaginez pas tout ce qu’on peut faire dans 6 m2. Manier la tringle des rideaux comme un toréador pour prendre un intrus à ses filets, lire au coin du grésillement du phonographe, se servir de son pavillon comme d’un porte-voix, devenir Nagg en plongeant dans la poubelle, en ressortir bardé d’ustensiles de cuisines pour se défendre contre le premier martien maritime qui passe à la lisière, lui moudre du poivre sur le bec pour le nourrir comme un gros poisson et le faire éternuer, battre des mains à coté des oreilles pour répondre aux nageoires et établir la communication (dorénavant, vous me verrez sûrement faire ce signe à l’approche d’un quiproquo ; je ne suis pas encore folle, seulement loufoque et j’ai testé sur un Palpatine obnubilé par sa timeline Twitter, ça marche encore mieux que de pointer son museau de souris — sûrement à cause de ses origines pingouins). Parfois, Raoul tente de mettre un orteil dehors mais il s’avère que la farine par terre, c’est de la glace. Même en bravant le froid, il est pris dans la bourrasque et dérive dans un moon walk désarticulé tel que Michael Jackson se retourne dans sa tombe pour mieux voir où commence le mouvement, s’il commence quelque part — à côté, le poisson de Napoli est un fossile, c’est dire.

Ses pitreries ne me font pas rire. Ce n’est pas que ce n’est pas drôle, c’est que c’est poétique avant tout. Une poésie sans lyrisme (le lyrisme, avec son chant, ne supporte pas le bruit), fascinante comme une concaténation de logiques, triste et belle grâce à ce qui est détruit dans la collision. Par exemple, Raoul nous met en boîte à cigales, et c’est en ouvrant le couvercle de la poubelle qu’on leur ferme le clapet. Peu à peu, quand il devient clair qu’il ne s’en sortira pas, de sa cabane, on entre en hibernation avec lui. J’oublie la tristesse de ces pitreries de fou et je ris de même en le voyant faire un brin de lecture : il déplace le fauteuil, ajuste sa position, se frotte les yeux, lisse ses cheveux derrière ses oreilles, prend le livre, déplace le fauteuil, lisse ses cheveux, se gratte le nez, arrache une feuille pour s’en tamponner le visage et commence enfin à lire… quelques secondes avant que son corps ne le rattrape : il se met en travers du fauteuil, les genoux par-dessus l’accoudoir, la tête en bas et les pieds sur le dossier, pourquoi pas, assis de nouveau, affalé, redressé, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains, jette le livre par terre pour lire à la bonne distance et ripe des coudes comme Cendrillon déguisée en Charlot. C’est tellement ça… le moment où l’on n’a pas plongé dans le livre et où une simple rainure sur la tranche peut déranger au point de nous forcer à nous interrompre. 

Mais Raoul n’attend rien, surtout pas Godot. Passés quelques moi(s), l’espoir refait rage. Il faut se réinventer, rappeler Raoul et le chasser par des cris, déraciner le décor planté et toucher de nouvelles terres. On se maintient la tête hors de l’eau : des bestioles submarines apparaissent, mante religieuse arachnéenne et éléphant bleu, tandis que la cabane, qui avait été ouverte en en faisant tomber deux pans, est détruite de même ; il n’en reste plus qu’un radeau qui flotte dans les airs, étoile d’un spectacle filant les métamorphoses. En apesenteur au bout d’un tape-cul géant que des hommes en noirs font tourner et monter, lampe de spéléologue au front, Raoul finit par s’envoler-se noyer dans tout l’espace amniotique de la scène. 

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