Une petite messe solennelle, pas si petite ni si solennelle

Place 5. Il y a la 3, il y a la 7. Il n’y a pas la 5. Suspectant un coup à la 9 ¾, je me place au bord des gradins, de dos. Coup d’oeil à gauche, coup d’oeil à droite : aucune ouvreuse en vue. Je glisse la tête sous la rambarde, le buste, me hisse en essayant de ne pas toucher la barre et me retrouve assise comme au bord d’une piscine. La dame qui m’observait, tentée mais ne s’étant visiblement pas adonnée à des séances de limbo dans le jardin de son père quand elle était petite, n’hésite pas à sacrifier sa dignité pour attaquer par l’avant, popotin en l’air. Le monsieur qui suit, lui, prend l’option enjambée façon saut de haie. Je le soupçonne de n’avoir eu aucun scrupule à utiliser le strapontin comme marchepied. Au final, c’est toute la rangée qui s’installe en contrebande : on est haut, certes, mais on voit tout l’orchestre.

Et le choeur. Parce qu’il s’agit d’une messe. J’ai un peu du mal à le croire, malgré les gloria et miserere nobis qui me dissuadent de ressortir le programme pour vérifier qu’il n’y a pas eu de changement de dernière minute ni d’erreur sur la date du concert. Est-ce dû à la salle et à la position que j’y occupe ? Les choeurs ne me font pas froid dans le dos. Ils ne me terrassent pas. Les voix ne résonnent pas contre les pierres froides, qui seules donnent cette sonorité angélique tandis que la vibration s’élève dans la nef. Nous ne sommes pas dans une église. Ou alors une église dans laquelle on ne craint pas de rentrer, une église au seuil de laquelle il fait chaud, au seuil de laquelle on s’interpelle pour le déjeuner. Les solistes prennent leurs aises comme à l’opéra ; leurs voix ne s’accordent pas totalement et on imagine plus facilement encore des histoires de famille, de quotidien, des histoires de vie, avec leur part de gravité, forcément, mais sans complaisance pour la douleur, le péché ou la pénitence. C’est une messe pour une religion qui se vit sur la scène, publique, ensoleillée, place peuplée, surpeuplée. C’est une messe à soulever des armées : on entend déjà la foule qui accueille le pape, galvanisée, tandis que le reflet du lustre, dédoublé, fait apparaître des phalanges parfaitement synchronisées. C’est une messe qui n’en est plus vraiment une, me confirment sans le savoir mes voisins à l’issue du concert. Cela me rassure, moi qui commençais à douter de m’être par manque de culture religieuse forgé une idée totalement faussée de ce que pouvait être la musique sacrée.

Le temps que j’appréhende cette sacrée musique – sacrée comme un juron, lancé gaiement par son compositeur – mes yeux ont un peu divagué : les cheveux rouges d’une choriste ; la trotteuse du voisin lorsqu’il prend ses jumelles et que sa montre arrive à hauteur de mes oreilles ; le décolleté nécessairement plongeant, à cette hauteur, des solistes – duo à la Laurel et Hardy alors que leurs homologues masculins sont totalement raccord ; le monsieur en chaussettes, allongé sur le rebord de la balustrade, tout en haut de la salle, à côté de la scène, et qui se tient à un ornement doré comme aux sangles de sécurité qu’il y avait encore dans les bus il y a quelques années. Mon esprit a un peu divagué, lui aussi, et je me suis retrouvée à rédiger mentalement mes dernières volontés. À la base, il me semble avoir pensé qu’un théâtre à l’italienne, où la scène n’est pas entièrement visible pour la moitié de la salle, serait en revanche parfaite pour un tireur fou qui se serait glissé au parterre. À moins que ce ne soient les trombones du jugement dernier. On parle toujours de trompettes mais je peux vous assurer qu’il s’agit de trombones, je l’ai clairement entendu, avec leur coulissement terrible et envahissant.

La harpe, aussi, s’est distinguée dans un registre inattendu, grave, qui rythme le flux et le reflux de jours enténébrés ensoleillés (le soleil noir de Nerval). Sous les doigts du harpiste (un harpiste, dont la coupe de footballeur achève de tordre le cou aux clichés), la légende de Pénélope prend corps – ses jours d’attente en enfilade. C’est par l’Odyssée, les terres rêvées d’El Desdichado et leur souvenir de l’élégie que je sens dans cette musique ce qu’il peut y avoir de sacré et qui est de plus en plus présent à mesure que l’on approche de la fin. Un magnifique instant de répit sinon de recueillement où les vents soufflent doucement, et l’orchestre et les choeurs reprennent de plus belle. La Petite messe solennelle de Rossini n’est pas petite. Ce n’est plus vraiment une messe. Et à mon avis, « solennelle » est une épithète d’Italien pour être écouté. Mais c’est une belle grand-messe symphonique et opératique.

La Damnation de Faust

La mise en scène kitsch de l’opéra de Gounod à Bastille et le Faust non moins kitsch d’Alagna m’avaient donné du personnage éponyme une idée un brin réductrice : un savant qui relève la tête de ses bouquins et se fait avoir comme un bleu par les plaisantes distractions de Méphistophélès.

Chez Berlioz, on perçoit l’errance intérieure d’un homme qui n’a pas de prise sur le monde. Il a bien essayé de le comprendre par l’étude mais n’embrasse toujours que du vide. Les abstractions du savoir ne l’ont pas sauvé de l’ennui : tout se passe comme si ce désintérêt initial pour la vie l’avait d’avance condamné. C’est une âme perdue, dont Méphistophélès veut s’assurer. Emmener Faust à une fête d’étudiants et de soldats lui confirme que, pas plus que le savoir ne l’a diverti de dieu, les plaisirs de la chair ne pourront le divertir du diable.

Le seul désir qui anime Faust est de se voir révéler le bonheur de ce monde qu’il ne fait que hanter – preuve s’il en est qu’il n’a pas la foi et que la piété est une carte à jouer pour Méphistophélès. Car ce qui démange, il l’écrase, comme l’avertit la Chanson de la puce. Au diable la quête spirituelle, Méphistophélès anéantit l’espoir de Faust en le comblant. Marguerite est belle, Marguerite est pure, Marguerite l’a vu en songe et l’aime (c’est une manie, ces derniers temps). Faust n’a plus rien à espérer et c’est le désespoir, Marguerite condamnée à mort, Marguerite coupable de meurtre par sa faute, involontaire mais irréparable – la faute, originelle, qu’il reconnaît comme la sienne en signant le pacte. Faust est damné, puni pour sa désespérance initiale (en l’amour divin), après que Méphistophélès lui a cruellement donné une raison de vivre (en l’amour humain) – quand Faust y voit une raison de mourir, mourir pour racheter Marguerite. Mais Marguerite n’a péché qu’avec beaucoup d’amour et d’innocence ; elle n’a besoin d’aucun autre sacrifice que le sien pour sauver son âme.

L’une s’élève tandis que l’autre sombre, offrant au compositeur le plus grand contraste qui soit – cymbales d’enfer, choeur céleste. Je crois que ce sont les contrastes que je préfère dans cette œuvre, les contrastes entre les scènes, qui ne donnent jamais le temps au lyrisme de devenir grandiloquent – alors qu’entre la nature (il faut de l’espace pour errer et introduire des divertissements folkloriques) et l’amour (Margueriiiiite), y’avait de quoi faire. (Soit dit en passant, les déclarations d’amour chaste, c’est ce qu’il y a de plus chiant long à l’opéra.) La partition de Berlioz ressemble à un texte très ponctué, qui aime mettre du relief dans ce qu’il raconte et souligner d’une échappée d’archet la dentale de la dernière syllabe : Faust !

Bryan Hymel n’est pas aussi audible que le Méphistophélès, digne comme un maître d’hôtel, d’Alastair Miles mais il forme avec lui un couple presque plus crédible qu’avec Olga Borodina, laquelle plante une Marguerite pas commode. Mais le personnage de la soirée, c’est le chef d’orchestre. La plupart dirigent la musique, entretenant avec les musiciens un rapport de complicité ou d’indifférence polie ; Tugan Sokhiev, lui, dirige ses hommes. Non, tu ne passeras pas, attends, attends, maintenant, fonce ! Toi, là, ralentis, et toi là-bas, accélère, je te dis, accélère, plus fort, on y est, on y est. Mi-alphabet sémaphore, mi-langage des signes, ses gestes orchestrent la bonne marche de la troupe. Malgré la petite estrade, il ne dirige pas d’un piédestal : le chef ne se ménage pas plus qu’il ne ménage ses musiciens et l’on sent que c’est pour son exigence envers eux qu’il en est apprécié. Il est tant que j’aille voir V. danser au Capitole.

Mit Palpatine.

Le Pavillon aux pivoines

Le premier qui me parle de mondialisation et d’uniformisation, je l’envoie au Pavillon aux pivoines. Pas besoin de pousser plus loin que Châtelet pour vérifier que ce n’est pas parce qu’on mange chinois (vietnamien-coréen : faites comme moi, mangez asiatique), qu’on a accroché au bureau le calendrier à lamelles représentant, selon les années, un dragon, deux panda ou des montagnes bleues en style estampe, qu’on s’est piqué dix minutes de calligraphie et qu’on est trop In the mood for love qu’on a la moindre idée de ce qu’est la culture chinoise. Moi pas davantage qu’un autre. Certainement moins, même, car cette civilisation est trop éloignée de moi pour m’attirer. C’est comme les aimants : il y a une distance au-delà de laquelle il ne se passe rien. N’allez pas croire que je suis une ignare qui se complaît dans son ignorance ou qui nie toute culture passé l’Oural : j’essaye d’élargir mes frontières – à ma mesure de souris, qui grignote patiemment du terrain. Vous ne voudriez tout de même pas que j’attaque la Chine alors Napoléon s’est ramassé en Russie !

Comment, alors, me suis-je retrouvée à assister à un opéra chinois, Kunqu, très précisément ? En croyant que c’était de la danse japonaise, tout simplement, comme le laissait entendre l’affiche qui présentait l’opéra avec le kabuki, sous prétexte que le metteur en scène est un danseur japonais (et moi qui croyait qu’ils ne se causaient pas). La danse est une discipline dont je commence à suffisamment connaître le versant occidental pour me risquer à en aborder d’autres, aussi déroutants restent-ils : la fascination initiale est là. Et la première fois, rassurante. L’opéra, cela fait trois ans que je m’y suis mise et les compositeurs occidentaux me laissent encore trop souvent perplexe pour que je songe à m’aventurer plus avant. Imaginez : je n’ai jamais entendu de Verdi et je n’ai pas encore osé Wagner, qui semble constituer l’alpha et l’oméga du mélomaniaque. Alors l’opéra chinois…

Incompréhension. Malgré les prompteurs. Incompréhension qui n’est pas rachetée par le plaisir ou la fascination. Il y aurait de quoi, pourtant, dans ce monde où l’on s’émerveille de la mousse, d’un étang de poissons dorés ou d’une tige de saule comme devant une vitrine de pâtisseries ; où un être aussi abstrait qu’un dieu se voit attribuer une circonscription précise – dieu des fleurs du jardin du préfet Diu ; où l’on marche à toute vitesse et à tous petits pas ; où le songe amoureux est immédiatement érotique et, tout en lui signifiant qu’il va la déshabiller, promet à la jeune fille qu’elle va pincer les lèvres de plaisir ; où la même jeune fille lentement, paisiblement mourante se préoccupe de perpétuer le souvenir de sa beauté, dont la perte l’inquiète davantage que la mort ; où la calligraphie se respire et une estampe vaut pour testament ; où l’on devient prêtresse du temple parce qu’on avait un hymen trop dur et où l’on en rit sur une scène d’opéra ; où le destin oublie de compter avec la mort mais enjoint à ressusciter ; où l’on tourne sur soi plutôt qu’autour de l’autre, en s’effleurant du bout des manches, immenses – Alwin Nikolais devenu Pierrot lunaire –, que l’on remonte en un revers propre et alangui par d’infimes saccades, jusqu’à ce qu’elles laissent apparaître les mains, délicates, articulées ; où l’on se marie en cape rouge et où cela ne jure même pas sur la robe rose ; où l’on est heureux parce qu’on accomplit ce qui devait être, sans jamais qu’une volonté, un désir personnel, ne soit venu s’interposer ni même n’ait été intérieurement formulé.

Il y aurait de quoi être fasciné et je l’ai peut-être été à de rares instants – de grâce. Durant quelques secondes, les voix deviennent plus graves et suspendent la torture des sons si aigus qu’ils en sont insupportables – physiquement : je suis ressortie du théâtre avec un mal de crâne et les nerfs à vif. Mon seuil de résistance à la répétition est quasiment nul lorsqu’il s’agit de musique chinoise : Einstein on the beach met une petite heure à me faire passer de l’extase à l’exaspération, Le Pavillon aux pivoines, dix minutes et sans l’extase initiale. Les premières minutes, renouvelées à chaque entracte, sont même les pires : après le brouhaha de basse de l’extérieur, l’oreille est vrillée par l’aiguïté, surtout par celle, proprement infernale, de la petite servante qui minaude comme un chat qui fait sa toilette. Ses gestes ciselés sont magnifiques, je le sais. Je le sais mais je ne le ressens pas. Comme toute la beauté du spectacle, depuis l’épure des voiles que caresse la lumière jusqu’au chatoiement des costumes, plus précieux que sublime, heureusement trop ouvragés pour être bariolés. J’aurais voulu voir cet opéra comme, petite, je jouais au Mahjong sur l’ordinateur : en coupant le son. Sans filtre, pas d’amour, rien que des sirènes qui me vrillent les oreilles sans me charmer.

Dans ma déception, je suis heureuse de découvrir un pan de culture dont l’altérité ne se laisse pas réduire par une série d’identités (la nature au centre de l’attention comme chez les romantiques, la jeune-fille comme Eurydice, le dieu des Enfers comme un Hadès déguisé en dragon chinois – la mort est encore ce que nos vies ont de plus semblable – : toutes ces comparaisons ne prennent pas). On aura beau, Chinois comme Européens, s’inventer des points communs en s’américanisant, les cultures auxquelles ces influences s’amalgament ne donneront jamais les mêmes mentalités, les mêmes façons d’être au monde. Ni les mêmes tessitures de prédilection, manifestement.

Petite sirène et consœur

Danse en groupe, en couple, au château, au village, ce sont les Danses de Galánta. Quelques mesures marquent l’attente de ceux qui ne dansent pas encore mais dont les pieds s’agitent déjà. Au changement de rythme, ils s’élancent : la cavalerie fend la foule des danseurs en deux groupes ; elle a traversé la salle, déjà, et franchit d’un coup la double-porte qui mène à la salle suivante, qui n’a plus rien à voir avec celle que l’on vient de quitter, évaporée. Les danses, les salles s’enchaînent et c’est chaque fois celle d’un nouveau château : château fort, château église, château romantique, château en Espagne, cette salle-ci a des vitraux, cette salle-là est en terre battue, on y danse en quadrille, en cercle, en talons, en uniforme, en sabots, en jupes paysannes, en étoles et en châles, en groupe surtout, en couples parfois, en corps et encore. Kodály nous accordera bien sept danses, au moins.

 

Vous le saviez, vous, que les harpes pouvaient être sombres à l’occasion ? Habituée à les entendre égrener les filets d’eau et de voix des jeunes filles au bord des fontaines et caresser la crinière des licornes, j’ai tout de suite compris que la Petite sirène ne serait pas une joyeuse ondine peignant ses cheveux sous l’océan. Graves, les harpes annoncent le silence de la mer : loin des vagues de surface, dans les tréfonds aquatiques, lugubres, oppressés par la pression des profondeurs. Des bêtes plus étranges que inquiétantes que fantastique y remuent sans qu’on les voit, dans la zone aveugle des désirs plus ou moins humains.

Puis soudain, venu de trop loin pour ne pas prendre une coloration divine, un rayon de lumière, un pan d’obscurité devenu bleu marine. Une unique écaille attrape le reflet, fait une paillette quelque part en le réfractant et c’est le retour au noir. Il faut attendre un long moment avant que la texture lourde des eaux s’allége et que l’on se retrouve dans un jardin aquatique où les archets flottent au-dessus de l’orchestre-plancton comme les hautes algues qui, dans les films, enserrent les chevilles des plongeurs trop téméraires. Mais il n’y a personne dans le silence de la mer, rien qu’un arbre blanc dont les algues-feuilles ondulent tranquillement dans la lumière verte et dorée qui l’entoure, sous le mouvement du courant, qui ressemble étrangement au vent.

L’image s’efface, on est à nouveau plongé dans les ténèbres. Cela s’agite confusément, quelque part, quelque chose de prépare, mais rien ne bouge autour de nous, la nuit s’épaissit seulement. Une tempête doit faire rage en surface ; tout au fond, les répercussions sont infimes et terribles. Cela dure et de déplace quand soudain, sans que l’on sache comment – on a dû dériver, nous aussi –, on se retrouve en surface, là où il y a des vagues, une voile et, loin sur le rivage, Debussy, les matinées de beau temps. Il fait nuit depuis quelques instants et l’on respire, enfin.

(Le programme vous dira que le jardin aquatique est le bal du prince et que le final en surface correspond au moment où l’âme de la petite sirène s’élève dans les airs, mais je reste convaincue que c’est plus Andersen que Zemlinsky.)

 

Entre Kodály et Zemlinsky, la petite pianiste sirène : petite, donc, les cheveux détachés, les bras nus, brillante, comme un poisson dans l’eau face à son clavier. Yuja, t’as envie qu’elle soit ta copine : elle a ton âge ou presque ; elle est hyper-décontractée dans un milieu qui est habituellement plutôt guindé ; sa robe jaune asymétrique, remontant sur l’épaule gauche et fendue sur toute la jambe droite, serait la perfection incarnée teinte en orange ; elle marche à grandes enjambées sur des talons immenses ; à la façon dont elle penche la tête en jouant Prokofiev, on dirait une ado qui écoute tranquillement du rock dans sa chambre ; et elle ne ménage pas lors les saluts, manquant de peu de se cogner la tête contre le tabouret. Avec Yuja, tu irais faire du shopping et vous vous twitteriez toutes vos bonnes adresses bouffe. Forcément, elle épaterait tous tes amis en se détendant les doigts sur un piano de la SNCF et plus jamais tu n’aurais à souffrir Amélie Poulain et Titanic, sorte de lettres à Élise moderne qui constituent la totalité du répertoire pour pianistes amateurs (qui y mettent de la mauvaise volonté : même en ne prenant un cours qu’un samedi sur deux pendant un an, je pouvais jouer un mini-morceau de Bach). Bref, Yuja, on l’imagine comme la super copine quand on est une fille et la super petite copine quand on est un mec. Autour de moi, tous sont atteints de yujite aiguë : Andanteconanima rappelle l’épisode du bouquet de roses rouges, Ken fait prévaloir l’origine géographique pour parler de sa fiancée, Serendipity, toujours discret, sourit plus que d’habitude et Palpatine les laisse parler parce qu’il a négocié le panneau promotionnel avec le vendeur de CD et que Yuja trônera bientôt dans son salon à côté de Julia Fischer (puis, ça tombe bien, elle est petite, la PLV sera presque à l’échelle 1:1).

Sinon, à part être une star, Yuja est pianiste. Elle jouait le Concerto pour piano n° 2 en sol mineur de Prokofiev, dont on répète tant qu’il est d’une extrême difficulté que j’ai l’impression que c’est un peu comme si on demandait à une danseuse d’enchaîner l’adage à la rose après trente-six fouettés triples. De fait, ses mains courent à toute vitesse sur le clavier, on dirait deux araignées sous amphétamines. Je regarde les miennes, dont on m’a plusieurs fois dit que c’était des mains de pianistes, à cause de mes longs doigts et de la distance que je peux mettre entre le pouce et l’index (ma carrière de pianiste s’arrête là, je vous rassure tout de suite), j’observe les veines, je remue les tendons, je teste les articulations et je me demande si Yuja Wang est vraiment dotée de ces appendices humains, avec des os dedans. Je la soupçonne d’avoir des doigts en latex : il lui faut souvent se soulever du tabouret pour donner du poids à sa frappe et, à plusieurs reprises, elle rassemble toutes ses forces dans l’index, un peu comme Déborah François qui joue dans Populaire une secrétaire autodidacte de la machine à écrire. Yuja finit d’ailleurs aussi échevelée qu’elle, et luisante de sueur, encore.

Sans Romain Duris, c’est quand même nettement moins drôle. Passée la stupéfaction, je décroche un peu et regarde autour de moi. À ma droite, Palpatine se tient le menton, sans doute de peur que sa mâchoire ne se décroche. À ma gauche, à l’arrière-scène, Klari se tient aussi le menton mais d’un air fort dubitatif. Si elle avait une barbichette, elle la caresserait de manière sceptique, j’en suis sûre. Le fou rire commence à me prendre et éclate avec les applaudissements, quand j’observe Klari bouder les bras croisés et ne consentir à taper des mains que pour l’orchestre.

On enchaîne sur le bis, que je connais, je le connais, j’en suis sûre mais c’est quoi ? Je me tourne vers Palpatine, on tourne cinq secondes de film muet à base de yeux points d’interrogation et de mains basta c’est évident. Frustration. Quand soudain : Carmen. Quand soudain, d’avoir mis tant de temps à trouver l’opéra que je reconnaitrais même les oreilles fermées en sonnerie de portable, je comprends d’où vient l’impression que l’orchestre et la soliste ont joué deux partitions différentes malgré des passages de relais ultra-synchronisés. Je préfère ne pas imaginer les heures d’entraînement qu’il a fallu à la pianiste, parce que sa virtuosité ne sert à rien : en dépassant ses limites, elle a aussi outrepassé celles de l’oreille humaine. Carmen à cette vitesse phénoménale, c’est Carmen comme je la chantonne, de manière désordonnée, en enchaînant des mesures qui n’ont jamais été contiguës : pas une note n’a sauté mais toutes sont concaténées ; elles se marchent dessus et les noires se font des croches-pattes. La persistance rétinienne des doigts qui bougent trop vite pour qu’on en suive le mouvement se retrouve sur le plan auditif. Il faut avoir l’oreille entraînée des musiciens, au moins (ou celle des jeunes hommes dopés aux hormones, apparemment ça fait le même effet), pour avaler cette belle bouillie de notes. Forcément, de mon point de vue, le concerto n’a pas été très nourrissant. Que Yuja soit une Lang Lang en plus kawaï, à qui je n’ai pas envie de mettre des claques mais à qui Palpatine donnerait bien des fessées, n’y change rien.

À l’entracte, alors que j’explique à Klari que c’est un peu comme si un danseur très canon me faisait dix pirouettes à tourner de l’oeil sans rien comprendre au rôle, celle-ci trouve la comparaison-qui-tue : c’est Mathieu Ganio dansant Onéguine. Vas-y, top-là. On a cinq ans mais à côté des garçons avec leur bavoir*, on fait figure d’adultes.

* Exception faite de Joël.

Encore !

Se faire composer 27 pièces par 25 compositeurs, il pourrait y avoir là quelque vanité. Mais alors que les notes du programmes trahissent l’enthousiasme des compositeurs et l’honneur que cette commande représente pour eux, Hilary Hahn n’en tire pas la moindre gloire. Plus sérieuse que son interview du poisson rouge l’aurait jamais laissé supposer, elle se consacre tout entière à mettre leurs pièces en valeur – même celles qui en ont manifestement moins que les autres. Sa robe-tapisserie à franges n’est pas pour dissiper l’atmosphère de sérieux et de concentration, ni les lunettes qu’elle sort pour une partition-carte routière déployée sur le pupitre-pare-brise, soit particulièrement ardue à jouer soit difficilement mémorisable.

 

Pas de bienvenue mais un adieu de David del Tredici pour commencer la soirée. Aucune raison de douter que Farewell a été créé dans un moment où le compositeur ne se sentait « ni heureux, ni triste, mais plutôt serein » : il y a une sorte de lassitude, de détachement, qui n’est pas de l’indifférence mais au contraire le contre-coup d’une grande fatigue – un moment d’accalmie pour n’avoir plus la force de rien ressentir.

 

When a Tiger Meets a Rosa Rugosa : fragilité en force et la férocité sur la corde pour une pièce-pétale sous verre qui crisse comme du cristal. Du Yun m’a fascinée par les sonorités aigües de cette rencontre orientale à la Saint-Exupéry.

 

Light Moving : lumière en mouvement et déménagement aérien pour une pièce lumineuse de David Lang. Altitude des buildings, air frais et soleil d’hiver, voilà les pans de murs d’Hopper qui font partition.

 

Storm of the Eye : brefs coups d’archet et sons métalliques étirés sont précipités comme une réaction chimique en bocal – une tempête dans un verre d’eau, d’une forme curieuse et violacée. Tout à fait raccord avec le nom d’Elliott Sharp.

 

Incursion au XVIIe  siècle : le programme a été savamment concocté pour que les amateurs d’Hilary, qui ne le seraientt pas de musique contemporaine, viennent quand même la découvrir, rassurés par des valeurs sûres du répertoire. Pour ma part, je découvre aussi Corelli avec cette Sonate pour violon et basse continue. J’y retrouve une certaine qualité de la musique de Bach : le pouvoir de faire surgir le vide, soudain rempli d’air et de silence. L’espace entre les balcons, les projecteurs du plafond et les gradins de l’arrière-scène devient un volume sonore et architectural à part entière, la clef de voûte de la musique, le creux qui lui permet de battre son plein.

 

En imaginant Hilary Hahn en héroïne de film, Michiru Oshima nous propose des Memories sans vécu. J’oublie vite.

 

En cherchant d’où proviennent les drôles de sons pincés et vibrants d’Aalap and Tarana, on prête enfin attention à Cory Smythe, que l’on avait injustement délaissé jusque-là. Étalé sur son instrument pour atteindre directement les cordes et les pincer de la main gauche, tout en continuant à jouer sur le clavier de la main droite, le pianiste fait apparaître le fantôme sonore d’un sitar indien. Vraiment étrange.

 

La Chaconne de Bach qui a suivie a été jouée sans concession – je n’arriverais pas à la qualifier autrement. Comme si une main maîtresse, juste et dure quoiqu’aimante, recadrait à tout instant la course folle des notes, n’en laissant pas échapper une, les contraignant à ralentir ou à accélérer pour tenir le rythme, toujours à la limite de se laisser entraîner par leur puissance, qui lui donne force et vitesse, toujours à la limite de la lutte, limite jamais franchie, toujours retenue.

 

La Sonate n° 1 de Fauré est sûrement le moment le plus émouvant du concert et celui où le piano occupe une place égale au violon. À celui-ci la plainte des petites blessures accumulées, plus ou moins bien refermées et rouvertes sous la poussée lancinante de l’archet, à celui-là l’expression policée qui ne laisse rien paraître qu’au compte-goutte, toujours avec pudeur et élégance, selon le savoir-vivre de la bonne société qui tempère les élans de l’intériorité.

 

Je demanderai ensuite à Anton Garcia Abril, Valentin Silvestrov et James Newton Howard de bien vouloir m’excuser : soit que la pause n’ait pas été assez marquée entre les morceaux par les artistes, soit qu’ils aient accueilli les applaudissements entre les mouvements avec un peu trop de bienveillance, j’ai perdu le fil de ce qui revenait à chacun et me suis fait surprendre par la fin du concert après avoir apprécié le rythme enjoué, vaguement jazzy, de 133… at least. La forme courte des encores s’y prêtant bien, Hilary Hahn a gratifié le public de deux bis aux titres dont je n’ai pas compris un traître mot – puis de son sourire lors de la séance d’autographes. J’ai eu un coup de pincement au cœur pour le pianiste, auprès duquel on ne se ruait guère, mais celui-ci souriait tant et si bien qu’il ne faisait aucun doute qu’il était heureux d’être là, à côté certes mais aussi aux côtés d’Hilary Hahn. Avec l’aura de la fatigue, il était ils étaient terriblement beaux.


Quelques photos des saluts. L’extase palpatinienne.