[Si vous m’avez déjà accompagné dans une librairie ou que vous êtes déjà converti, vous pouvez éventuellement commencer directement au troisième paragraphe. En vertu du droit premier des lecteurs énoncé par Daniel Pennac, vous pouvez aussi ne pas lire.]
Avant de faire la pub du format e-ponyme, il faut que ce soit bien claire : je suis le genre de balletomane qui, lorsqu’elle achètait son programme, ne commençait pas par le lire mais par le sniffer. Et si cette phrase est au passé, ce n’est pas parce que j’ai grandi (il suffit de voir mes grandes chaussettes colorées pour s’en convaincre) mais parce que l’Opéra a augmenté les tarifs de changé ses programmes et que les nouveaux, imprimés sur papier glacé, n’utilisent plus cette encre à base de madeleine proustienne. Je suis aussi le genre de lectrice à rendre fous les libraires comparer pendant vingt minutes deux éditions d’un même ouvrage, sans même qu’il s’agisse d’une traduction. Voire deux exemplaires de la même édition, pour déterminer si la micro-corne (visuelle) sur le coin inférieur droit de la quatrième de couverture est plus ou moins traumatisante que la nano pliure (tactile) de la tranche. Je suis aussi le genre de personne bordélique à ne ranger que ses livres, par ordre alphabétique d’auteur (classique)… à l’intérieur de chaque collection. Je suis superficielle visuelle, que voulez-vous, je me souviens d’un livre par son aspect physique. Ajoutez à cela que je possède toujours un dumbphone de la première génération (celui-là même que tout le monde avait avant — un 3315) et vous devriez être convaincu que la souris de bibliothèque non geekette n’était pas tout acquise à la cause numérique.
Aujourd’hui, j’ai un Cybook Opus de Booken, dont le look tout en arrondis me rappelle délicieusement ma Game Boy pocket (argent, offerte pour mes 7 ans par mon père, au grand dam de ma mère qui a quand même fini par avouer que c’était de sa faute si les piles se déchargeaient si vite — pour être exacte, c’est la petite musique de Tetris qui l’a trahie — « Dis maman, tu n’aurais pas fait deux lignes, là, par hasard ? »). Et je bave comme ce n’est pas permis sur le nouvel Odyssey qu’a acheté Palpatine. Sage, néanmoins, j’attendrai la couleur pour justifier un achat concupiscent. Mais ce n’est pas de gadget électronique dont je veux vous parler. La course à la technologie nous pousse à chercher la performance pour la performance et à exiger des caractéristiques nullement requises (16 niveaux de gris quand 4 fournissent un contraste tout à fait satisfaisant ; temps de rafraîchissement qu’on trouve toujours trop lent alors que la même durée ne nous gêne pas le moins du monde quand il s’agit de tourner une page de papier) au détriment d’autres plus essentielles (comme les tailles de police, très limitées sur le Sony, la S étant trop petite et la M trop grande). Mais je ne cherche pas là à vous dire quel lecteur d’ebooks acheter : Bookeen. Pour une fois, je voudrais qu’il soit question non de livre mais de lecture numérique. Les pro-ebooks passent très rapidement sur la question alors que c’est, il me semble, un point fondamental à aborder pour engager la discussion avec les réfractaires.
On ne lit pas de la même façon sur un livre ou sur un reader, quand bien même le confort visuel est le même grâce à la technologie e-ink. Un reader n’offre pas la matérialité du livre — ou plutôt faudrait-il dire n’offre pas la même matérialité que le livre. Par son format, son poids (léger) et sa couleur (j’ai renoncé à l’orange pour le confort de l’environnement de lecture, c’est dire si la couleur importe), le reader tient en main. En main, au singulier. C’est la première différence d’avec le livre papier qui exige une deuxième main pour tourner les pages sinon pour rester à la (bonne) page (à moins de lire assis à une table, ce que je n’envisage que pour un travail scolaire). Je ne sais pas si le livre numérique, c’est de la pornographie, mais c’est en tous cas un livre qui se lit dans toutes les positions. Finies les fourmis dans les bras quand on lit allongé sur le dos ou les pages qui se referment quand on se tient à la barre (ça vire SM, là — la barre du métro, hein). Le livre numérique est un livre qui se lit d’une seule main. Dans tous les sens du terme. Sans couverture et sans le regard du libraire, du caisser ou des autres clients, la lecture est volontiers plus osée (j’ai quand même fait gaffe à qui était à côté de moi avant d’entamer Sade dans le TGV et on a peut-être pu croire que la clim ne marchait pas dans mon secteur quand j’ai fini un passage lubrique d’Apollinaire). Alors que l’anonymat des achats de livres en ligne fait problème, la lecture est paradoxalement moins affectée par la peer pressure (le téléchargement est encore plus discret qu’un colis de la poste).
La liste des ebooks les plus téléchargés est assez éloquente à ce niveau. A l’exception notable de la Bible ? Oui et non. A versailles, sans conteste. Mais dans un environnement farouchement athée, cela peut aussi faire lever les sourcils. Pour beaucoup, j’imagine que c’est aussi un peu l’occasion qui a fait le larron (légal) : on ne l’aurait pas acheté mais tout de même, cela ne ferait pas de mal d’avoir ce texte fondamental dans sa bibliothèque. C’est l’effet domaine public, qui induit un regain d’intérêt pour les classiques sur le mode « why not ? » ; gratuit, pas d’appréhension. Mais parmi tous les téléchargements de la Bible, il n’est pas aberrant de penser qu’il y ait de vrais croyants ; ceux-ci offrent le plus bel exemple de ce que l’on peut dissocier livre et lecture, puisqu’ils téléchargent comme n’importe quel autre ouvrage ce qu’ils considèrent comme le Livre, pour ainsi dire sacré. (Vous me direz, cela fait belle lurette que la Bible existe en poche. N’empêche que j’en ai rarement vu sur les étagères…) Le numérique minore le livre-objet tandis que la lecture se trouve valorisée*. On pourrait certes invoquer un déplacement de la snobinardise, qui résiderait dorénavant dans la possession du reader et non plus dans le livre qu’il faut avoir lu (mais pas nécessairement lire) ; il me semble néanmoins que la place de l’objet socialement reconnu est occupée par les tablettes type iPad. A priori, le possesseur d’un lecteur d’ebook est lui-même un lecteur — par opposition à un consommateur. Sans le prestige du papier ni la fierté du geek, ne reste que la lecture.
Dans cet environnement dépouillé, j’ai l’impression d’être davantage concentrée sur ce que je lis. Grâce à cette ardoise magique, n’existe que ce qui est affiché à un instant T. La masse que l’on tient habituellement dans la main gauche est tout entière dans notre mémoire et il n’y a pas dans la droite matière à sentir si la fin est assez proche pour que l’héroïne meurre sans détruire toute l’intrigue, ou pour que le mariage annoncé serve de garrot à une histoire qui finit bien, et non d’élément perturbateur ouvrant sur tout une série de rebondissements. Il y a bien l’indication du numéro de page, en bas de l’écran, 142/379, mais les fractions ne m’ont jamais vraiment parlé au-delà du huitième (1/8 est encore décent ; après, les parts de gâteau deviennent vraiment trop petites). D’ailleurs la page n’est plus l’unité pertinente. Et ce n’est pas une question de vocabulaire, où « écran » se substituerait à « page ». Cette dernière n’a de sens que par rapport à l’édition papier dont elle est appelée à se défaire. Avec le livre numérique, l’inspecteur ne peut plus confondre le délinquant parce qu’il dit avoir glissé la preuve qui l’innocente entre la page 181 et 182 de tel bouquin, parce qu’avec le livre numérique, le recto s’affiche avec le verso (181-182/379) pour peu qu’on ait choisi une police de caractère supérieure à celle de l’édition papier.
Voilà une autre valorisation de la lecture en tant que telle : la possibilité d’afficher le texte à une taille adaptée à notre vision et au contexte de lecture (fatigue, faible luminosité…). Finis les pavés en police 8, où l’on est prié d’admirer le chef-d’oeuvre dans son ensemble sans lire entre les lignes, comme ces tableaux qu’on alourdit de cadres massifs qui les dénaturent, et que l’on insère dans des scénographies qui mettent en valeur le spectateur venu les voir plus que les toiles (cf. On n’y voit rien, de Daniel Arasse). J’aimerais bien entendre Kundera à ce sujet, lui qui pestait contre les éditeurs de Kafka (édificateurs d’un monument, maçonné à coups de paragraphes bien denses) et a obtenu de Gallimard une mise en page aérée où le lecteur puisse prendre le temps de se poser. Il commence peut-être à être un peu âgé pour se faire le fossoyeur de son époque, mais sait-on jamais, Ray Badbury a bien changé d’avis.
C’est assez cohérent d’ailleurs : le livre numérique n’est pas une aide au pompier pyromane qui est dispensé d’autodafé, il montre d’évidence que la lecture est affaire de mémoire. Carte mémoire, pourrait-on dire pour le plaisir du bon mot, mais davantage souvenir de ses lectures et de celles des autres, qui forment la base sur laquelle s’édifie la pensée. Pas de volume pour nous bercer de l’illusion rassurante que nous possèdons le savoir, juste quelques mots apparus sous nos yeux pour nous inviter à les faire nôtres avant de les effacer. En ce sens, cela ne me gêne pas outre mesure d’avoir un appareil qui ne permette pas l’annotation : on laisse des marques pour s’y raccrocher, pour y revenir, alors que le seul fait de les laisser trahit le savoir et la crainte que l’on a de ne pas en avoir le temps. Pas d’illusoire rempart contre l’oubli (et in fine la mort), pas de réduction, juste le risque de l’effacement et le pari de la mémoire. Il y a là quelque chose de la beauté et de la menace d’Une trop bruyante solitude. La lecture numérique, c’est aussi un peu cela, la fascination pour la destruction, ambivalente au point de cotoyer la beauté de la (re)création.
* Le contrepoint malheureux à la marginalisation des bibliothèques-décor, c’est qu’on ne pourra plus se faire une idée de la personne chez qui l’on met les pieds en jetant un oeil à ses bouquins. La tête un peu penchée : tiens, c’est marrant, celui-là je l’ai lu quand… La seule tare majeure que j’ai trouvé au livre numérique, cependant, c’est que je n’ose pas lire dans mon bain avec. Quand on risque de noyer 8 €, passe encore, mais un reader…