Une exposition en clair-obscur

L’âge d’or de la peinture hollandaise, à la Pinacothèque de Paris

J’étais dans d’excellentes conditions pour voir l’exposition de la Pinacothèque : délicatement repue après avoir trempé une brioche riche en beurre dans le meilleur chocolat chaud du monde, rêveuse à souhait d’avoir échafaudé avec ma grand-mère l’hypothèse de partir toutes les deux cet été à Rome – hypothèse qui a pris la forme de pastas parfumées et tardives dans l’oubli d’une journée en clair-obscur éblouissant, près des pierres qui auraient retenu la chaleur du soleil bien davantage que la splendeur de l’antique passé- et allégée au vestiaire de quelques kilos que leur contenu ne rendait pourtant pas bien lourds. Qui oserait dire de Nicolas Leriche qu’il est pesant ? Prenez plutôt de sa photographe l’adjectif de « dense ».

A l’entrée, j’ai retrouvé l’ex-vierge (urgent de trouver un pseudo – Erato ?), dont j’ai vite découvert que nous nous entendions à merveille pour voir une exposition ensemble. Ce qui va rarement de soi, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Entre les maniaques de l’ordre qui refusent de jouer de l’affluence en arpentant une salle en fonction de ses espaces libres, et les zappeurs qui vous pressent justement parce que vous ne les sentez plus autour de vous, trouver un compagnon de musée qui n’alanguit ni ne brusque votre rythme relève déjà de la gageure. Quand de surcroît votre accompagnatrice vous sert de Bible portable pour parer aux lacunes les plus honteuses de votre manque de culture religieuse, vous commencer à la trouver sainte. L’ex-vierge et moi visitons l’exposition de manière élastique, sans être collées, mais en nous retrouvant souvent, pour accélérer devant les gravures de chevaux noueux et partager des rires autour de remarques idiotes. Mais aussi, je vous assure qu’il y avait un Jésus bien pire que les Christ-crevettes vus avec Palpatine au musée Jacquemart- André, qui ressemblait à Golum ; que Aelbert Jansz van der Schoor avait fait rouler son crâne sous toutes les coutures pour faire ressortir la vanité de son modèle mort ; que l’un des peintres devait être un mage noir pour avoir doté une famille entière de nanisme ; et que les paysages enneigés ne vous enflamment pas le neurone à moins d’y trouver un personnage qui fait le zouave.

 

 

Aelbert Jansz van der Schoor Vanité


Nous avons pu râler de concert sur l’éclairage des salles qui tendaient invisiblement à se mettre au diapason des œuvres exposées ; mais comme souvent, l’imitation n’est pas à la hauteur de l’original et les longs panneaux de commentaires déstructurés en blanc sur violet/vert/ marron produisaient un piètre clair-obscur.

 

Malgré les yeux flingués au bout de deux salles, j’ai continué à lire le méli-mélo d’informations socio-économiques (ah, les Pays-Bas, ses tulipes et ses prospères flottes qui font des marchands de petits mécènes et permettent le développement des arts, c’est beau, c’est philanthropique, que c’est civilisé !), biographiques (sûr que ça change la face du monde de savoir que tel peintre a épousé telle illustre inconnue qui lui a pondu x marmaille) et artistiques (je n’avais jamais pensé que le clair-obscur dont la lumière irradiante émane d’une source invisible car tenue cachée derrière une main était particulièrement propre à évoquer le rayonnement qui émane de la divinité) . L’évolution des genres picturaux doit être passionnante à étudier ; au musée Jacquemart-André (les peintres hollandais ont la côte), on apprenait que le paysage est devenu un genre de premier-plan après avoir quitté les arrières du portrait, ici, on tracera la filiation des vanités aux natures mortes, nouvelle occurrence d’un glissement du sacré au profane.

On oubliera les désynchronisations qui font mauvais effet (comme de souligner que Vermeer est l’un des rares à ne pas s’être essayé aux scènes de genre… juste à côté d’un Vermeer, qui en toute logique aurait du être absent de cette salle consacré à ce type de tableaux), et empêchent de trouver cette exposition aboutie, au titre par ailleurs un peu abusif : de Rembrandt à Vermeer, lorsqu’il n’y a qu’un seul tableau de ce dernier…


 

La Lettre d’amour fait néanmoins l’objet d’une interprétation qui m’a bien plu, celle d’une intimité qui se laisse surprendre, le peintre ayant pris soin de disposer des objets qui préservent moins l’intimité en faisant obstacle aux regards qu’ils ne la créent, par leur quotidienneté (le seau et le balais renversé par terre comme signes du désordre amoureux, il ne faut pas pousser), il est vrai, mais surtout par le délai qu’ils imposent à l’entrée dans la scène.

La thématique de l’intimité est également mise en scène dans la Femme à sa toilette, de Jan Steen : elle y est théâtralisée par les rideaux du lit dont on perçoit à peine les baldaquins.

 

(je ne me rappelle pas du cadrage arrondi…)

La qualité d’une expo ne se juge pas à la quantité, mais il ne faudrait pas penser toujours attirer le chaland en lui faisant miroiter quelques chefs-d’œuvres et en remplissant les salles de tableaux à l’intérêt variable.

 

Wallerant Vaillant, Maria van Oosterwijck, peintre de fleurs
Seul élément vivant, la page cornée

Ici, au contraire, (qui me retrouvera la Nature morte avec des livres de Jan Davidsz de Heem ?) les pages ne sont plus tournées, les livres ne sont plus des supports au savoir, au divertissement, à la découverte, etc. En les prenant pour objet (sujet), la peinture les transforme en objets (matérialité limitée à elle-même, jamais animée par l’esprit qui la parcourt) : ils sont réduits à n’être que des choses, usées, entassées, vaines. Cela m’a frappé de voir ce tableau à la suite des vanités, et cela me choquerait presque à présent que Folio ait pris une nature morte de livres pour les Essais de Montaigne, pour qui la lecture est tout sauf engrangement mécanique de petits caractères.

Le contraste de qualité redonne un sens au « chef-d’œuvre » qui prend effectivement le pas sur les autres. Il faut profiter de cette conscience plus aiguë qu’à l’accoutumée pour ne pas sauter d’un tableau à l’étiquette que lui confère la légende (en minuscule et illisible, histoire qu’on oublie que la légende est ce qui est – mais on n’aime pas les lettres antiques, j’en veux pour preuve l’Odyssée dénichée dans un enclos perdu de la BU, pas loin de Kundera *bouhou* , au-dessus de l’étiquette « littérature russe »), et prendre le temps de se demander s’il n’y aurait pas des œuvres de premier chef auxquelles on aurait omis pour une raison ou pour une
autre d’apposer l’appellation d’origine (in)contrôlée
.

 

(reproduction toute sombre, toute pourrie… si vous trouvez mieux…)

Ma découverte préférée de l’exposition se trouve ainsi en la personne d’Emanuel de Witte, qui a peint un tableau curieux malgré son thème on ne peut plus bateau. Ce qui attire d’abord le regard dans Le Nieuwe Vismarkt à Amsterdam, c’est, en dépit de l’usage, l’arrière-plan, beaucoup plus lumineux que l’étal de poissons. Une réflexion derrière moi, « c’est presque moderne », le rend évident malgré l’anachronisme improbable : c’est à Hopper que les façades me font penser. Comme chez le peintre américain, le cadrage est ingénieux, quoique beaucoup moins ostensible : il empêche le regard de se fixer uniquement sur les chaires sombres de la marchandise, tire le tableau de l’ornière potentielle de la nature morte et lui fait prendre le large en reliant les différents acteurs et lieux de la ville : on devine le port à quelques mats, qui se dressent avec panache derrière le chapeau d’un des clients. On aperçoit ici d’un regard ce que les panneaux explicatifs tentaient de nous brosser de terme d’activité économique et de société, et qui prennent seulement alors tout leur sens.


Le sens du cadrage d’Emanuel de Witte se confirme avec l’Intérieur de la synagogue portugaise d’Amsterdam. Quoique celui-ci m’emballe moins que le précédant, j’ai fini par comprendre que ce qui m’arrêtait et m’empêchait de glisser au tableau suivant comme ce genre de grande scène me pousse pourtant souvent à le faire, c’était le point de vue choisi, qui subvertit la symétrie : la scène étant prise de biais, le regard peut se faufiler ; on ne s’enfile pas les colonnes comme un verre d’eau lorsqu’on est assoiffé.


A défaut d’être vraiment organisée (comme ce post), l’exposition utilise le principe du crescendo et fait languir un peu le visiteur avant de lui donner du Rembrandt. Ce nom ne me déclenche pas des spasmes comme ont dirait qu’il le fait à certains, mais j’ai (été) retenu(e) par sa Salomé blonde et chaudement vêtue (cela plairait à Ariane en lui donnant raison : non, Salomé n’est pas une histoire sexuelle), à la main étrange. Suspendue, elle est pourtant prise dans un mouvement qui n’a rien d’évident (interrogation, désir, autorité ?), et ce poing qui n’en est pas vraiment un (il n’a pas donné le coup) dérange une image bien sage pour celle qui a réclamé la vie de Saint Jean-Baptiste. C’est d’ailleurs ce dernier qui fournit son titre au tableau, et c’est d’autant plus pertinent que celui-ci semble réaliser la décapitation de celui-là par son cadrage cou(pé).

 

Du beau, du moins bon, quelques découvertes sans grande révélation, cette exposition titille tout de même suffisamment le neurone pour que l’on ait envie de prendre son temps à contempler certains tableaux malgré l’éclairage « crépusculaire ».

Titien, Tintoret et Véronèse

 

Vendredi soir, j’ai décidé d’aggraver mon retard de comptes-rendus blog en accompagnant Palpatine, armé de sa mauvaise langue et d’une carte Louvre qui nous a fait transplaner (oui, j’ai regardé Harry Potter hier soir) dans la Venise du XVIème siècle en moins de deux.

Les trois noms du titre de l’exposition annoncent la couleur: on aura droit à de la peinture religieuse Titien est le first, puis vient (chronologiquement – et artistiquement ?) Tintoret, développement du premier avec une belle assonance, et Véronèse achève le massacre de l’effilochage verbal – il fallait bien parfaire la trinité ; et Bassano ? basta !

On veut nous montrer que la rivalité se transformait à Venise en émulation, la cité des Doges ne se choisissant pas un unique artiste officiel qui se reposerait sous ses lauriers. Après Picasso et les maîtres, l’approche comparative semble être à la mode. A quelques doublons près (rarement des triplettes, sauf pour la pauvre Lucrèce qui devient la victime d’un viol collectif), l’exposition des maîtres italiens évite la juxtaposition de tableaux d’un même titre décliné en trois signatures différentes, et organise l’aperçu de la production artistique de l’époque par thèmes, certains évidents, comme « Portraits de représentation » ou « Entre sacré et profane », d’autres moins, comme les « Nocturnes sacrés » qui cherchent à écouler le stock de la section précédente, ou le « Prologue », qui ressemble à une troisième partie placé en guise d’introduction.

 

« Le reflet et l’éclat »

 

Je laisse de côté les « portraits de représentation », devant lesquels me revient une bribe de cours sur l’esthétique, à savoir que le portrait est un genre casse-gueule (mais on vous ouvrira une petite fenêtre sur le côté pour que vous puissiez sauter comprendre au vu de la bataille navale que vous avez affaire à un amiral) pour attaquer sur « Le reflet et l’éclat » qui, promesse de mise en abyme qu’ils sont, m’enthousiasment bien plus.

Coquets et vaniteux, les peintres manient le miroir dans l’intention de prouver la supériorité de leur art sur la sculpture, avec comme argument principal que contrairement à celle-ci, leur art peut montrer simultanément divers aspects d’une même chose. Pas besoin de tourner autour du pot de la statue. A voir la Vénus au miroir de Véronèse, on se dit que cela aurait peut-être été préférable.

 

La pauvre déesse se retrouve avec une petite tête mal vissée sur une stature d’hommasse : pas étonnant qu’elle ne se mire qu’en plan rapproché dans le miroir, Cupidon est un fin psychologue, il veut éviter la prise de bec (cf les colombes en dessous – tout n’est que paix et amour, on vous dit).

 

Titien lui est sans conteste supérieur, qui par le reflet flouté (au cas où nous n’aurions pas compris que c’est un miroir que lui tendent les mômes zélés – un peu comme dans les BD les bulles aux bords dentelés de petit Lu pour indiquer qu’il s’agit d’un rêve du miroir) anticipe l’engouement pour les jeunes filles à une perle (*asymétrie power* – quand j’aurai fini de me les plier en quatre, je vous dirai tout sur ma nouvelle coupe de cheveux). Cela n’empêche pas Palpatine d’être effaré du non-respect des lois de l’optique (et pourtant, il ne porte pas Descartes dans son cœur) et d’invoquer les primitifs flamands et leurs miroirs qui tournent rond.

 

Tintoret n’a apparemment pas peint de déesse coquette, mais pour ne pas le léser, on aura accroché sa Suzanne au bain. Ne reflétant qu’un bout d’écharpe de façon fantomatique, le miroir devient l’indice du reflet volé par les vieillards voyeurs.

Toujours dans les reflets, on oubliera le jeune homme cerné de glaces curieusement orienté (mieux vaut ne pas confier au peintre l’exécution d’un numéro de magie où le corps du modèle est tronqué par les reflets, à moins de la souhaiter au sens propre) pour préférer des anamorphoses sur armure (vérification optique de ce que l’uniforme peut mettre certaines dans tous leurs états – même si le débat n’est pas tranché de savoir s’il s’agit d’une allégorie de la conjugalité ou du deuil, c’est dire combien le mariage est chose joyeuse).

 

« Entre sacré et profane » et « Nocturnes sacrées »

 

La formule « Entre sacré et profane » convient parfaitement à Bassano qui traite des sujets mythologiques ou bibliques comme des scènes de genre : c’est assez fun de trouver les pèlerins d’Emmaüs dans la cuisine (et ce devait aussi être l’avis des commanditaires, puisque le tableau est en nombre d’exemplaire assez nombreux pour jouer au jeu des sept différences), dont la forge de Vulcain n’est pas si éloignée (j’adore la façon dont il peint le feu – un second tableau en donne la confirmation : il ne sait pas y faire, les flammes restent une petite explosion de traits droits, on peu comme un épi de cheveux).

(détail)

En revanche, si la trinité titrée oscille entre sacré et profane, c’est plutôt que tout est prétexte à grande (large et haute) peinture, surtout les pèlerins d’Emmaüs (pas ceux de Rembrandt, malheureusement), parmi lesquels on trouve des femmes (c’est pour les drapés), des enfants (la biodiversité de Ses créatures) et des chiens (on essayera de vous faire gober au détour d’un commentaire que c’est un symbole du bien versus le chat démoniaque ; en réalité, c’est maladif, ils en collent partout – Bassano est allé jusqu’à réaliser des portraits de chiens). Il ne sera pas non plus dit qu’ils aient mégoté s
ur la couleur : rose et bleu, c’est un minimum ; avec du jaune et du vert, c’est bien mieux. Ils ont aussi mauvais goût que moi, c’est dingue.

Cette désinvolture babillarde a tout de même valu un procès à Véronèse, qui ne s’est pas démonté : « S’il reste de l’espace dans le tableau, je l’orne d’autant de figures qu’on me le demande et selon mon imagination […] Nous les peintres, nous nous accordons la licence que s’accordent les poètes et les fous ». Quand j’ai commencé à lire la première phrase de la citation sur le mur, cela m’a fait sourire, et marrer quand je suis arrivée à l’assimilation volontaire avec les dingues. Plaider la folie : tactique ou revendication d’identité ?

Je m’autoriserai le droit de ne pas mettre en lumière les « nocturnes sacrées ». Il faut se contenter d’indications très éclairantes comme « chiasme de la mort » (tête – pieds du Christ / pieds- tête de la Vierge). Ecrit en blanc sur gris, cela aurait du me dissuader de trop lire les légendes accompagnant le titre (mais aussi, avec mon inculture religieuse…). Un jour peut-être, les scénographes comprendront que les étiquettes minuscules obligent à des va-et-vient qui induisent gêne (zoom in) et bousculade (zoom out), et bousillent les yeux (puisque la préservation des œuvres exige un éclairage assez faible). A moins qu’ils l’aient déjà compris et qu’ils souhaitent en leur for intérieur que les notices ne soient pas lues.

 

« L’art en personnes »

 

M’est avis que c’est un appendice de la section portraits qui n’en a été éloigné que dans un souci de variété. On ne sait toujours pas de la peinture ou de la sculpture laquelle domine l’autre, ni si la querelle est toujours d’actualité, mais presque tous les artistes représentés sont pourvus de leur petite statuette (inclusion ou référence obligée ?). Le seul portrait à m’arrêter (il faut dire qu’une fermeture anticipée de dix minutes a été annoncée de façon pressante) est celui-ci, de Palma :

C’est moins le regard absent et le geste théâtral du collectionneur qui me perturbe (après tout, il montre qqch) que la pierre grise qu’il exhibe. Et encore… je ne dis pierre qu’à cause des statues qui se trouvent derrière lui. Je devrais plutôt parler d’aplat gris, comme si l’on voulait nous montrer un peu de matière pure, et suggérer que la couleur du peintre veut bien la pierre du sculpteur, puisqu’elle parvient à la suggérer.

 

« La femme désirée »


Cruel manque de temps pour cette partie qui aurait bien pu être ma préférée avec les reflets (bien que n’offrant pas le même degré de médisance potentielle) ; la toute fin a été vue un peu à la manière des touristes en bus à deux étages, qui essayent tant bien que mal de grappiller quelques vues avant quelque tournant fatidique. J’ai quand même pu voir les trois viols de Lucrèce (mais deux de Titien), qui jurent quelque peu avec le titre de la section…

 

Le personnage qui soulève la tenture m’intrigue. Palpatine a suggéré que le viol était collectif. Inci pourrait-elle confirmer avec sa fréquentation des textes antiques ?

 

 

Toujours Titien et toujours le genou de Tarquin entre les jambes de Lucrèce. La symbolique du couteau saute encore plus aux yeux, de part sa forme courbée de mini-sabre qui laisse sans mal prolonger le geste jusqu’à l’endroit où va porter le coup. Si vous doutiez encore du potentiel phallique de l’épée, il vous suffirait de tomber dans le Gaffiot sur « vagina » qui signifie « fourreau ».

 

Le poignard se fait plus discret chez Tintoret, remisé aux pieds de la belle et supplanté par le collier de perle qui irrigue le tableau de cotillons commémorant la chasteté perdue de la belle. L’ondulation des muscles noueux de l’assaillant nous empêchera le bon mot d’Oriane de Guermantes : Tarquin n’est ni taquin ni superbe, malgré l’air tranquille de Lucrèce dont tout l’effroi et la violence subie doivent être transférés dans les contours zigzaguant (électriques ?) des plis des tissus. Si, comme la statue, je plonge la tête a première dans l’interprétation grossière, il ne faut pas en conclure que j’aime le tableau. Je préfère Titien, une fois encore.

Sera aperçu seulement un dernier Titien, qui est la reprise d’une Danaé peinte dix ans plus tôt (et par conséquent située dans le « prologue » de l’exposition).

 

Danaé restera toujours pour moi accolée à Klimt, mais (ou peut-être justement grâce à cela, à l’attention suscitée par l’écho à une œuvre appréciée) celle de Titien m’a quand même bien pluie plue, avec son nuage barbouillé. Dans la partie inférieure gauche du tableau, toutes les courbes sont orientées de même (lit, drap, dos, ventre) et les doigts de la main gauche « ratissant » le drap en pénètrent les plis comme la pluie d’or ne va pas tarder à le faire de la jeune femme, aux joues déjà roses-rouges.


 

On sent que Titien s’est amusé en peignant sa seconde Danaé : l’or n’est plus seulement la matière précieuse en laquelle Jupiter choisit de se transformer pour parvenir à ses fins.

(Clin d’œil que Tintoret reprend sans grande subtilité.)

L’ajout tout domestique du chien (encore !) et la substitution de Cupidon par une vieille (entremetteuse) ne laisse pas grand doute sur la cupidité de cette dernière, ni sur les mœurs dont le peintre pourvoit Danaé. Cela seul pourrait suffire à justifier l’exposition séparée des deux Danaés. Après la religion, voilà que la mythologie sert de prétexte : « Au XVIe siècle, Venis
e est célèbre pour la liberté de ses mœurs mais les images érotiques ne sont pas admises en public et les prestigieux nus de Titien sont réservés au milieu fermé des commanditaires, souvent étrangers. Les nus profanes de Titien sont empreints d’une grande sensualité, même s’ils s’appuient sur une thématique mythologique et suivent des codes de représentations » peut-on lire sur le site de l’exposition.

 

La prochaine fois, je saurai qu’il faut chercher les vestiaires dans le grand hall, histoire de n’être pas encombrée de mon eastpack orange et mon sac de danse (je me demande même comment les gardiens ont pu me laisser entrer avec ça) et je me renseignerai sur ce qui suit avant de m’éteindre sur un banc au milieu de l’expo et de m’attarder en pèlerinage à Emmaüs.

 

Les primitifs flamands et Cie au musée Jacquemart-André

On arrive les joues bien roses pour voir les Flamands, après avoir fait le pied de grue pendant plus d’une heure devant le musée Jacquemart-André qui expose (une partie de) la collection Brukenthal. Quelque chose dont j’étais curieuse sans pour autant y rien connaître. Je ne suis pas certaine d’avoir saisi le véritable principe d’organisation de l’exposition, alors plutôt qu’un compte-rendu pudding comme j’en fait depuis quelques temps, voici plutôt un assortiment hasardeux de quelques sablés à grignoter dans le parc Monceau, qu’on a rejoint en sortant, par la rue Rembrandt, coïncidence poétique. Voici ce qui peut passer par la tête d’une souris devant des tableaux et ne doit pas nécessairement être attribué aux tableaux (quand tu cognes ta tête contre une cruche et que ça sonne vide…)


Les paysages n’ont jamais été ma tasse de thé, je les trouvais très bien au rang d’ornements de portrait dont on nous apprend qu’ils se sont progressivement démarqués, jusqu’à devenir un genre autonome (j’ai comme un énorme doute sur la grammaticalité de ma phrase, mais une flemme plus énorme encore de trouver une tournure élégante et correcte).

 

 

[Paysage montagneux avec un moulin Jodocus De Momper]

 

La profondeur par la couleur… souvenez-vous en : terre à terre n’est pas gris mais marron, et pour idéaliser tout ce qui est dans le lointain (montagne eu loin, horizon de la mer, ciel, yeux d’un inconnu), c’est le bleu. Glacier, pour statufier tout mouvement et faire entrer votre sujet dans l’éternité.


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Fort heureusement, Bruegel a eu la bonne idée de peupler ses paysages de multiples scènes de genre miniature, et c’est beaucoup plus divertissant à regarder. Le massacre des innocents propose ainsi quelques variations sur les moyens de s’étriper. Le ciel est bien bleu, la neige blanche malgré le sang, c’est coloré, c’est si vif et joyeux que c’en est terrifiant. De loin, verriez-vous grande différence avec le Paysage à la trappe aux oiseaux de Pieter Brueghel le Jeune (ci-dessous)? (si quelqu’un pouvait m’expliquer pourquoi une trappe dans le titre… ça m’intrigue fort) Cette indifférence du paysage au massacre me rappelle Malraux et ses détails anodins (un vol de pigeons sur le square ensoleillé, un verre de vin…) qui paraissent presque obscènes au milieu des combats.

 

 

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Pas vraiment un sablé mais plutôt une galette de beurre : L’homme au chaperon bleu de Jan Van Eyck, aussi célèbre que petit. Palpat’ a eu une suprise semblable à celle que j’avais eu devant la Laitière de Rembrandt (qui fait à peine un format A4 if memory serves).

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[La visite chez le médecin du village de David II Teniers]


On retrouve vite ses vieux réflexes enchanteurs qui font voir un alchimiste à la place d’un médecin. Tant qu’on ne sait pas que ce dernier se livre à une analyse d’urine, on peut être fasciné par le reflet du verre de la fiole.

 

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La Sainte Famille de Jacob JORDAENS, ou la naissance du film d’horreur. Franchement, regardez-moi l’ombre démesurée de la main de la femme éclairée en contre-plongée par le cierge !

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[Trois femmes et un enfant : esquisse pour l’été et pour le bac de Jacob Jordeans]

[désol:ée pour l’affreux cadrage vert]

La juxtaposition des trois études me plaît bien. Les femmes ne sont évidemment pas proportionnées les unes aux autres, mais on s’élance volontiers dans cette espèce de rêverie. La main à gauche, qui plonge hors du cadre. Le chapeau retenu. Le téton qui semble posé sur le tissu. Puis je ne cesse d’être surprise de ce que le front jaune, la joue rose et le duvet de barbe blanche réussissent à faire le portrait d’une femme sans la transformer en père Noël alcoolique avec la jaunisse.

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[Nature morte d’apparat à la colonne de Joris Van Son]

Au milieu de natures mortes glauques de couronnes de fleurs au-dessus d’une sorte de stèle sculptée (mais c’est la dénonciation des vanités, voyons ! Ne cueillez donc pas le jour, il est si vite fané…), j’en ai trouvé une qui se plaisait un peu plus, avec son coquillage vide mais brillant (all that glitters… vide, vain), ses grains de raisins transparents et ses cerises déjà confites. J’ai été un peu déçue de voir que le coup du reflet n’était pas particulier à la chouette nature morte que j’avais remarquée en Italie (mais celui de la galerie des offices était mieux, quand même). C’est curieux tout de même : la nature morte fait tout son possible pour ne pas mériter son nom. Si l’on s’y arrête un peu, chaque élément semble s’efforcer de prendre vie depuis son bout d’éternité entoilée. On y trouve même des éléments vivants non périssables – bien que le papillon soit éphémère, je vous l’accorde. Le pauvre est d’ailleurs comme arrêté dans sa course, épinglé avant d’avoir fait son temps (l’excès de vitesse n’est pas toléré dans une still life). Au final, cette animation immobile, engluée, a quelque chose de glauque. On ira lire les explications symboliques sur le site de l’expo.

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Dans la salle des peintures italiennes de la collection permanente, on a pas mal médit des Christ-crevettes (le poisson, encore, c’est réglementaire, mais la crevette…) – petites sirènes pour l’adaptation Walt Disney. Le pauvre nouveau-né devait être très mal emmailloté dans ses bandelettes : le martyr commence tôt. Les représentations de Jésus encore dans les bras de la vierge Marie lui font souvent une tête austère, adulte, tout à fait angoissante sur un corps de bébé – d’où qu’un tableau de l’expo, dont je n’ai pas retrouvé pas le titre mais seulement un détail, était surprenant : Jésus y avait une tête de bébé, et le couple mère-enfant avait l’air si serein qu’on ne se serait pas douté qu’il s’agissait d’une peinture religieuse si elle n’avait été classé dans la salle du même nom.

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Des collections permanentes, je grappillerai le Portrait de la comtesse Skavronsky par Vigée Le Brun. Je ne sais pas si c’est d’avoir vu le Genou de Claire ou si l’analyse du Verrou de Fragonard par Daniel Arasse a laissé quelque trace dans ma cervelle de poisson rouge, mais les genoux de la comtesse me semblent bien plus indécents que sa poitrine qui semble n’en être que la réduction.

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Surtout, je suis restée en suspends devant ce tableau de Rembrandt. La silhouette noire du premier plan est tout à fait fascinante : le personnage qu’elle occulte provoque visiblement une vive impression sur le personnage du milieu, le seul éclairé ; impression d’autant plus frappante pour le spectateur que nous ne savons rien de la silhouette noire qui se dérobe, et semble disparaître dans l’obscurité ambiante du tableau, une fissure dans le premier plan éclairé. Comme mon inculture religieuse n’a d’égale que mon inculture musicale et cinématographique, je ne me doutais bien évidemment pas qu’il s’agissait d’une scène religieuse, à Emmaüs, où des pèlerins reconnaissent le Christ après qu’il ait ressuscité (ça, c’est du rebondissement à faire pâlir les scénaristes de Hollywood). Parce qu’il vaut parfois mieux se taire et laisser parler ceux qui ont quelque chose de pertinent à dire, je vous conseille d’aller chausser quelques instants les lunettes rouges d’un amateur d’art.

* **

Parce que des âneries ne traversent pas forcément l’esprit de tout le monde durant une expo et que les miennes sont fort peu pertinentes d’un point de vue esthétique, voici le site de l’exposition, fort bien fait,
avec ses petites notices sur les œuvres et la souris qui devient loupe lorsqu’on la passe sur les reproductions (faut croire que c’est le propre de la souris de grossir les détails). J’ai découvert qu’on pouvait télécharger la visite de l’expo sur mp3 : c’est pas délire ça ?

 

 

 

 

Une image peut en cacher une autre 1/4

Ce post étant monstrueusement long, j’ai décidé de le scinder en quatre parties, qui ne sont pas, je tiens à le préciser pour Melendili, les parties d’un plan archi-structuré, mais une simple quoique lente progression dans le dévidement de ma bobine d’idées. En guise d’excuse, quelques raisons à cette longueur : la richesse désordonnée de l’expo, l’enthousiasme hystérique qu’elle m’a déclenchée, symptôme de l’envie maladive de tout recenser pour tout mémoriser – et également l’envie de ne pas faire d’un « cet exposition met en évidence comment nous voyons » (type de formule qu’on trouve dans à peu près tous les articles sur cette expo) une expression expéditive visant à se débarrasser de la complexité (difficile mais fascinante). Je ne prétends pas y être parvenue, mais du moins j’aurai essayé.


 

Comme un train en cache rarement un autre le dimanche après-midi, je suis arrivée plus tôt que prévu à Paris (cf le post précédent – je fais tout à rebours, en ce moment, ensuite vous aurez le post sur le spectacle à Montansier de samedi dernier), et donc direction le Grand Palais.

 

Poussière dans l’œil

La première salle est aussi certaine et ordonnée qu’une introduction de khôlle, mais la problématique est posée : voir est moins une évidence qu’une activité de mise en forme, qui passe par le fait de regarder attentivement avant de parvenir à voir.

Petit training oculaire avec des illusions d’optique connues, comme le vase qui, évidé, laisse place à deux visages de profil, et des images d’Epinal entrevues pour cause de paquet agglutiné devant et en grande discussion sur leurs points de vue (au sens propre). Moins facile à tenir est le 2 en 1 lapin- canard.

 

 

C’est un peu comme l’union et la division de l’âme et du corps chez notre ami Descartes, cela ne peut pas se penser en même temps et sous le même rapport – ah non, ça c’est Aristote. On ne court pas deux lièvres à la fois ; pour ma part, j’ai plutôt chassé le canard. Si ayant vu (l’un puis l’autre) on a du mal à voir (les deux à la fois), apercevoir deux figures est encore moins donné. Pour toutes les images de ce type, il y a une des deux figures qui saute aux yeux tandis qu’elle masque l’autre, si bien que dans les salles, on entend les gens qui mettent en commun leurs points de vue pour compléter une image « mais si, là, tu vois, il y a un œil, là ça fait un nez et… » (suivi ou non d’une onomatopée de révélation). Dario Gamboni a définit ce processus de « bistabilité » : «  Lorsqu’une image est double ; qu’on peut la voir (c’est-à-dire aussi l’interpréter) de deux façons, et que ces deux aspects possèdent la même prégnance, il s’établit une oscillation entre les deux perceptions. » Il y a dans les images des points de bascule auxquels l’œil s’accroche et qui permet un retournement de l’image. Les prises de cette escalade ont intérêt à être assurées parce que l’image résiste si l’imagination n’est pas tout appliquée à son objet (et dans mon cas, j’ai beau commander un lapin, je me retrouve avec un canard laqué).

Cela m’a rappelé la reproduction de Vasarely qu’il y avait chez mon père et sur laquelle je me concentrais pour voir les cubes et les sphères dans un sens ou un autre – le moindre relâchement au cours de cet exercice mental et tout repartait en sens inverse – à croire que nos yeux ont l’esprit de contradiction. Tout est question de points de repères qui aident à la structuration. Si l’on accroche les mauvais, on est foutu : réveillé la nuit dans une chambre qui ne vous est pas familière, si vous croyez un instant que le lit est dégagé sur la gauche alors qu’il l’est sur la droite, vous risquez fort de vous heurter à un mur mental (voire réel) et d’être obligé d’en faire le tour à tâtons avant que la disposition de la pièce retourne à sa place dans votre esprit (si vous n’avez pas réveillé la chambrée en heurtant l’échelle du lit superposé, vous avez gagné le droit d’aller boire un verre dans la cuisine). Je vous égare dans mes souvenirs de ski d’enfance, retombons-y carrément en ouvrant un livre d’images, la peinture commençant véritablement dans la salle suivante.