J’ai adoré ces quelques jours à Strasbourg. Palpatine était pris toute la journée, si bien que j’ai eu le meilleur du voyage solo et duo : les soirées à deux et les journées à explorer seule, au gré de ma fantaisie. Pas de tristesse nocturne quand tombe la fatigue à la fin de la journée ; pas de compromis ou même seulement de synchronisation en cours de parcours. Je tourne à droite si j’aperçois des couleurs qui me plaisent, reviens vers la gauche vers l’animation, parcours les grands espaces à grandes enjambées ou au contraire en flânant à pas ralentis, décide quand il est l’heure de manger, quel kouglof engloutir ou effeuiller, hésite autant que je veux sur la suite à donner à ces instants de liberté sans errance.
Certaines villes, trop mornes ou trop petites, se referment après quelques heures ; on ne sait plus trop quoi y faire après les avoir quadrillées. Strasbourg est juste de la bonne taille, ou mon séjour de la bonne durée. Je la traverse, la sillonne, suis les contours de ses quais, recroise des endroits que j’ai aperçus au loin ou que j’ai déjà passés en venant d’une autre direction ; la ville prend forme dans mon esprit, les coins de rue coïncident avec le plan, et me surprennent cependant d’ainsi se raccorder. Je repère ses différents quartiers : les colombages, que j’imaginais omniprésents, sont cantonnés à un coin très touristique, dont je me détourne rapidement en même temps que de la cathédrale claudicante. À ses immenses tours, je préfère, snob, les clochers beaucoup plus simples de l’église protestante, qui s’élèvent à un tournant du fleuve et font s’élever je ne sais quoi en moi – un ascendant similaire aux peupliers et leur cime qui ploie légèrement de côté, tandis qu’ils frémissent de tout leur être, certaines feuilles presque blanches de soleil. Peu de choses naturelles me ravissent autant que le scintillement des peupliers, sachez-le. Et il y en a, autour du fleuve, indiquant la direction dans laquelle tourner autour de la ville-île. J’adore ces quais, la respiration qu’ils créent dans une ville déjà aérée de belles places, la cachette en plein air qu’ils constituent, quelques pieds sous la circulation dense des vélos, les ponts qui rythment le parcours et le suspense de savoir s’il y aura ou non au prochain des escaliers pour descendre ou remonter (ils sont plus rares encore qu’autour de la Seine).
Aux endroits tout indiqués pour le touriste, je préfère les quartiers résidentiels cossus ; je m’imagine habiter l’une de ces demeures, ou même pas, je choisis juste les façades que je préfère. Je caresse l’idée d’acheter un carnet et un feutre pour dessiner à toute vitesse les éléments architecturaux qui, cumulés, donnent son air à la ville ; j’en ai très envie, mais j’ai plus envie encore de continuer à marcher, faire circuler les idées dans mes jambes, l’éblouissement dans mes poumons, la joie qui me décolle d’un centimètre du sol, c’est une gaité, une luminosité folles, d’exister simplement en se mouvant, en observant. J’ai le regard aiguë de l’observation latente et prends plaisir à prendre des photographies, des bouts de vision avec moi. Je serai à nouveau un peu déçue en les triant, comme après le voyage en Asie, mais je ne le sais pas alors ; ça participe juste du moment, de l’amusement. Ça m’aère.
Je mets du temps à m’en rendre compte, mais mon humeur fluctue avec la lumière : en fin de matinée, le monde m’appartient, la marche me galvanise ; puis l’immense joie de rien décline sans que je m’en aperçoive, l’enthousiasme se tasse en même temps que l’énergie et je me demande ce qui m’exaltait si peu de temps avant encore. Il faut tout le glorieux de la golden hour pour s’apaiser, trouver la beauté dans le regret de ce qui passe, et dans le regret, l’anticipation de l’avenir qui nous appartiendra encore, le lendemain matin, pour à nouveau nous échapper en cours de journée. Je suis photosensible aux heures du jour. Je devrais trier mes photos par tranches horaires.
Certes, évidemment, il y a les hésitations prolongées, les moins bonnes idées : prendre le tram, une éternité pour passer la frontière et aller en Allemagne, un centre commercial en plein air à vrai dire, avec des glaces à 1 € la Kugel, qui bizarrement font passer toute envie de glace ; regretter un peu d’avoir fait siennes les lubies de Palpatine, de voir le pont qui sépare et relie les deux pays ; prendre ce qu’il y a à prendre, le peu de verdure, le Franzözische d’enfants qui, si jeunes, parlent allemand quand les affiches des abribus sont encore pour moitié en français. J’ai pissé en Allemagne, mangé un bretzel bio de la veille et je suis revenue, à Strasbourg, à mes propres lubies : l’humour de l’Opéra du Rhin en banderoles sur la façade, les bretzels aux graines de courge, des casquettes très chouettes (achetées), un hibou en peluche (resté en vitrine), la librairie du centre, où je suis allée deux fois, la seconde ressortie avec Pietra Viva, que je me suis mise à lire sur la place même, changeant de banc à mesure que le soleil les faisait disparaître, jusqu’à avoir froid et sautiller sur place en attendant que Palpatine apparaisse, et qu’on retourne à notre restaurant de tartines, élu cantine du séjour.
Alors que je dispose de moi-même et de mon temps comme je le souhaite en cette année sabbatique, ces quelques jours à Strasbourg ont été de véritables vacances. Il y a la découverte, évidemment, les murs ocres et les peupliers qui me transportent comme à Rome avec ses pins, aussi, mais pas seulement : le travail dispense autant qu’il empêche ou ralentit la transformation de soi ; avec la liberté tant désirée, surtout ainsi bornée dans le temps, vient l’impératif de donner un sens à une vie que l’on n’est plus en train de gagner, qui nous est donnée ; l’urgence de faire des choses signifiantes pour moi, qui me donnent de la joie mais dont je pourrais être fière aussi, se heurte à tout un tas d’aléas, de découragements ou simplement à la lenteur de ce qui doit maturer. Dans ce contexte, ces quelques jours à Strasbourg sont aussi de véritables vacances : je n’attends rien de moi ; je n’ai qu’à me laisser surprendre par la ville, et la laisser raviver une joie éphémère, peut-être, mais qu’il est si bon de ressentir : joie lumineuse de vivre pour rien, juste se sentir vivante. Il faudrait apprendre à vivre toujours comme ça.