Selig sind…

Selig sind… Les premières mesures du Requiem de Brahms sont d’une douceur infinie1. Les échos qui naissent de-ci de-là dans le chœur n’ont rien de canons ; ils participent d’un scintillement, continu, délicat, à peine perceptible, comme la lumière qui se reflète sur le haut noir pailleté asymétrique de l’une des choristes. Voilà, c’est foutu, je ne peux plus détester Brahms. Foutu pour foutu, autant apprécier la suite : je m’y emploie en laissant une mini-jubilation monter à coup de timbales – éruption de Blume, pâquerettes éparses – qui n’explosera pas, faute à un en-cas trop léger2 et à l’acoustique de la Philharmonie, qui produit un son pur plus admirable qu’émouvant3. L’âme s’égare dans la nostalgie de l’au-delà, oubliant de revenir s’incarner, apaisée, ici bas.


1
On devrait le faire écouter à tous ceux qui, n’ayant jamais entendu d’allemand que dans les films de guerre sur Arte, imaginent que c’est une langue abrupte.
2 Au milieu des archets… un yaourt géant… et au milieu des demeures de Dieu… un flan coco-chocolat, oh oui, selig sind ceux qui ont mangé un flan coco-chocolat.
3 Pour le parterre, où je m’étais replacée avec Palpatine. « Tu avais l’impression d’être face à 80 personnes, toi ? ».

 

Requiem de bonne année

Premier concert de l’année et retour à la Philharmonie après deux mois off. Je ne suis pas vraiment sûre d’avoir entendu le Concerto pour piano n° 19 de Mozart ; j’ai surtout senti la musique se glisser dans mon corps et fluidifier ma pensée, passer à vive allure là où je m’attardais, entraînant des idées cent fois parcourues dans son flux, les faisant jaillir et disparaître sans qu’elles aient plus le temps de faire de nœuds. Reposant.

Cela tombe bien, c’est le sujet. Je ne sais pas si je m’étais jamais fait la réflexion que requiem vient de requies, requietis, le repos en latin. Je mets un temps infini à retrouver ma troisième déclinaison ; quel en est le modèle, déjà ? Grâce au livret récupéré à l’entracte, je fais une heure de petit latin. Six ans après la khâgne, je suis tellement rouillée que même avec du latin de cuisine de messe, je me trompe dans les structures grammaticales. Peu importe. Petite joie de rencontrer olim (autrefois) dans l’offertoire : j’adore ce mot, qui semble nicher tout un monde passé dans une olive. Petite moue adressées aux brebis, oves, qui m’auront coûté un point au bac : je les avais confondues avec des moutons, je crois, ou des chèvres, allez savoir. Petit dédain aussi pour la prononciation des c qui se fait à l’italienne (ss et non k), alors que les v sont bien prononcés comme le w de what (oui, je suis ignare en signes phonétiques) ; je croyais que cela allait de paire. Petite promenade en terrain passé, en somme. Si l’on ne se soucie pas trop d’avoir perdu en maîtrise, il y a un plaisir certain à retrouver ce que l’on a su. Ou dansé. J’avais oublié que le Lacrimosa s’inscrivait dans le Requiem, mais j’en connais chaque souffle, chaque arabesque (plongée), le bras qui balaye le sol au début, le pied qui s’écarte sur le mmm et les bras qui montent en même temps que la demi-pointe sur le en d’Amen. Danser ces pleurs en groupe avait quelque chose de galvanisant, et même de plus fort que le Dies irae. Repris en bis, celui-ci troque le repos promis contre l’intranquilité. Un peu dommage sachant qu’à la Philharmonie, les chœurs bercent davantage qu’ils ne font trembler. La beauté y est toujours exempte de ce grain de voix, de cette vibration, qui, s’insinuant en vous, vous colle des frissons. Et pourtant, c’était l’Orchestre de Paris… Soupir d’aise ou de résignation, tant pis, je ne trancherai pas.

 

Requiem in peace

Pour accéder au second balcon, on passe sous une petite arche qui, sans même être peinte aux couleurs de l’arc-en-ciel, donne l’impression d’entrer dans le royaume merveilleux des petits poneys – à moins que ce ne soit celui des Télétubbies : contrastant avec la tristounerie ambiante, la dominante jaune fait très pré ensoleillé et, surtout, ça grouille de collégiens. J’en aurais bien passé quelques-uns par-dessus bord, dont les chuchotis ont merveilleusement bien voyagé jusqu’à moi – l’acoustique de la Philharmonie, messieurs dames ! Stéphanie d’Oustrac s’y est parfaitement adaptée : délaissant la place habituellement réservée aux solistes, à côté du chef d’orchestre (le parterre est ravi, mais un tiers de la salle n’a plus la possibilité de l’être), elle s’est mise en retrait de l’orchestre, tangente à son demi-cercle. Et là : lance-flamme vocal pendant les 3 minutes d’Alma grande e nobil core, un pan de sa magnifique robe noire asymétrique en main, comme une danseuse de flamenco, pour mieux se déplacer. Comment dit-on olé en italien ?

Avant le concert, le téléphone à la main, je fixe toujours l’icône du mode silencieux en répétant comme un mantra : petite note barrée, petite note barrée, petite note barrée… Vous aurez, vous aussi, noté l’ironie de la petite note barrée en concert. Pas de musique ici. Pas de sonnerie de téléphone ou presque, s’il est vrai que les premières mesures de la Symphonie n° 40 de Mozart me rappelleront toujours les premiers Nokia. J’avoue que cela ne m’inspire pas grand-chose d’autre, même si je visualise bien sous un ciel orageux quelques marches en pierre, romaines – de Rome ou de l’Antiquité, en pierre véritable ou en carton-pâte, je ne saurais dire, mais perron de noble monument à coup sûr. Je suis vraisemblablement condamnée à toujours rester sur le seuil de cette symphonie.

Je ne retiendrai pas forcément In Excelsis d’Eric Tanguy, mais le petit dialogue introductif du chef d’orchestre avec le compositeur était une fort bonne idée, même s’il a probablement duré autant de temps que le morceau : 8 minutes, c’est vraiment un morceau, comme un morceau de sucre ou de tarte – une tarte aux forte, sur lesquels le compositeur n’a pas lésiné. À l’entendre parler de tempête, d’étoiles et de thèmes qui reviennent (ça fait tagadagada, tagadagada, vous ne pouvez pas le rater, dit-il avec un tagadagada qui monte, in excelsis oblige, puis un tagadagada qui descend), on s’attendrait presque à une symphonie d’une heure et demie ; je n’aurais pas tenu, je dois l’avouer, même si c’est beaucoup plus sympathique que les flatulences musicales de Grisey, Boulez et compagnie.

 

La raison pour laquelle j’assistais à ce concert, la raison nécessaire et suffisante de ce concert, c’était le Requiem de Maurice Duruflé. Pour la première fois à la Philharmonie, j’ai eu la chair de poule. Et pas la chair d’une poule élevée en batterie, hein. Une chair de poule label rouge, plus proche de l’épilation que de la métaphore. Et la chair de poule, c’est comme l’orgasme : parfois, c’est déjà fini à peine commencé, et parfois, comme c’était le cas, on a le temps de le sentir venir, ça monte et on frissonne des jambes jusqu’à la tête. Le Requiem tout entier est une petite mort : à l’excitation de découvrir la pièce succède la plénitude de son écoute. Pas d’envolée foudroyante ou de choeurs tonitruants : tout comme certains professeurs, dotés d’une autorité naturelle, n’ont pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre, Maurice Duruflé n’a pas besoin de multiplier les ff pour faire forte impression. La puissance naît par contraste, un contraste infiniment doux, jamais dual, simple modulation de l’incroyable douceur qui caractérise ce Requiem.

On ferme les yeux, comme caressé par la chaleur d’un soleil printanier. Sa lumière, blanche, blanche au point d’effacer le verger que l’imagination avait commencé à ébaucher, pénètre doucement dans l’église d’où nous parviennent les chants du choeur, colorant la nef, les vitraux et les chanteurs d’une teinte sépia, cependant que les pierres donnent leur texture, calcaire et granuleuse, à un printemps sans âge. Ce Requiem a la mort apaisante. Les yeux clos, je sens un sourire s’étaler sur mon visage – non pas l’action musculaire des commissures qui retiennent de chaque côté les lèvres comme un rideau de théâtre, mais l’inspiration expulsée par le soufflet de la cage thoracique : un sourire-dilatation, comme un corps qui, sachant enfin qu’il devra un jour mourir, rend son premier soupir, contentement d’être encore vivant.

Je ne sais pas si, comme m’a dit en riant ma collègue ce jour-là, j’ai perdu toute foi en l’humanité (partie du principe que j’étais, pour réaliser mon tutoriel, que tout ce qui pourrait être mal compris le serait) (l’espoir ne sera en tous cas pas incarné par mon-voisin-à-barbe, qui, scritch, scritch, n’a pas arrêté de la tripoter, scritch, scritch), mais le Requiem de Duruflé me berce de l’illusion qu’il ne serait pas difficile de développer une foi en dieu à l’écoute prolongée d’une si divine musique.