Place 5. Il y a la 3, il y a la 7. Il n’y a pas la 5. Suspectant un coup à la 9 ¾, je me place au bord des gradins, de dos. Coup d’oeil à gauche, coup d’oeil à droite : aucune ouvreuse en vue. Je glisse la tête sous la rambarde, le buste, me hisse en essayant de ne pas toucher la barre et me retrouve assise comme au bord d’une piscine. La dame qui m’observait, tentée mais ne s’étant visiblement pas adonnée à des séances de limbo dans le jardin de son père quand elle était petite, n’hésite pas à sacrifier sa dignité pour attaquer par l’avant, popotin en l’air. Le monsieur qui suit, lui, prend l’option enjambée façon saut de haie. Je le soupçonne de n’avoir eu aucun scrupule à utiliser le strapontin comme marchepied. Au final, c’est toute la rangée qui s’installe en contrebande : on est haut, certes, mais on voit tout l’orchestre.
Et le choeur. Parce qu’il s’agit d’une messe. J’ai un peu du mal à le croire, malgré les gloria et miserere nobis qui me dissuadent de ressortir le programme pour vérifier qu’il n’y a pas eu de changement de dernière minute ni d’erreur sur la date du concert. Est-ce dû à la salle et à la position que j’y occupe ? Les choeurs ne me font pas froid dans le dos. Ils ne me terrassent pas. Les voix ne résonnent pas contre les pierres froides, qui seules donnent cette sonorité angélique tandis que la vibration s’élève dans la nef. Nous ne sommes pas dans une église. Ou alors une église dans laquelle on ne craint pas de rentrer, une église au seuil de laquelle il fait chaud, au seuil de laquelle on s’interpelle pour le déjeuner. Les solistes prennent leurs aises comme à l’opéra ; leurs voix ne s’accordent pas totalement et on imagine plus facilement encore des histoires de famille, de quotidien, des histoires de vie, avec leur part de gravité, forcément, mais sans complaisance pour la douleur, le péché ou la pénitence. C’est une messe pour une religion qui se vit sur la scène, publique, ensoleillée, place peuplée, surpeuplée. C’est une messe à soulever des armées : on entend déjà la foule qui accueille le pape, galvanisée, tandis que le reflet du lustre, dédoublé, fait apparaître des phalanges parfaitement synchronisées. C’est une messe qui n’en est plus vraiment une, me confirment sans le savoir mes voisins à l’issue du concert. Cela me rassure, moi qui commençais à douter de m’être par manque de culture religieuse forgé une idée totalement faussée de ce que pouvait être la musique sacrée.
Le temps que j’appréhende cette sacrée musique – sacrée comme un juron, lancé gaiement par son compositeur – mes yeux ont un peu divagué : les cheveux rouges d’une choriste ; la trotteuse du voisin lorsqu’il prend ses jumelles et que sa montre arrive à hauteur de mes oreilles ; le décolleté nécessairement plongeant, à cette hauteur, des solistes – duo à la Laurel et Hardy alors que leurs homologues masculins sont totalement raccord ; le monsieur en chaussettes, allongé sur le rebord de la balustrade, tout en haut de la salle, à côté de la scène, et qui se tient à un ornement doré comme aux sangles de sécurité qu’il y avait encore dans les bus il y a quelques années. Mon esprit a un peu divagué, lui aussi, et je me suis retrouvée à rédiger mentalement mes dernières volontés. À la base, il me semble avoir pensé qu’un théâtre à l’italienne, où la scène n’est pas entièrement visible pour la moitié de la salle, serait en revanche parfaite pour un tireur fou qui se serait glissé au parterre. À moins que ce ne soient les trombones du jugement dernier. On parle toujours de trompettes mais je peux vous assurer qu’il s’agit de trombones, je l’ai clairement entendu, avec leur coulissement terrible et envahissant.
La harpe, aussi, s’est distinguée dans un registre inattendu, grave, qui rythme le flux et le reflux de jours enténébrés ensoleillés (le soleil noir de Nerval). Sous les doigts du harpiste (un harpiste, dont la coupe de footballeur achève de tordre le cou aux clichés), la légende de Pénélope prend corps – ses jours d’attente en enfilade. C’est par l’Odyssée, les terres rêvées d’El Desdichado et leur souvenir de l’élégie que je sens dans cette musique ce qu’il peut y avoir de sacré et qui est de plus en plus présent à mesure que l’on approche de la fin. Un magnifique instant de répit sinon de recueillement où les vents soufflent doucement, et l’orchestre et les choeurs reprennent de plus belle. La Petite messe solennelle de Rossini n’est pas petite. Ce n’est plus vraiment une messe. Et à mon avis, « solennelle » est une épithète d’Italien pour être écouté. Mais c’est une belle grand-messe symphonique et opératique.