Camille Claudel et alii

Le musée Camille Claudel est siglé comme Chanel, mais le lieu est spacieux et agréable (pourvu qu’on ait une petite laine). Il n’y a pas que des œuvres de l’artiste éponyme, loin de là : leur présentation est adossée à un panorama de la sculpture au XIXe siècle de manière à remplir les salles montrer en quoi Camille Claudel s’y adosse et s’en démarque.

Couloir vide du musée, avec la silhouette d'une statue en bronze tout au bout
Oui, nous avons eu le musée presque pour nous toutes seules.

De fait, je prends davantage conscience de ce qui me fait apprécier l’artiste. La taille des œuvres, d’abord : la sculpture monumentale ne me fait ni chaud ni froid, je l’écarte spontanément comme une manifestation pompière qui a davantage trait à l’urbanisme qu’à l’art. En comparaison, les sculptures aux proportions plus modestes de Camille Claudel me semblent d’emblée gage de délicatesse ; je les approche comme un monde miniature qui se laisse observer, surplomber, contourner à loisir. Et tandis que je tourne autour, justement, c’est le modelé qui me saisit :

les joues (bajoues) de la vieille dame,

la lèvre supérieure relevée du brigand (auquel j’attribue un sex appeal dont je comprends a posteriori qu’il vient d’une réminiscence de Gaspard Ulliel),

la nuque de la valseuse,

même le ventre plissé de la Gorgone décapitée (plus classique) — toujours modelés de manière à faire sentir la peau qui se tend, s’amollit, se caresse. Ce ne sont pas des proportions qui sont sculptées, comme souvent, mais des expressions. Il y a une tendresse de la pierre, que la main se retient d’effleurer, et une gestuelle du bronze, une danse de la lumière qui fuit à sa surface.

La Fortune (avec un bandeau sur les yeux) est exposée dans la même salle que La Valse, et c’est flagrant, on retrouve le même mouvement ! C’est d’ailleurs un véritable bal puisque La Valse est présente en quatre exemplaires (dont un de couleur suprenante, en grès). Ça relativise la notion d’original en sculpture…

Détail de L’Âge mur

L’espace entre les mains dans L’Âge mur, entre la nuque et le visage dans La Valse… Les espaces entre, toujours…

Mum devant La Suppliante

…

Parmi les œuvres des autres sculpteurs exposés, j’ai eu un coup de cœur pour ce buste — quelque chose qui se joue entre la bouche ouverte et le modelé des joues, le léger décrochage typique de l’enfance…

Célina, de Lucienne Gillet

De fait, Lucienne Gillet est, avec la maîtresse des lieux, la seule sculptrice que j’ai notée dans tout le musée.

…

L’exposition temporaire est dédiée à Alfred Boucher, enfant du pays qui a encouragé Camille Claudel et d’autres confrères en leur ouvrant son atelier— merci monsieur pour ce bel esprit sportif. Sa sculpture la plus connue est Au but, un bronze tout en (dés)équilibre :

Au But vu par les enfants, dans la salle dessin et modelage du musée

…

Parmi les autres découvertes, cette sculpture de Loïe Fuller dansant Salomé, par Pierre Roche (c’est comme Petipa pour le ballet, ça ne s’invente pas). J’aime beaucoup le sens du mouvement et la figure cauchemardesque qui surgit du voile comme une tête de dragon d’un nuage de fumée sur les estampes japonaises.

Puis forcément, quand on va au musée avec Mum, il y a toujours quelques moments de lol :

Mum que le danseur de Rodin fait marrer, avec sa position complètement pétée, comme un pied de nez géant
Vilain petit satyre pas obéissant (je n’ai pas photographié le cartel)
Chat qui a les oreilles dressées et la patte prête à faire tomber une cocotte en papier (enfin en plâtre, du coup)
Chat et Cocotte, de Georges Gardet — so accurate, on sent que ça le démange de faire tomber la cocotte

On a aussi bien rigolé dans la boutique du musée en feuilletant le livre Mais où est donc Pompon ? C’est comme Où est Charlie ? sauf que c’est l’ours polaire du sculpteur Pompon qui se cache dans les tableaux du musée d’Orsay.

Monsieur dépité de ne pas avoir trouvé Pompon

Rodin à Meudon

Fin mai, Mum et moi nous sommes retrouvées à Meudon pour visiter la maison de Rodin. Ou plutôt devrais-je dire le domaine de Rodin : le terrain est tel qu’on se croit soudain à la campagne en pleine ville pavillonnaire. Il y a assez de place pour que le sculpteur, excusez du peu, y ait fait construire une réplique du pavillon de l’Alma, bâti pour l’Exposition universelle de 1900.

La sculpture "Le baiser" au premier plan, dans le jardin, avec en arrière-plan des pavillons de banlieue.
Le Baiser, dans le jardin

Dans le jardin, des chaises métalliques vert pomme sont à disposition de nos séants, et on est incroyablement bien là, à discuter au soleil (au soleil !). Ne manquerait plus qu’une ginger beer et une part de gâteau… mais aucune buvette ni boutique de goodies culturels n’a été installée en ce lieu gratuit ouvert à tous tous les week-ends.

J’apprécie la promenade plus encore que les sculptures exposées, lesquelles, ainsi rassemblées, me semblent un peu, pas grossières, non, mais d’un ego mal dégrossi, c’est plutôt ça, un ego boursouflé — de grosses pierres et de grosses cuisses comme démonstration de gros bras gros pénis. Peut-être suis-je un peu déçue et rancunière d’apprendre que Rodin ne sculptait pas lui-même ses marbres : il modelait la sculpture et supervisait ensuite la taille réalisée par des artisans — un peu comme les couturiers qui dessinent les modèles et laissent aux petites mains le soin de les matérialiser.

Machine métallique avec à gauche une toute petite tête sculptée en bronze et à droite une tête trois fois plus grosse dégrossie dans un bloc de glaise (?)

Dans le registre de la copie et de l’artisanat, la découverte de cette machine (ci-dessus) à dupliquer une sculpture en changeant sa dimension m’en bouche un coin — même s’il faut de toute évidence qu’une main experte repasse derrière.

Cette étude pour L’idole éternelle est peut-être l’œuvre qui m’a le plus plu. Je l’ai vue grandeur nature le lendemain au musée Camille Claudel et préfère le petit format — d’autant que l’espace entre le visage de l’homme et le corps de la femme est bien plus érotique que son absence finale.

L’atelier des antiques, collection d’antiquités de Rodin

Un cartel de l’atelier des antiques confirme que ces artistes ne vivaient décidément pas l’art de la même manière que nous, spectateurs de musée : Rodin aimait à faire visiter cette salle le soir à la lueur d’une bougie pour que  les ombres vacillantes animent les formes des statues… Tout de suite plus sensuel, forcément.

En dos majeur

Back Side, dos à la mode, l’exposition hors les murs du Palais Galliera sur le dos dans la mode me faisait de l’œil, puis le temps est passé, j’ai failli ne pas la voir et je l’ai vue in extremis, le dernier jour, en compagnie d’Eli. J’avais pris mon appareil photo, pour ne pas être en reste, et c’est par le biais de la capture que je l’ai appréciée : tourner autour des mannequins et des sculptures (l’exposition est organisée dans le musée Bourdelle), essayer des angles, des cadrages est une manière extrêmement ludique de chercher à voir.

Voir que les mannequins sont bien cambrés, par exemple :

Sans cela, la visite aurait pu être un brin décevante : il y avait de beaux modèles parmi les pièces exposées, mais pas de quoi arriver à satiété esthétique, cependant que le propos, au prisme original, soulevait plein de pistes excitantes pour les neurones sans creuser plus que ça. On a ainsi, pêle-mêle :

  • le dos comme verso caché, parent pauvre du gilet d’apparat pour l’homme d’autrefois : ornementé devant, il est bâti avec un tissu style doublure derrière ;
  • le dos comme partie du corps qui nous échappe, là où s’attachent les camisoles de force, où se (dé)zippent les robes et où s’attarde le regard érotique, prédateur à l’insu de sa proie ;
  • le dos comme détournement de la censure hollywoodienne, cachant les seins que le public n’aurait su voir avec des décolletés dorsaux allant jusqu’à la raie des fesses (tout de suite le volte-face fait de l’effet, fut-il un volte-dos : la chute de reins vaut bien une paire de seins, et même davantage, à en croire l’usage du mot lordose découvert à l’écriture de cet article Oo) ;
  • le dos comme zone érotique exotique (les cartels des robes de couturiers soulignent que certains décolletés dorsaux sont d’inspiration japonaise ; j’aurais bien aimé en savoir plus : est-ce à cause du nœud de la ceinture du kimono ? Mais il n’est pas là question de peau dévoilée… Ou alors c’est une manière d’érotiser le dos en tant que tel, et non la silhouette de dos, c’est-à-dire le cul ?),
  • le dos comme support à message, publicitaire, humoristique ou politique, avec le T-shirt à slogan ou signal d’appartenance, qui se réapproprie ce qui échappe pour en faire une surface de réclamation identitaire…

Cette dernière section a bon dos, c’était vite fait : un pêle-mêle de photos et mannequins, qui a pour lui de tenter de compenser vite fait le déséquilibre mode féminine-mode masculine. Parce que bizarrement, hein, le dos qui en se dénudant échappe à son propriétaire et s’offre au regard, ça vaut surtout pour les femmes… et les gays, avec un formidable costume 3 pièce de face, SM de dos (Mireille Darc peut aller de rhabiller). Mais sublimé par Jean-Paul Gaultier, avec un imper impecc’ de face, décolleté de dos façon guerrière qui n’a pas froid aux omoplates, s’en plaindrait-on ? (Non.)

Robe de Jean-Paul Gauthier, le modèle préféré d’Eli et peut-être bien le mien aussi

D’autant que le couturier redonne la main à son modèle avec les boutons devant – exit la fermeture dans le dos, qui oblige la femme moderne sans habilleuse à se contorsionner, lui rappelant les siècles où elle fut une mineure vestimentaire (cela m’a immédiatement fait penser à la scène de Titanic où la mère de Rose sermonne sa fille en lui laçant son corset ; James Cameron expliquait dans une interview qu’à la base, cela devait être l’inverse, Rose devait aider sa mère à s’habiller, mais il est vide apparu que lui serrer la vis en lui serrant le corset était symboliquement plus efficace). Bref : au combat féministe pour les poches, ajoutons sans tarder celui des fermetures éclair devant ou sur le côté !

Faux faux-cul : le dos dans la mode, c’est aussi le cul.

L’exposition, peut-être pas aussi aboutie qu’elle aurait pu l’être mais plaisante à grappiller, a eu le mérite de me faire découvrir le musée Bourdelle, où je n’avais jamais mis les pieds. Les sculptures à elles seules ne m’y auraient pas décidée, mais l’endroit s’avère charmant, avec ses espaces intérieurs-extérieurs : l’atelier de sculpture (<3) séparé de l’atelier peinture, tous deux autarciques comme des cabanes d’enfant, et le jardin comme un patio, avec une coursive en extérieur à l’étage (ce genre d’architecture sent le Sud, ça appelle le soleil – forcément j’aime). Au détour du parcours, une ou deux sculptures me happent un instant ; de là à parler de dialogue entre mode et sculpture, il ne faut peut-être pas charrier, mais la juxtaposition a la charme de la sérendipité… et le commissaire de l’exposition, un sens de l’humour certain.

Pigeon, vole ! Angelot, vole ! Thierry Mugler, vole !
– Mais ça se met dans quel sens ? C’est bizarre, non ?
Cas de centaure perplexe.
(Cela me rappelle la fois où je m’étais fait faire une coupe de cheveux asymétrique : les gens penchaient la tête sans s’en rendre compte, comme pour rétablir le niveau à bulle.)
D’une manière générale, on a beaucoup la tête penchée chez Bourdelle – en tous cas les statues qui m’ont interpellée. Petit crush pour cet Orphée-like câlinant son épaule endormie.
Rare qu’un buste ait la tête penchée. Cela lui donne une austérité plus émouvante que l’autorité des bustes bien plantés. (Accessoirement, c’était un intellectuel poète polonais, suicidaire ou rescapé des camps, je ne me souviens plus bien, mais il y avait de quoi être abattu.)

Pour finir sur une note moins austère, pluie de paillettes sur vos lombaires !