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Une souris à San Francisco
Imposture vacancière : je ne mérite pas San Francisco. Contrairement à Melendili ou à LazySunnyGirls, craving for SF, je n’y ai jamais rêvé. La ville n’existe pas dans mon imaginaire. Tout juste y ai-je mis un drapeau gay (Harvey Milk, vu d’un œil distrait à la télé) et des pentes (une vieille histoire d’un J’aime lire : deux gamins fans de glisse, qui mettent toutes leurs économies dans des patins à roulettes un peu spéciaux, puisqu’au pied droit et au pied gauche s’ajoute un double patin pour amis siamois ; déception à la mesure des espoirs enfantins : l’annonce ne spécifiait aucune pointure, le double patin est trop petit pour l’un, trop grand pour l’autre ; heureusement, grâce à l’ingéniosité des enfants, un rembourrage papier pour l’un, un coup de canif pour l’autre, ils patinèrent heureux dans les pentes de San Francisco et perdirent leur virilité naissante en s’explosant contre une bouche à incendie, n’ayant pu freiner à temps). Le drapeau, visible dans le Marais, et les pentes, gravies à Lisbonne, sont bien peu ; les douze heures d’avion me font hésiter ; mais l’occasion ne se représentera peut-être pas, alors pourquoi pas ? Les amis ravalent leur envie et s’enthousiasment déjà pour moi.
Je pars pour San Francisco comme je suis partie pour Hong Kong : sans attente. L’absence d’attente conditionne tout autant la découverte d’une ville que les fantasmes que l’on peut en avoir : ne sachant pas trop ce qu’on va voir, ce qu’il y a même à voir, on regarde tout et un rien enthousiasme. Il n’y a pas non plus, du moins pas en début de séjour, cette urgence de tout faire tout voir, vite, on a vu, ne trainons pas, il faut tout faire tout voir ne pas en perdre une miette en profiter. Sans chechbox à cocher, on peut s’attarder n’importe où à n’importe quelle heure, accélérer, même devant les sites dignes d’intérêt, et contourner les incontournables (non, pas de cable car). La ville elle-même vous y pousse : c’est une ville qui se vit davantage qu’elle se visite.
À peine arrivée, j’ai voulu prendre le pouls de la ville et je me suis laissée entraîner par les rythmes fous d’un batteur va-nu-pied, l’épilepsie des feux de circulation au milieu de buildings vertigineux, les cheveux déjà emmêlés par le vent, les enjambées qu’on allonge sans avoir dormi, ivre de jet-lag, de bruit, de vent et d’excitation. Passer de la city au port fait un drôle d’effet, comme de passer de l’ombre à la lumière : soudain, il n’y a plus aucune urgence verticale, plus d’étages à empiler ; tout s’étale en quais infinis, ponctués de palmiers et de pontons numérotés. La bouche à incendie laisse place au palmier comme référent de l’ailleurs, cet ailleurs où, ça y est, on y est. L’ailleurs, depuis qu’on a atterri, c’est ici. J’ai du mal à m’en rendre compte, je n’y suis pas vraiment, je n’en fais pas partie, de cet ailleurs : il est autour de moi et se déplace avec moi, je le repousse en avançant comme si je nageais dans le bonheur – et je l’éloigne encore lorsque je tourne sur moi de joie d’en faire partie, que je crois. C’est le paradoxe du voyageur qui veut tout découvrir et tout faire comme un habitant du cru : il voudrait apprendre à connaître assez les choses qui l’étonnent pour qu’elles lui deviennent familières, en oubliant que le familier est ce qui a cessé de l’étonner. J’y pense à chaque fois que je vais à Garnier et que je suis prise d’envie/de nostalgie pour les nantis d’une autre époque qui y avait leur loge attitrée : les femmes qui se repoudraient et potinaient avec la bonne société caressaient-elles du dos de la main le velours rouge des sièges et des tentures rouges pour tâter l’étoffe d’un monde magique ? Pleyel, la Philharmonie, le théâtre des Champs-Elysées… même sans place attitrée, de seulement enchaîner les spectacles, je suis devenue familières de ces lieux (je sais que telles places sont une torture pour les genoux, que telle balustrade crée un angle mort ou, qu’un étage plus haut, il y aura moins de monde aux toilettes). Ils ne me hantent plus, je les habite – au point que les critiques formulées à l’encontre de la Philharmonie ne se fondent même plus sur des critères esthétiques mais pratiques. Une partie du prestige s’évanouit et, au plaisir de sortir, se mêle, de plus en plus prégnant, le souci de rentrer.
On ne peut s’émerveiller que de ce qui nous échappe, voilà le paradoxe du voyage, qu’il soit géographique ou culturel. San Francisco est pour cela assez merveilleuse. Je ne suis toujours pas certaine de pouvoir répondre à la question que tout le monde m’a posée : « alors, San Francisco, c’était comment ? » Cette ville est un kaléidoscope : la city est un bout de New York ; le port, un bout de côte d’Azur (j’imagine bien Dieu frottant les palmiers comme des boudins de pâte à modeler pour les allonger et donner à ce port de Californie son idiosyncrasie) ; certains quartiers résidentiels, de petits Notting Hills, et le quartier chinois, bah, le quartier chinois de n’importe quelle grande ville1.
S’il fallait trouver un emblème pour la ville, cependant, j’élirais sans hésiter le bow window. L’appartement californien avec bow window serait l’équivalent américain de l’appartement parisien avec la baignoire : un fantasme qui se suffit à lui-même (j’ai dû prendre trois bains depuis plus d’un an que j’ai emménagé dans mon appartement ; la seule idée de pouvoir prendre un bain quand j’en ai envie me dispense d’en prendre vraiment). Ces fenêtres arrondies sont à l’habitat ce que le banc est au parc : une promesse de tranquillité – peu importe qu’on s’y assoit effectivement ou non pour une lecture ensoleillée, la promesse est là, déjà réconfortante. Il n’est d’ailleurs pas improbable que le bow window soit un fantasme de lectrice, en ce qu’il permet de se retrancher du monde extérieur tout en bénéficiant de sa lumière naturelle. Ce n’est pas Melendili qui viendrait me contredire. Ni Mona Chollet qui y voit, dans Chez soi, une odyssée de l’espace domestique, la synthèse de nos aspirations contraires : le bow window est à la fois tourné vers le monde et retranché de l’extérieur. Si l’on renverse la perspective, le bow window vu depuis la rue traduit parfaitement la volonté d’habiter une ville que l’on visite. Moi qui ne suis pas très portée sur l’immobilier et trouve les magazines de décoration d’intérieur d’un ennui mortel, j’ai adoré imaginer laquelle de ces maisons j’habiterais. Je n’ai évidemment pas cessé de changer d’avis, enthousiasmée par des palettes tantôt harmonieuses (un camaïeu de violet assorti aux fleurs devant l’entrée !) tantôt déjantées (oh, une maison perroquet !). No limit sur la peinture des lambris ; on pourrait avoir des épisodes entiers de D&Co sur la peinture de ces boiseries. L’encadrement des portes et des fenêtres prend dans ce contexte un sens tout pictural : apercevant de la rue une main en train de fumée, j’ai pensé que cela aurait très bien pu être cadré par Hopper (malheureusement, je me suis fait griller en essayant de prendre une photo).
Juxtaposées, ces façades colorées aux ornements par ailleurs assez similaires font coexister homogénéité et originalité… et s’étendent ainsi sur des rues, des quartiers, des collines, des kilomètres entiers. Pour se rendre compte des distances couvertes par les alignements de rue, il faut soit marcher soit trouver un point de vue en hauteur en marge de la ville. Corona Heights Park offre une vue qui se mérite sur le quartier gay et la banlieue qui s’étale jusqu’à Daly city, que l’on voit de part et d’autres du train sur le chemin de l’aéroport (les maisons, qui n’ont plus rien de joli, sont si étagées et entassées que la ville ressemble à un cimetière – vision particulièrement dérangeante). La marche reste cependant le moyen le plus sûr pour arrêter de minimiser les distances – surtout lorsqu’on tombe dans le triangle des Bermudes de la carte fournie par l’hôtel : la partie ouest de la ville a été compressée pour la faire tenir sur le dépliant, si bien qu’on se retrouve à faire du sur place, surpris par le changement d’échelle pourtant annoncé. Heureusement que le Golden Gate Park, qui se trouve à cette extrémité, a ses pelouses, sa forêt, ses musées (non visités – nous sommes seulement montés en haut du De Young museum) et son jardin botanique pour motiver les gambettes. Car, contrairement à ce que son nom laisse penser, le Golden Gate Park ne jouxte pas le fameux pont, qui se trouve dans le prolongement d’une autre étendue verte, le Presidio.
Le Golden Gate Bridge. On l’a emprunté en voiture au retour de Yosemite, mais vu le trafic et l’heure de fermeture du garage, qui approchait dangereusement, j’ai à peine eu le temps d’y penser. J’en ai beaucoup plus profité lors de la promenade que nous avons fait la veille du départ, sur le sentier forestier qui longe l’océan pacifique. À chaque tournant, on se disait que c’était la dernière fois qu’on le voyait, alors on soupirait, on prenait une photo… et on le retrouvait au tournant suivant. Une running joke. À vrai dire, notre nostalgie était un peu jouée : même si je ne dirais pas non à la maison orange d’architecte de Marina Green visible depuis la plage, dans le quartier des riches proche du pont, le Goden Gate n’a pas été un vrai coup de cœur. Poussez haut le cris. Mon pont préféré – notre pont préféré, puisque Palpatine m’a avoué cette même préférence2 –, c’est le Bay Bridge, aux lignes aussi élégantes que l’allitération de son nom.
Le Bay Bridge est inséparable du ponton d’où on le voit le mieux – un ponton avec des planches espacées qui laissent entendre le bruit de l’eau entre deux claquements de pieds, des balustrades en fer qui donnent envie de s’y accouder et des lampadaires ouvragés où les mouettes viennent de temps à autre se poser. Plus on s’avance, plus le vent souffle avec force et au bout, là où attendent quelques pécheurs du dimanche, emmitouflés, on a la sensation du grand large, si large est la baie. L’odeur du sel, les cheveux décoiffés, les lampadaires d’un autre temps et la vue sur le Bay Bridge… ce ponton est peut-être l’endroit de San Francisco que je préfère, celui que j’associe aussi bien à une joie enfantine portée jusqu’à l’ivresse (premier jour, une glace au sésame noir à la main) qu’à une mélancolie plus adulte (dernier jour, sous la bruine assortie à l’humeur du départ, j’y ai grignoté le brownie le plus triste de ma vie ; Palpatine et moi ne faisons pas les fiers, aussi désespérément sentimental des lieux l’un que l’autre).
Le Bay Bridge, c’est aussi la vue depuis le restaurant un peu chicos que Palpatine nous a offert. Je n’étais pas plus enthousiaste que cela, à la base, sur le mode : des bons restaurants de poissons, il y en a partout ; autant garder nos sous pour des expériences plus locales. Seulement voilà, la lumière déclinante sur le Bay Bridge, le reflet des premières lumières, les couverts argentés sur la nappe blanche, et nous seuls autour, ayant décidé de venir dîner ici, sans y être incités ni invités, seuls face à cette baie de l’autre bout du monde, j’ai eu cette étrange impression d’être passée de l’autre côté du miroir, d’être devenue adulte. Peut-être cette impression est-elle née de la lente transformation du paysage. On s’arrête souvent pour remarquer le coucher de soleil – ville à contrejour, ciel et nuages flamboyants : le coucher de soleil comme substantif qui prend acte de l’image –, mais il est plus rare de voir le soleil se coucher, de regarder l’instant s’évanouir et la temporalité transformer peu à peu le paysage devant soi. J’ai pris quelques photos comme on pose des jalons (en pensant aux études de lumière des impressionnistes) mais c’était pour mieux voir mentir la vue devant nous et sentir un peu plus le mouvement de rotation, la grande roue qui, éloignant les parents par lesquels, il y a dix ans, nous aurions été invités dans un semblable restaurant, nous mène à leur place, définitivement départi de cette impression de jouer à être seuls sans les parents. Ca y est, on est y, à l’autre bout du monde, dans la nuit, dans notre vie d’adultes passés de l’autre côté de miroir, sans plus de reflets pour diriger nos mouvements, avec seulement les loupiotes de la baie pour nous orienter. Je ne sais plus trop ce que j’ai mangé (rare fait pour moi), mais j’ai savouré.
1 C’est à partir de ce principe monadique, selon lequel tout est dans tout, que Charles Dantzig liste dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien « les rues de Rivoli » (dont, de mémoire, Oxford Street) – manière humoristique de montrer qu’on appréhende toujours l’inconnu en essayant de le rapporter au connu. Le dosage de ces éléments connus détermine l’idiosyncrasie de l’inconnu, lequel pourra, à son tour, se retrouver ailleurs, clairement identifié par l’altérité.
2 Palpatine m’a fait découvrir San Francisco comme je lui ai fait découvrir Londres : en faisant faire le tour du propriétaire. C’est souvent pratique (on évite les galères et on bénéficie des bonnes adresses déjà mappées – Palpatine est un GPS sur pattes), parfois agaçant (non mais ce ton blasé qui essaye de spoiler mon enthousiasme de novice !) mais toujours touchant (le petit côté ridicule de vouloir montrer qu’on est chez soi est contrebalancé par le fait que c’est surtout pour y inviter l’autre et partager le plaisir qu’on a à s’y retrouver).
In God they trust
Saint Mary’s Cathedral
Mission Saint-François-d’Assise
La plus ancienne église de San Francisco a été fondée par les frères… franciscains. Plutôt évident une fois qu’on le sait. Pas besoin de lever les yeux au ciel, ou plutôt si, dans la première bâtisse, pour observer le plafond peint en hommage aux populations locales. La seconde ressemble davantage à l’idée qu’on se fait généralement d’une église, architecturalement parlant. Un musicien y répète pour un concert d’orgue imminent, une paire de baskets à côté de lui. Une camionnette passe ; on devine sa silhouette à travers le vitrail – et le bruit de la circulation et du vent dans les palmiers lorsque l’organiste s’interrompt. Ce n’est pas le cas, mais, pour un peu, on dirait que les vitres tremblent, prosaïquement, sans aucune intervention divine. Bizarre incarnation de l’Église dans le siècle que cette église dans la ville. Lève-toi et marche en baskets.
Grace Cathedral
Moment surréaliste en visitant Grace Cathedral : trois, quatre, dix, vingt, cinquante tapis de yoga, des tapis de yoga partout, dans les allées, entre les bancs, partout, partout, y compris sur l’autel ! L’église était envahie de jeunes (et moins jeunes) venus transpirer corps et âme, guidés par la voix d’un coach très inspiré. Breathe, breathe in the grace… Interloqués, nous sommes restés un moment, en faisant semblant d’admirer le triptyque de Keith Haring (que l’on peut de toutes façons retrouver à l’église Saint-Eustache, à Paris – certes en version argentée et non dorée). Palpatine a fait une vidéo en loucedé, persuadé qu’on ne nous croirait jamais. Est-ce parce que nous sommes athées que nous avons à ce point halluciné ? Quelque part, le sacré l’est encore davantage pour nous que pour les croyants – relique d’une espérance enterrée, qui, par l’absence qu’elle signale, doit nous nous empêcher de sombrer dans le « tout se vaut » et, ainsi, nous préserver de la tentation du nihilisme. J’imagine bien un cartoon dans le style du New Yorker, avec un trou béant, façon bouche d’égout, et un plot de sécurité, le tout légendé : Attention, emplacement sacré – gare à la chute.
Saint Mary’s Cathedral
Cette église moderne est réellement saisissante. De l’extérieur, déjà, avec les nuages qui filent à toute allure au-dessus de ses courbes, si vite que l’on dirait un time lapse, comme si la Terre s’était emballée dans sa rotation. À l’intérieur ensuite, avec sa croix de vitraux en guise de voûte et ses grandes ouvertures sur la ville, baies vitrées donnant sur des pans de banlieue quadrillées, multitude de vie étalée à ses pieds. C’est incroyablement vide ; rarement mise en scène de l’absence m’aura semblé si spectaculaire et si… sereine. Alors que les églises classiques me terrassent par leurs proportions et que les églises baroques m’étouffent sous le poids de leur ornementation, je me sens dans Saint Mary’s à l’abri. Ne serait-ce qu’à l’abri du vent, très prosaïquement. Il y a tant de vent dans cette ville que la nature du silence dans les églises s’en trouve modifiée : ce n’est plus une chape de plomb qui vous impose de chuchoter, c’est la simple privation du vent, une absence de bruit qui soulage et dont le prolongement est un plaisir très doux. À l’abri du vent, on se retrouve à l’abri du bruit, de la ville et de la vie trépidantes, dans un moment de suave mari magno comme en apesanteur – à l’image du mobile suspendu au-dessus de l’autel et dont j’aurais pu contempler indéfiniment le miroitement. Ses baguettes argentées recréaient à merveille les rayons dorés de l’esprit saint sur les tableaux de la Renaissance. Peut-être faut-il que j’aille dans les églises pour devenir sensible aux installations d’art contemporain…
Street art in SF
Yosemite – le paysage
L’épisode automobile m’a beaucoup fait râler, mais il m’a également donné un avant-goût de ce que peut être un road trip américain, avec toutes les idées de liberté et d’immensité qui s’y rattachent. Rouler sur le revêtement pourri des autoroutes californiennes, patché de partout, tout strié, c’est aussi avoir l’impression d’avancer dans le sillon d’un vieux vinyle qui accompagnerait le voyage à plein volume, faisant résonner des airs de liberté, vibrant comme l’habitacle de la voiture ; c’est faire du toboggan sur des routes vallonnées, entouré de champs à perte de vue – pas des champs plats comme nous avons en France, non, des champs où l’on s’attend à voir Flicka et les chevaux sauvages de Mary O’Hara1, des champs bordés au loin par des montagnes, parcourus par les vents et pas qu’un peu : nous avons longé le plus grand champ d’éoliennes du monde ! J’avoue ne pas tout à fait comprendre en quoi elles défigureraient un paysage qu’elles peuplent d’une présence héroïque, géants Don Quichottesque revus par la science-fiction, plus impressionnants encore que les pylônes un peu plus anthropomorphisés de nos lignes à haute tension.
Nous avons roulés des kilomètres et des kilomètres, entre ces champs parcourus par les vents poussant des plaines de nuages. Je n’ai pas arrêté d’alterner entre lunettes de vue et lunettes de soleil à ma vue, yeux plissés, yeux écarquillés, comme devant cette croix « Jesus save us » dessinée plantée par un agriculteur sur une parcelle de terre jouxtant l’autoroute, ou bien cet immense réservoir d’eau croisé sur le chemin du retour (béni soit le GPS qui nous a fait passer par un chemin différent sans que nous ayons rien paramétré), devant lequel je n’ai pas réussi à m’arrêter, alors que les strates colorées des roches qui en émergeaient méritaient certainement le détour ! Plus encore que la forêt de séquoia géants que nous n’avons pas pu voir car il s’est mis à neiger, je crois que c’est ce réservoir entr’aperçu qui m’a donné envie d’un road-trip, un vrai, plus long, plus aventureux, avec encore plus de trucks dans les jantes desquels se refléter – un road trip où, accessoirement, je ne serais pas la seule à conduire.
Rouler permet en outre de prendre la mesure de ce qui nous entoure. Après une heure et demie de voiture pour voir Yosemite Valley depuis Glacier Point, non seulement le paysage s’offre comme une récompense, attendue, désirée, mais il s’est étoffé : tous les virages dans lesquels on l’a vu apparaître et disparaître, dans lesquels on l’a vu se métamorphoser, contribuent à lui donner sa réalité. Tunnel View, encore encaissée dans la vallée, à mi-chemin, offre une vue incroyable. On a beau ne croire que ce que l’on voit, le voit-on qu’on n’y croit toujours pas. Y est-on ? Est-on bien là ? On photographie sans y croire ce paysage de carte postale, que l’on reçoit comme tel, comme si on n’en avait pas été témoin. Sans le vent et les nuages qui font moirer la forêt de sapins, la vue se confondrait avec toutes les images qu’elle a engendré – une vallée, la vallée, qui de tout temps a existé dans notre imaginaire. Celle de tous les récits d’aventure. Celle de Petit Pied. Celle de l’âge de glace. Je suis presque surprise de ne pas voir avancer au milieu une longue lignée de dinosaures en exode. We don’t belong here. Je le sens. J’ai beau regarder, je ne vois pas : ce paysage m’échappe. Alors je fais comme tout le monde : je le prends en photo dans une vaine tentative pour me l’approprier, tandis que les touristes américains le shootent, comme un animal dont on n’aurait pas toléré l’indifférence à notre égard. Par dépit. Dépit souriant, évidemment ; on montre les dents.
Assis sur le muret, un couple de jeunes se fait prendre en photo par le reste de la (belle-)famille : ils s’offrent un peu de repos, dos à la vue-à-couper-le-souffle. Sans doute espèrent-ils, par cette feinte indifférence, s’en faire accepter, appartenir, enfin, à cet endroit. Je ne résiste pas à prendre une photo-à-la-Martin-Parr, mais avec plus de bienveillance que jamais : je sens naître en moi, en même temps qu’une certaine sympathie à leur égard, une non moins certaine ironie envers moi-même. Qui des deux est le plus comique : celui qui tourne le dos à ce qu’il y a à voir pour dire j’étais là ou celui qui s’efface soigneusement du paysage comme s’il devait n’avoir jamais été et ne jamais être autre qu’il n’est à ce moment-là ? Il y a de une certaine hybris à croire que l’on a vu la chose telle qu’elle est, en soi, comme si notre présence n’affectait pas notre perception, comme s’il n’y avait pas d’autre manière de voir ce qu’on a vu. Comme si on était objectif – clic-clac, hors du cadre. Le simple fait de contempler un paysage, pourtant, est déjà subjectif, car il n’y a pas de paysage dans la nature ; c’est l’oeil de l’homme qui l’y découpe. D’où que l’on ne puisse pas se sentir appartenir à un paysage : le voir nécessite de s’en exclure. Comme sont vaines et attendrissantes nos tentatives pour nous persuader du contraire ! J’ai même cessé, depuis ce jour, de regarder avec mépris les selfie sticks, cette tentative de s’inscrire, seul s’il le faut, dans un lieu que l’on aimerait habiter (hanter), un lieu qui nous relie à ceux qui y sont passés, aux rois au Louvre, aux dinosaures à Yosemite – à nous-mêmes au final : notre moi du futur pourra dire c’était moi en regardant ces photos-là. Je regrette parfois notre intransigeance photographique, à Palpatine et moi, décrétée au motif que nous ne sommes ni l’un ni l’autre photogénique : c’est un tel plaisir de le retrouver dans cette silhouette-ci ou de me reconnaître dans ce bout d’écharpe-là. Se reconnaître : il faudra à ce propos que je vous parle un jour du portrait que Renaud, un ami de @_gohu a fait de moi, et du plaisir, du soulagement presque qu’il y a à retrouver dans une image montrable l’image qu’on peut avoir de soi. Je ne l’ai pas rêvé. Je l’étais, j’y étais. À Yosemite, donc.
Vous ne trouvez pas qu’on dirait des arbres de maquette ?
Make-believe ai-je attrapé au vol dans la conversation de touristes américains.
Le Half-Dome.
Photos garanties sans filtre. Comme nous n’avions pas de téléobjectif, nous avons pris les photos à travers les jumelles de Palpatine. Mac Gyver style.
Après le panorama, depuis Tunnel View puis Glacier Point (l’occasion de remettre El Capitain dans son contexte massif, la Sierra Nevada), ce fut l’immersion dans la forêt avec quelques deux ou trois kilomètres à pieds pour aller voir le Mirror Lake. Voiture laissée au parking, du calme et de l’air froid : on pouvait se dire que, ça y est, on allait pouvoir appréhender l’endroit et se sentir y appartenir. Sauf qu’engagé sur un sentier, on perd de vue la big picture. Au bout de dix minutes, j’avais l’impression de me retrouver dans la forêt où j’allais crapahuter avec mon père, le week-end, quand j’étais petite et que les rochers me paraissaient des falaises à escalader. Pour l’idiosyncrasie américaine, c’est raté. Ultime moquerie du sort : le bitume n’a pas cessé de reparaître à cinquante mètre du sentier plein de crottin de cheval dans lequel nous nous étions engagés. Et Mirror Lake ? Hum, oui, vite fait. Il fallait surtout en revenir, pour voir le coucher du soleil sur le Half-Dome et les fleurs blanches surnaturelles dans le crépuscule.
Yosemite, on en est revenu : c’est comme ça qu’on sait qu’on y a été.
1 Il se pourrait que j’ai déplacé le Wyoming de quelques centaines de kilomètres.