Muser à Berlin

Avant-dernier post sur mon voyage dans la capitale allemande (le dernier uniquement de photos, j’ai assez tapé sur mon clavier et vos nerfs).

 

 

 

La priorité est allée à la Alte Nationalgalerie (pour moi) et à la Gemäldegalerie (pour Palpatine), respectivement mini-Orsay et mini-Louvre. Ce qui est un peu étrange, c’est que le mini-Orsay est logé dans un bâtiment plutôt ancien, une statue équestre plantée devant, tandis que le mini-Louvre est implanté avec d’autres musées dans un espace très moderne. Ce dernier, s’il ne paye pas de mine de l’extérieur, est très bien aménagé à l’intérieur : lumineux, aéré, une hauteur sous plafond démentielle (dans les salles où les tableaux sont petits, on se dit un peu « tout ça pour ça ? »).

 

 

Les salles sont distribuées autour d’un gigantesque patio cathédrale entièrement vide à l’exception de ses piliers : le rien est aussi au musée, mais celui-ci prépare à la contemplation.

 

 

Le caractère dépouillé des salles vient aussi de ce qu’il n’y a absolument aucun cordon de sécurité autour des œuvres : la distance à respecter est indiquée par un changement de marqueterie – j’ai mis un temps fou à m’en apercevoir.

 

 

C’est que l’Allemand a intériorisé les interdits. Jusque dans les transports en communs. Dans le métro, comme à Vienne, aucun tourniquet ni barrière, on composte le billet à la première utilisation et après on circule comme dans un moulin. Tant de discipline a quelque chose de reposant – même si je n’ai pas tenu plus de trois jours avant de recommencer à traverser à la parisienne, signe infaillible de ce que nous n’étions pas locaux. Seul relâchement de l’ordre : la disposition des tableaux dans les salles selon le principe de ‘montre-moi ce que tu as dans le ventre, crache tout et on fera le tri ensuite’ – agencement à la berlinoise, choucroute, quoi.

 

 

Des collections en elles-mêmes, je ne vous dirai pas grand-chose, sinon que j’ai découvert au mini-Orsay un impressionniste allemand qui m’a bien plu, dénommé Menzel. J’ai bien pris des notes, pourtant, j’y ai pensé pour une fois, histoire de pouvoir retrouver les tableaux qui m’ont marqués et qui ne figurent jamais dans les cartes postales vendues à la sortie. Mais ce serait trop long, pas forcément berlinois. Rien de très nouveau : l’époque des impressionnistes me plaît bien et j’ai toujours autant de mal avec la peinture classique, surtout italienne. Eventuellement je me ferai plaisir en reprenant sur un ou deux tableaux à l’occasion.

J’ai également insisté pour aller faire vite fait un tour au musée Bröhan, des arts décoratifs (on n’est pas impunément la fille d’une fan d’art nouveau, qui vous fait traverser les 80km de la banlieue viennoise pour visiter l’un des dix travaux d’Otto Wagner – enchaîner les visites rappelle davantage ceux d’Hercule) et à celui du surréalisme, le Scharf-Gerstenberg, où il y avait du Dali, des délires chouettes, d’autres incompréhensibles et surtout un peu de Magritte. Tant qu’on était dans le coin, on a fait un saut au musée Berggruen. Picasso et son temps : pas mon trip, mais ça se regarde, contrairement à Klee.

 

De son côté, Palpatine a insisté pour aller visiter le Dom, grande cathédrale qui avec sa décoration un rien surchargée compense à elle seule tous les riens de la ville. Que Leibniz soit avec vous.

(fin abrupte d’un post en cadence mineure)

Le touriste et la photo

 

Le touriste enregistre. Cela commence à l’aéroport et se poursuit une fois arrivé à sa destination, touristique, forcément, moins grâce à sa mémoire qu’à l’aide de cameras, en français et en anglais (le touriste, contrairement à l’autochtone, est ou s’efforce d’être polyglotte – ce sont potentiellement les mêmes, me direz-vous, mais il le même n’est pas toujours identique). Les appareils suppléent à la mémoire, cela permet si bien de ne pas oublier, que les choses vues et non regardées ne se décomposeront jamais tranquillement dans un coin du cerveau. Ce serait dommage de recycler quand on peut avoir à tout instant du neuf en ressortant l’album photo – nom très métaphorique que l’on donne au dossier informatique contenant les clichés numériques qui ne seront jamais tirés, ni sur papier glacé, ni au clair. On risquerait de s’y retrouver.

 

Sur place, on ne regarde rien, mais à deux fois. D’une part, on se rend directement aux « monuments », ces grandes bâtisses étiquetées qui nous épargnent de regarder alentours dans la mesure où le « site » est hors lieu (et temps, peut-être, mais justement, chaque chose en le sien) ; d’autre part, on tourne le dos à ce qui est « à voir », parce que la photo refuse de témoigner qu’on a des yeux derrière la tête. A chaque fois que je vois ces grappes qui montrent les dents et qu’un raisin sans raison (c’est ça de laisser tomber des oh ! tout le temps) cueille en prenant soin d’arracher tout le plan avec, j’ai envie de dire au propriétaire de l’appareil que s’il veut prendre le monument, il n’a qu’à dégager ses amis qui le masquent, et s’il veut prendre ses amis, il est prié de ne pas se planter au milieu du chemin. Sans compter que par -6°, on n’en verra pas un grand bout, de ses amis. L’élégance n’est déjà pas l’apanage du touriste (je m’inclus dans le lot : j’ai arpenté le Canada avec un « angel » sur les fesses, Florence en tongs et Berlin en Timberlands et bonnet), mais là, c’est pire que tout.

Le touriste enregistreur s’identifie très bien dans sa version japonaise (il y en avait très peu, d’ailleurs, à Berlin – majoritairement des Français et des Italiens). On est toujours rassuré de se voir loin de la caricature. Quoique… s’il nous faut la caricature pour nous sentir à l’abri, on risque de partager à moindre échelle le trait qu’elle force. Peut-être sommes-nous même pires, car naïvement convaincus de voir les choses pour elles-mêmes. Mes photos ne monument n’ont pas de premier-plan familier, mais les regardé-je pour autant ? Une pellicule de poussière, oui ! Tout juste bon pour à servir de « documents » qui n’illustrent rien du tout (ils ne rendent rien plus clairs, seulement plus colorés – c’est l’encart publicitaire et récréatif des manuels scolaires).

 

 

Vous m’objecterez qu’on peut très bien en être conscient et jouer au touriste, comme Palpatine qui shoot dès qu’il y a un spot, reconnais sans difficulté qu’il ne regarde ensuite plus les clichés qu’il a ainsi pris et me reproche de ne pas être une  « bonne touriste » (reproche motivé par la crainte de devenir à son tour un mauvais touriste, puisque sa batterie étant tombée à plat, en l’absence d’un chargeur, je détenais le pouvoir photographique – qu’avec ma bonté naturelle mais discrète –limitée et autoritaire, donc- je mettais à sa disposition) : « Photographie-nous donc le tombeau au lieu de prendre des détails ! ». On n’a donc plus le droit d’admirer les reflets du Divus Fredericus, il faut admirer sa dépouille la mort dans l’âme. Je suis dans une église et prends des photos : mon attitude n’est pas convenable, mais seulement parce que ce ne sont pas les photos consacrées. Il y aurait donc une essence du touriste. Pourquoi alors notre touriste modèle râle-t-il contre les montreurs de dents qui prennent de « photos de touriste » ?

Mon cobaye m’en apprend autant par sa lucidité (les clichés qu’il ne regarde plus me font prendre conscience de ce que les monuments tombent en ruine dans ma mémoire) qu’à son insu, par ses légères incohérences (on ne joue jamais totalement au touriste, on s’autorise à l’être, et on l’est donc déjà). Après tout, nos photos, pour légèrement différentes qu’elles sont des « photos de touriste » (disons cliché, à partir de maintenant) n’en remplissent pas moins la même fonction, purement sociologique, du témoignage de présence : « J’étais là ! ». Et les amis, pas du tout incrédules, d’être parasités par ce bourdon collant (c’est le sucre, normal, me direz-vous).

 

Sommes-nous embarqués ? La photo inexistante ne risquant pas de devenir cliché, la solution radicale serait de ne rien enregistrer. Mais il faut parier ! Je mise sur les « détails ». Les détails- synecdoques, d’abord, ceux qui évoquent (du moins m’évoquent) immédiatement ce dont ils sont issus. J’ai découvert cela en prenant conscience de ce la photo des vieilles baskets de Dre à côté du drap rose qu’on avait étendu pour un goûter dans le parc du château me rappelait davantage l’après-midi que j’y avais passée que celle où l’on voit Dre allongée sur la dos, le casque sur les oreilles, un paquet d’Oreo près de la tête, en train de lire la brochure d’une université australienne – aussi figée qu’une allégorie, parée de tous ses symboles. Encore heureux que ses baskets n’étaient pas des Converse, c’est déjà assez adolescent comme madeleine. Depuis, je me fabrique mes petits souvenirs, je traficote les cadrages et bidouille des images – interrupteur, qui produisent à coup sûr des étincelles dans les circuits inusités de ma mémoire.

Outre ces détails synecdoques, je cultive les détails qui ne font pas taches et deviennent au contraire aisément autonomes, comme les éléments d’un tableau, qui une fois isolés, finissent par en former un nouveau à eux seuls. Je les cadre et les coupe du terreau où ils ont fleuri ; ce sont mes propres compositions, si modestes soient-elles.

Peut-être, cependant, ne constituent-elles pas pour autant un antidote à la photo touristique, s’il est vrai qu’elles ne retiennent rien ou si peu du lieu d’où elles sont prélevées. Je classe d’ailleurs celles que je préfère ensemble, hors de leur dossier-pellicule d’origine. Je prends les choses qui me paraissent s’animer d’elles-mêmes, qui attirent mon attention et ce sont mes petites obsessions que je retrouve un peu partout, ombres, jeux de reflets, inclusions… Je prends bien davantage que je ne comprends la chose pour ce qu’elle est. Force a été de constater lors de la projection des photos de Palpatine (version geek de la séance diapo) que celles-ci sont beaucoup plus larges que les miennes (et pas uniquement à cause du grand angle, je serais tentée de dire) et correspondent davantage à ce qui est, quand les miennes donnent plutôt une idée de ce que j’ai vu et qui n’a plus grand chose à voir (avec ce qu’il y avait « à voir »). Moralité : je ferais un piètre reporter.

 

Ce n’est pourtant pas faute (enfin, si, justement) d’être entraînée par le mécanisme du clic ; à la flemme de sortir l’appareil et de prendre le temps de faire ma photo, succède la capitulation frénétique, on fera voir et non sentir. Le safari-photo commence (c’est pratique, l’ours est l’emblème de Berlin, il y en a un peu partout). Le moindre bâtiment un tant soit peu ancien ou flanqué de colonnes est alors radiographié, même s’il n’est pas plus esthétique que son voisin contemporain (moderne, encore,
avec une architecture bien déjantée…). C’est là une curieuse suspension du sens du progrès, pourtant si furieusement implantée dans notre inconscient. Ou plutôt une curieuse inversion : tout ce qui vient avant serait plus digne d’intérêt que ce qui lui est postérieur. Il faut croire que l’expérience touristique est régressive (vous noterez à ce jugement que le sens du progrès n’est levé que le temps des vacances)… ce dont on n’aura pas grand mal à se convaincre en constatant les horreurs qui sont vendues aux touristes et que ceux-ci n’auraient jamais achetées dans leur propre pays, qui vend pourtant les mêmes T-shirts idiots aux inscriptions graveleuses, les mêmes mugs à mettre au placard et les mêmes boules de neige qui n’ont pas même la décence de fondre.

Cela participe du mouvement qui cherche à oublier par la fétichisation du souvenir. En vacances, le touriste se veut vide de lui-même. S’il s’autorise ce qu’il condamne en son propre pays, c’est pour mieux se fondre dans la masse et surtout ne pas s’apercevoir de ce qu’il est au contact de ce qu’il n’aurait jamais soupçonné n’être pas ou autre. C’est à l’étranger que je me suis aperçue qu’être français ne se résumait pas à l’arbitraire d’une nationalité sur le passeport, mais what we took for granted, ou plutôt qu’on ne remarquait même pas, constitue pour les étrangers une caractéristique inhérente à notre nation. Du moins telle qu’elle est perçue dans les autres pays. Je ne sais pas si les Français sont mal-aimables, mais ils sont certainement très râleurs en voyages. Et l’on peut avoir des surprises : si les clichés associée à la pilosité féminine sont ici réservés aux pauvres portugaises, ils nous sont aussi impartis outre-atlantique (en prime, nous sommes censées puer – like a French whore). C’est ainsi qu’au stage de danse aux Etats-Unis, je me suis retrouvée à ne pas laisser une seule journée de répit à mon rasoir car les points noirs que les regards cherchaient en scrutant nos jambes, n’avaient rien à voir avec l’acné du visage… On est dans l’anecdote amusante, mais je reste persuadée que cela vaut pour des comportements ou des traits de caractère bien plus essentiels – à tel point que je finirai par croire que non seulement c’est toujours de soi que l’on va à l’autre, mais que l’on se découvre davantage soi que l’autre, que l’on cherche tout juste à connaître. Dès lors, pas besoin d’aller en Papouasie du Sud pour se sentir dépaysé ni de vouloir à tout prix visiter une « belle » ville : Berlin et son rien, loin de me faire nager en plein vide, m’ont ramenée de vacances.

Nom d’un Friedrich !

 

Sauf les filles, à qui l’on a concédé le prénom de Charlotte, ils s’appellent tous Friedrich. Même un peintre romantique et esseulé n’y échappe pas. Caspar David a néanmoins échappé au numérotage, privilège des rois. Enfin, je suppose, car je ne connais rien à l’histoire de l’Allemagne, hormis la période à laquelle elle a eu quelques démêlés avec la France. Les grands méchants d’ici sont la gloire de là-bas, on a pu le vérifier à plusieurs reprises en changeant à la station Bismarck.

La culture est heureusement un peu moins chauvine que l’histoire et l’on reconnaît sans problème quelques grandes figures, au premier rang desquelles, Kant, évidemment, dont on trouve la Critique de la raison pure à la gare, dans une édition bon marché type Librio. Tout à fait une lecture de RER. Kant est tellement populaire qu’il a même un centre commercial à son nom. Je regrette de ne pas l’avoir pris en photo, c’était tellement grand. En revanche, je n’ai pas renâclé à ôter mes gants pour prendre le panneau de la Kantstrasse juste devant des affiches de nanars.

 

 

Et le Einstein café, où le seul problème (de) physique que l’on rencontre est de trouver une place où poser son corps congelé.



 

Pas encore transformé en franchise mais Starbucks dans l’âme, on trouve également le Balzac café qui en proclamant son amour des belles lettres soigne son image de marc.

 

 

J’imaginerais bien un bistrot Balzac où des descriptions à rallonge, très alléchantes, remplaceraient avantageusement la composition des plats. Et un restaurant surréaliste aux menus poétiques.

 

 

Trêve de ces essais de néo-disney, pour le moment, il faudra nous contenter des gâteaux Leibniz, les Zanimos locaux.

 

 

 

Après en avoir bouffé pendant un an, on en donc la confirmation, le philosophe est comestible. Cette marque était un signe ; nous avons en effet vérifié la théorie de l’harmonie universelle préétablie à travers l’expérience du clair-obscur : le premier janvier, journée de la lose (il faut démarrer l’année d’un bon pied, en se rappelant qu’il n’y a rien de nouveau) où la carte magnétique de l’hôtel ne fonctionnait pas et nous a obligé pendant vingt minutes à moult allers et retours entre la réception (Zimmer fünf hundert sieben und vierzig, vous n’imaginez pas l’effort que ça me demande) et la chambre (es klappt nicht), où l’on n’a pas trouvé LE Einstein café (ce que en soi n’aurait pas été très grave si je n’avais pas erré à sa recherche en compagnie de ma valise impossible à rouler dans la farine neige – Palpatine, se rappelant que la valise contenait son mini-PC, a tenté une offre galante, mais il avançait encore moins vite que moi) parce qu’on s’était réveillé trop tard pour petit-déjeuner (ah non, je confonds, c’était un autre jour) et où il nous a fallu huit stations de métro pour nous apercevoir qu’on allait dans le mauvais sens (*boulet power* – fin du premier janvier) a été compensé par le second, où les trains ne nous filaient pas juste sous le nez et où le wifi retrouvé a délivré la bonne nouvelle que portait une balletomane :

Karl Paquette a été nommé étoile ! C’est à faire sa Giselle, je t’aime un peu, beaucoup… Tout près des pâquerettes, au ras des étoiles. Vous trouvez que je vire fleur bleue ? Très bien. Alors : à table ! La prochaine fois que le Boléro est donné, je le veux sur la table, pas devant. On va se régaler !


Virez-moi ce rabat-joie de philosophe français, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La mercantilisation de grands penseurs ? On revient aux origines, pardi : la culture se cultive, ça pousse, et on en mange à toutes les sauces.

 

Berlin et le rien

 

Pour un urbanisme de la mémoire et du gruyère (risque de trous dans les deux cas). Une spécialité berlinoise inédite dans aucun guide touristique.

 

Paddington demande au chauffeur du cab pour combien de temps il y en a encore, et est effaré de la réponse : « Une demie-heure ! Mais ça fait à peine cinq centimètres sur la carte ! ».

Mieux vaut faire attention aux échelles si vous ne voulez pas recommencer le dessin animé avec Knut à Berlin. Cette ville est grande, les distances à parcourir pour la visiter, immenses, et les stations de métro, des oasis en plein désert : un U-Bahn (prononcez Ouuuuuuuuuuuuuuuuuu – bane façon fantôme ou Ou-ban Ou-ban, façon Oumpa Loumpa), sauvés ! Certes, la comparaison n’est pas entièrement exacte, il n’y a pas d’oasis dans le cercle polaire ; en revanche, on trouve bien quelques déserts dans Berlin. Cette ville est pleine de rien. Ce n’est pas qu’il n’y a rien, ou seulement des riens, négligeables, c’est qu’il y a plein de riens.

Le rien, c’est quand on s’attend à trouver quelque chose et que l’on tombe sur un espace vide. Ce sont les interlignes des guides touristiques qui vous montrent ce qu’il y a « à voir » (et là, Palpatine hurle « Spot ! ») sans vous laisser imaginer ce qu’il peut y avoir entre. Après un reportage sur Saint-Pétersbourg, on a l’impression que la ville des tsars croule sous les ors et l’on est tout surpris de découvrir ensuite des océans de gris et de pauvreté entre les ilots dorés. Le cas de Berlin est encore plus retors : entre les spots, il n’y a souvent rien à voir, mais il n’y a parfois rien du tout. C’est d’autant plus surprenant qu’on associe toujours une certaine densité au tissu urbain : le maillage de Berlin est digne d’un tricot point mousse de débutant – plein de trous. N’oubliez pas que je suis une souris : quand on me demande si Berlin, c’était « beau » ou « joli » et que je réponds par la négative, il ne faut pas en déduire que le séjour m’a déplu.

 

Petite typologie du rien

 

le rien d’urbain : ce qu’on ne s’attendrait pas à voir en centre-ville.
Ex : une usine, des entrepôts.
Ex de mauvaise foi : le Tiergarten, mini- Central Park

Les fourmis humaines fournissent l’échelle

 

 

Le rien urbain : un élément propre à la ville et qu’on n’y trouve pas.
Ex par excellence : les Platz, qui brillent par leur absence, n’étant la plupart du temps que de simples carrefours.
Ex de mauvaise foi : un centre-ville. On pourrait à la rigueur s’attendre à deux centres, à l’est et à l’ouest, mais ce sont plutôt des concentrations de bâtiments isolées les unes des autres, égrainées le long des lignes de S-Bahn (le RER), avec dans le rôle des mini-diagonales du vide, des riens d’urbains.

Nous avons parfois décrété la vision du train suffisante, surtout après l’aperçu du Kreuzberg qu’il nous a fourni. On a du mal à croire que ce ne soit pas l’Est, et on comprend a fortiori les taux de suicide en RDA. Notre hôtel du 31 (différent des autres jours pour cause de désorganisation chronique et prix excessifs de réveillon), à l’Est, donnait sur de beaux paysages industriels (mais aussi de loin sur les divers feux d’artifices donnés de par la ville, selon le principe ‘tant qu’il y a des fusées, on tire dans le tas’).


Le rien luxueux : l’espace vide qui met en valeur un espace plein selon la théorie de l’harmonie universelle.
Ex : devant Le château de Charlottenberg

Il faut reconnaître que la neige, uniformisante et assourdissante, aiguise la perception du rien.

Ex : la plaine devant le Reichstag. Deux contre-arguments possibles, l’un historique puisque s’y trouvait avant la Siegessäule, l’autre touristique dans la mesure où, par des températures négatives, la queue pour visiter la coupole en verre du Reichstag est d’une telle longueur qu’on peut aisément l’imaginer prendre toute la place en été.

Et encore, je n’ai pas de grand aigle qui embrasse le vide à droite.

 

 

Le rien d’advenu, en devenir : le ménage du ménage désordonné des alliés n’est toujours pas fini, il y a encore de quoi reconstruire.
Ex : divers chantiers, à dif
férents stades, parfois difficiles à distinguer des terrains vagues et autres friches.

Palpatine adore les lignes horizontales de batiments, bien centrées sur les photos quand j’affectionne les cadrages bizarres. L’avantage, c’est qu’on sait à qui elles sont.

 

Le rien monumental : (après le rien en devenir, le rien définitif ; c’est là que les Athéniens s’éteignirent) où l’on voit que, bien que le Berliner ne soit pas troué comme le donuts, le rien est une spécialité berlinoise. Le rien monumental, c’est le rien élevé au rang de monument, par devoir de mémoire. Il signale les trous de (la) mémoire (collective) d’une nation fière de son histoire, sauf quand la République est « tombée dans de mauvaises mains » (sic, trouvé à la Siegessäule – ça vaut bien les œuvres « acquises en Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale » au musée de l’Hermitage).
Le rien monumental (l’exact opposé du monument nihiliste, si vous m’avez bien suivie) est particulièrement astucieux dans une perspective touristique : à défaut d’être demeurée une ville historique après les bombardements à la destruction très efficace, Berlin est devenue est une ville d’histoire.

Ex : la Gedächtniskirsche, église du souvenir, partiellement détruite après les bombardements alliés et conservée en l’Etat. Des caisses en verre étaient là pour recueillir des fonds afin d’entretenir le bâtiment ; il faudra faire attention à ne pas restaurer le monument au-delà de sa destruction.

Ex : Checkpoint Charlie, tronçon de rue qui passe entre deux terrains vagues cernés par des palissades et dont la particularité n’est repérable qu’en raison de la prolifération des appareils photos (il faut témoigner de ce qu’on n’y voit rien – « on ne me croira jamais, sinon », se justifie Palpatine), des vendeurs de toque à la sauvette (c’est le point négatif du rien monumental : ça ne rend pas grand-chose à échelle réduite. Pas de Tour Eiffel miniature. Peut-être pour ça qu’ils se rattrapent sur la porte de Brandebourg, d’ailleurs, beaucoup plus petite que je n’aurais jamais imaginé, qui frise le ridicule comme grand monument, mais qui a le mérite d’être entière) et des panneaux sur les palissades, énumérant chronologies, évasions réussies, morts ratées et grands discours historiques.

Atmosphère très end of the (communist) world

 

Mur qui plonge dans les quartiers de la Gestapo.

 

Le rien-néant : un espace vide tellement vide qu’on a même oublié qu’il pourrait être rempli.
Ex : ? Le néant n’est pas nommable. C’est même là sa différence ontologique d’avec le rien, qui est toujours le néant de quelque chose. Comment ça cet article s’enfonce dans l’infini du néant ?

 

 

 

Avec cette multiplicité du rien, on ne sera pas surpris d’apprendre que rien ne va avec rien. Le manque d’harmonie, qui a fort attristé Palpatine en tant que Parisien haussmannien (d’adoption, mais faites semblant de ne pas avoir entendu son reste d’accent), ne peut même pas se convertir en contrastes, comme c’est le cas à Montréal : le tissu urbain est trop distendu pour cela, pas assez de proximité pour que la diversité soit perçue comme une opposition frappante – même s’il y a parfois de l’idée.

 

 

Château à la versaillaise, cheminées d’usine, entrepôts, tours en verre, et immeubles en béton qui, par contrecoup, vous font photographier tout bâtiment d’allure ancienne, avant même de savoir ce qu’il abrite… on aura compris que rien ne va avec rien, et pour une fois, on verra le rapport avec la choucroute.


Conduire en Italie et survivre

Il y a plein de choses « à l’italienne » que j’aime : les fouettés et les glaces, par exemple. La conduite dans les rues portant pourtant des noms de pâtes (« la via Bolognese, à droiiiiite ») et les places au nom de pizza, autour desquelles on ne peut pas tourner parce que la majorité des ronds points sont distribués comme la place de la Concorde et ne permettent pas de U-turn, beaucoup moins. Là, Rousseau n’a pas cours, ni sous la forme du code (la signalisation est somme toute décorative), ni sous celle de la formule morale qui nous enjoint à faire notre bien avec le moins de mal qu’il est possible à autrui. Un seul principe : foncer dans le tas – et se démerde qui pourra.

Vous ralentissez légèrement pour laisser s’insérer un zigoto qui a très mal joué son coup et se retrouve coincé au bout de la file d’insertion, il ne comprend pas et c’est vous qui vous faites klaxonner. L’usage n’est pas en effet de s’insérer après avoir pris son élan et donc une vitesse relativement semblable à celle des voitures qui circulent sur l’autoroute, mais de s’incruster en repassant par la première (allez, la seconde, soyons sympa).

Vous allez assez vite, c’est déjà trop : on ne se fait pas doubler par une femme, cela ne se fait pas.

Vous n’allez pas assez vite, c’est un concert de klaxons. Vous imaginerez qu’on a assisté à pas mal de représentations de ces orchestres improvisés si vous savez que les panneaux font la taille d’une demi-feuille A4 (A5, quoi) et qu’ils sont implantés au-dessus de l’intersection, une fois que le choix de la file a été fait. Le panneau est donc là pour vous dire si votre intuition a ou non été chanceuse. Aucune utilité autre que de permettre aux voitures de sport de changer de direction sur les hachures au sol avec un virage de formule 1 (et beaucoup de bruit).

D’une manière générale, le panneau est purement indicatif : c’est-à-dire que non seulement il ne vous informe pas du tout du fait de son emplacement, mais son caractère contraignant est subjectif. La loi de la jungle règne et vous êtes comme un indien dans la ville : pour les limitations de vitesse (certes trop basses : 90 sur une quatre voies et 100 sur l’autoroute, c’est pire que pour un apprenti chez nous), un cercle est un carré (mais un carré n’est pas un cercle, vous avez les chakras bouchés ou quoi ?). En revanche, comme les controles electronica della velocita sont assez peu bouddhistes, l’usage est de piler devant le radar comme si c’était un piéton.

Le panneau est également approximatif : l’indication est là, puis disparaît, puis peut-être réapparaît sous une autre couleur. Vert pour l’autoroute, mais le bleu fonctionne parfois aussi, si bien que l’on si retrouve plus souvent qu’on ne voudrait – surtout que l’autoroute rallonge le chemin. A moins que ce ne soit l’effet des kilomètrages fantaisistes : je vous assure, en cinq minutes sur des routes sinueuses, on fait vingt kilomètres – avec un Fiat (qui a du mal à monter une pente caillouteuse en première). Bon, revers de la médaille, vingt kilomètres plus loins, il y en a trente de plus – j’exagère à peine. Plus on avance, plus c’est loin. Autre cause renforçant l’effet : toutes les routes mènent à Rome, et plusieurs itinéraires à Florence (qui s’emmêlent : Firenze à droite et à gauche, pas de jaloux, juste l’impression de tourner en rond) mais pas à la via Fantina, visiblement, laquelle nous a rendues malheureuses comme des Cozette – comment ça, encore un sens interdit ?

Rajoutez à cela le sens de l’orientation approximatif de ma dear Mum (« – Je vais à droite là ? – Hum, vu qu’on a pris la deuxième à gauche au lieu de la première, je dirais qu’au contraire cela nous éloignerait. ») et des incompréhensions de copilote (« Tout droit, c’est tout droit ou c’est à gauche ? – Bah tu suis la route. Tout droit à gauche du sens interdit. ») et vous obtenez quelques jurons et de belles tautologies d’énervement (« Il est à l’arrêt, le bus, ou il n’avance pas ? »), repris en séances d’imitations le soir par Caroline et moi. Ici surgit un nouveau personnage, dont vous n’aurez pas de description, et dont il vous suffira de savoir que c’est une amie de ma mère, qui n’a que dix ans de plus que moi, presque jour pour jour, et avec qui on s’est bien marré.