Carré 35 fait référence à la portion du cimetière où est enterrée la soeur du réalisateur, Éric Caravaca, morte en bas âge avant sa propre naissance. Leur mère n’a jamais nié l’existence de ce premier enfant, mais elle a tu les souvenirs qui y étaient rattachés, allant jusqu’à brûler toutes les photographies.
Le réalisateur s’efforce de faire entrer ce point aveugle dans le champ de la caméra. Il ne s’agit pas tant d’enquêter (le résultat des recherches finira par être récapitulé platement, à rebours de tout suspens) que d’interroger. Sa mère, son père, le souvenir, la famille, soi, le déni. Sa mère refuse de reconnaître que sa fille était trisomique (ça veut dire, quoi, normal, d’abord ? se défend-t-elle) ; le père en est très conscient, mais soutient que l’enfant avait quelques mois (quatre) et non quelques années (trois) lorsqu’il est mort – une chronologie qui pourrait elle aussi s’ancrer dans le déni, puisque suite aux guerres de décolonisation et à la dépression de sa femme, l’enfant a été confié-abandonné à la famille restée au pays, tandis qu’eux avaient émigré en France. Elle est morte loin d’eux.
Rapidement, il n’y a plus rien à chercher. La mère ne cherche pas à cacher quoi que ce soit. Même, elle abhorre le mensonge et regrette qu’on lui ait fait croire, enfant, pendant des années, que sa mère était à l’hôpital alors qu’elle était déjà morte. Il n’y a pas de mensonge, sinon à soi-même, dans une duplicité de soi à soi que l’on ignore comme s’il s’agissait d’un autre. Mécanisme de défense : cela n’a pas existé. Il ne s’est rien passé. Rien sur quoi l’on doive se retourner. C’est pas bien, ça, il ne faut pas, se défend la mère lorsque son fils l’oblige par ses questions à déterrer un passé sur lequel elle a fait une croix. Bien qu’il n’y ait rien de voyeur (remous de l’eau depuis la plage de Casablanca, herbes dans le cimetière… le spectateur n’est pas invité à voir mais à contempler), on finit par se demander s’il est vraiment nécessaire d’infliger ça à la mère, les questions auxquelles on a déjà trouvé une réponse, une visite au cimetière. La mère refusait d’y remettre les pieds et à la voir là, absente auprès de la tombe d’un fantôme qui l’a désertée mais hante le réalisateur, on se demande si l’apaisement narratif de cette scène rejoint un quelconque apaisement personnel.
Les échos que j’avais de ce documentaire se résumaient en un adjectif : émouvant. Très émouvant. Non. L’émotion appartient à ceux qui ont vécu le drame. Elle est recluse dans un déni que le réalisateur constate sans pouvoir l’entamer. Et c’est tout ce qui peut faire l’intérêt de ce documentaire familial qui, en soi, ne nous regarde pas – ou de biais, de travers, nous renvoyant par son histoire personnelle à l’histoire de la colonisation. En témoigne le cimetière où est enterrée l’enfant, cimetière français de Casablanca, à l’abandon. On ne veut pas voir. Surtout quand il n’y a plus rien à voir. Que des souvenirs, dont on ne sait s’ils sont en friche ou en jachère.