L’épisode automobile m’a beaucoup fait râler, mais il m’a également donné un avant-goût de ce que peut être un road trip américain, avec toutes les idées de liberté et d’immensité qui s’y rattachent. Rouler sur le revêtement pourri des autoroutes californiennes, patché de partout, tout strié, c’est aussi avoir l’impression d’avancer dans le sillon d’un vieux vinyle qui accompagnerait le voyage à plein volume, faisant résonner des airs de liberté, vibrant comme l’habitacle de la voiture ; c’est faire du toboggan sur des routes vallonnées, entouré de champs à perte de vue – pas des champs plats comme nous avons en France, non, des champs où l’on s’attend à voir Flicka et les chevaux sauvages de Mary O’Hara1, des champs bordés au loin par des montagnes, parcourus par les vents et pas qu’un peu : nous avons longé le plus grand champ d’éoliennes du monde ! J’avoue ne pas tout à fait comprendre en quoi elles défigureraient un paysage qu’elles peuplent d’une présence héroïque, géants Don Quichottesque revus par la science-fiction, plus impressionnants encore que les pylônes un peu plus anthropomorphisés de nos lignes à haute tension.
Nous avons roulés des kilomètres et des kilomètres, entre ces champs parcourus par les vents poussant des plaines de nuages. Je n’ai pas arrêté d’alterner entre lunettes de vue et lunettes de soleil à ma vue, yeux plissés, yeux écarquillés, comme devant cette croix « Jesus save us » dessinée plantée par un agriculteur sur une parcelle de terre jouxtant l’autoroute, ou bien cet immense réservoir d’eau croisé sur le chemin du retour (béni soit le GPS qui nous a fait passer par un chemin différent sans que nous ayons rien paramétré), devant lequel je n’ai pas réussi à m’arrêter, alors que les strates colorées des roches qui en émergeaient méritaient certainement le détour ! Plus encore que la forêt de séquoia géants que nous n’avons pas pu voir car il s’est mis à neiger, je crois que c’est ce réservoir entr’aperçu qui m’a donné envie d’un road-trip, un vrai, plus long, plus aventureux, avec encore plus de trucks dans les jantes desquels se refléter – un road trip où, accessoirement, je ne serais pas la seule à conduire.
Rouler permet en outre de prendre la mesure de ce qui nous entoure. Après une heure et demie de voiture pour voir Yosemite Valley depuis Glacier Point, non seulement le paysage s’offre comme une récompense, attendue, désirée, mais il s’est étoffé : tous les virages dans lesquels on l’a vu apparaître et disparaître, dans lesquels on l’a vu se métamorphoser, contribuent à lui donner sa réalité. Tunnel View, encore encaissée dans la vallée, à mi-chemin, offre une vue incroyable. On a beau ne croire que ce que l’on voit, le voit-on qu’on n’y croit toujours pas. Y est-on ? Est-on bien là ? On photographie sans y croire ce paysage de carte postale, que l’on reçoit comme tel, comme si on n’en avait pas été témoin. Sans le vent et les nuages qui font moirer la forêt de sapins, la vue se confondrait avec toutes les images qu’elle a engendré – une vallée, la vallée, qui de tout temps a existé dans notre imaginaire. Celle de tous les récits d’aventure. Celle de Petit Pied. Celle de l’âge de glace. Je suis presque surprise de ne pas voir avancer au milieu une longue lignée de dinosaures en exode. We don’t belong here. Je le sens. J’ai beau regarder, je ne vois pas : ce paysage m’échappe. Alors je fais comme tout le monde : je le prends en photo dans une vaine tentative pour me l’approprier, tandis que les touristes américains le shootent, comme un animal dont on n’aurait pas toléré l’indifférence à notre égard. Par dépit. Dépit souriant, évidemment ; on montre les dents.
Assis sur le muret, un couple de jeunes se fait prendre en photo par le reste de la (belle-)famille : ils s’offrent un peu de repos, dos à la vue-à-couper-le-souffle. Sans doute espèrent-ils, par cette feinte indifférence, s’en faire accepter, appartenir, enfin, à cet endroit. Je ne résiste pas à prendre une photo-à-la-Martin-Parr, mais avec plus de bienveillance que jamais : je sens naître en moi, en même temps qu’une certaine sympathie à leur égard, une non moins certaine ironie envers moi-même. Qui des deux est le plus comique : celui qui tourne le dos à ce qu’il y a à voir pour dire j’étais là ou celui qui s’efface soigneusement du paysage comme s’il devait n’avoir jamais été et ne jamais être autre qu’il n’est à ce moment-là ? Il y a de une certaine hybris à croire que l’on a vu la chose telle qu’elle est, en soi, comme si notre présence n’affectait pas notre perception, comme s’il n’y avait pas d’autre manière de voir ce qu’on a vu. Comme si on était objectif – clic-clac, hors du cadre. Le simple fait de contempler un paysage, pourtant, est déjà subjectif, car il n’y a pas de paysage dans la nature ; c’est l’oeil de l’homme qui l’y découpe. D’où que l’on ne puisse pas se sentir appartenir à un paysage : le voir nécessite de s’en exclure. Comme sont vaines et attendrissantes nos tentatives pour nous persuader du contraire ! J’ai même cessé, depuis ce jour, de regarder avec mépris les selfie sticks, cette tentative de s’inscrire, seul s’il le faut, dans un lieu que l’on aimerait habiter (hanter), un lieu qui nous relie à ceux qui y sont passés, aux rois au Louvre, aux dinosaures à Yosemite – à nous-mêmes au final : notre moi du futur pourra dire c’était moi en regardant ces photos-là. Je regrette parfois notre intransigeance photographique, à Palpatine et moi, décrétée au motif que nous ne sommes ni l’un ni l’autre photogénique : c’est un tel plaisir de le retrouver dans cette silhouette-ci ou de me reconnaître dans ce bout d’écharpe-là. Se reconnaître : il faudra à ce propos que je vous parle un jour du portrait que Renaud, un ami de @_gohu a fait de moi, et du plaisir, du soulagement presque qu’il y a à retrouver dans une image montrable l’image qu’on peut avoir de soi. Je ne l’ai pas rêvé. Je l’étais, j’y étais. À Yosemite, donc.
Vous ne trouvez pas qu’on dirait des arbres de maquette ?
Make-believe ai-je attrapé au vol dans la conversation de touristes américains.
Le Half-Dome.
Photos garanties sans filtre. Comme nous n’avions pas de téléobjectif, nous avons pris les photos à travers les jumelles de Palpatine. Mac Gyver style.
Après le panorama, depuis Tunnel View puis Glacier Point (l’occasion de remettre El Capitain dans son contexte massif, la Sierra Nevada), ce fut l’immersion dans la forêt avec quelques deux ou trois kilomètres à pieds pour aller voir le Mirror Lake. Voiture laissée au parking, du calme et de l’air froid : on pouvait se dire que, ça y est, on allait pouvoir appréhender l’endroit et se sentir y appartenir. Sauf qu’engagé sur un sentier, on perd de vue la big picture. Au bout de dix minutes, j’avais l’impression de me retrouver dans la forêt où j’allais crapahuter avec mon père, le week-end, quand j’étais petite et que les rochers me paraissaient des falaises à escalader. Pour l’idiosyncrasie américaine, c’est raté. Ultime moquerie du sort : le bitume n’a pas cessé de reparaître à cinquante mètre du sentier plein de crottin de cheval dans lequel nous nous étions engagés. Et Mirror Lake ? Hum, oui, vite fait. Il fallait surtout en revenir, pour voir le coucher du soleil sur le Half-Dome et les fleurs blanches surnaturelles dans le crépuscule.
Yosemite, on en est revenu : c’est comme ça qu’on sait qu’on y a été.
1 Il se pourrait que j’ai déplacé le Wyoming de quelques centaines de kilomètres.