Mars 2024, journal

Vendredi 1er mars

Le boyfriend m’avait manqué. Nous allons voir la suite (mais pas la fin) de Dune, mangeons coréen (mais pas épicé).

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Samedi 2 mars

se réveiller apaisée,
se rendormir ensemble,
se relever seule et apprécier enfin la vacance des vacances
(débarrassée de l’anxiété),
étaler de la marmelade de gingembre puis de la nocciolata,
faire du tri dans ses abonnements RSS, entre blogs disparus (supprimés) et abandonnés (transférés dans des signets statiques) ; devrais-je tenter d’envoyer des messages à ceux dont je me souviens ? il y a là tout une époque, déjà,
discuter toute la journée, au gré des émissions qu’on coupe pour mieux rebondir et digresser, s’embrasser dans nos pyjamas puants jusqu’à pas d’heure

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Dimanche 3 mars

Assis sur le bord du lit, on parle de spécialités culinaires détestables, et j’adore à ce moment la currywurst qui anime son profil, feuille de gingko de rides autour de l’œil, commissure du rire large, élargie par l’onde des fossettes en parenthèse. Il mime le curry saupoudré à même la saucisse, son sourire rebique, tressaute, un truc dégueulasse, pas même une sauce, rien.

C’est si intense d’habiter contre lui que le départ est arrachement, je pleure par anticipation, ça faisait longtemps.

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Lundi 5 mars

Un meme de niche, mais de qualité.

Montage montrant Timothée Chalamet dans Dune, lorsqu'il est soumis à l'épreuve de la boîte noire… sauf que la boite avec la main est remplacée par un podotrainer (appareil pour muscler le pied des danseurs).

…Mercredi 6 mars

Rêve. Toute la force du désir pour un jeune homme aux cheveux plutôt longs, plutôt blond, les traits embrouillés quand je vois enfin son visage, probablement parce que mon inconscient n’a pas su à partir de quels traits lancer son IA. Je monte avec lui dans le car, naturellement ; je nous associe. Il me faut être près de lui, avec lui.

Marchant, je dévie mon chemin jusqu’à rencontrer son épaule ; ses doigts s’insèrent entre les miens, c’est la joie qui soulage, qui irradie, lumineuse, le comble du désir ni frustré ni comblé. On traverse des rues, des jardins que je ne reconnais pas bien ; y a-t-il vraiment toute cette ville-là en parallèle de la voie qui mène à Opéra ? Le désir transfigure la ville, je me dis distraitement.

En ronde resserrée autour de nos deux poings entremêlés, mon désir me fait face et anticipe mon mais : je suis en couple avec le boyfriend et ne le quitterai pas, c’est aussi intangible que le désir d’être avec cet autre, dans cet instant absolu, parallèle. Il soulève une main, l’autre, nos mains mêlées, comme on hausse les épaules, et nos poings retombent comme des nœuds de platane élagué ; il s’écarte et se rapproche dans une danse qui n’a pas eu le temps d’exister. Et pourtant cette acmée en deçà de toute sexualité, bonheur fulgurant de me sentir liée à lui, doigts entremêlés comme deux adolescents qui s’oblitèrent lorsque je sens son corps s’approcher d’un bout de ma cuisse.

Lui parti, je dois toujours aller travailler, mon inconscient m’a laissée dans mon ancien boulot, mais je ne me retrouve pas dans la ville. Il y a un glitch géographique, je suis au bord de la mer, non au bord d’une étendue d’eau gigantesque, dans un cratère qu’il me faut contourner. Je reconnais ce lieu hype où je ne suis jamais venue : c’est Americanah. Voilà donc ce dont ça parlait, ce roman que je n’ai pas lu. Je me trouve si loin d’où je devrais être, j’accélère le pas, me fraye un chemin parmi la crique de restaurants bobo, les cuisines à ma gauche, les tables à ma droite, il y a des néons violet, des espèces de soufflés en bun de burger aux graines de sésame, et à un autre stand un truc énorme (lobster roll ?) en forme de croissant. Je m’extrais, en retard, agacée, arrive en ville enfin, où je croise AndieCrispy qui boit un verre avec quelqu’un — AndieCrispy naturellement, dans un lieu hype. Elle m’apprend que je suis à Rennes, et je peste en m’éloignant que la signalétique des transports est exactement la même qu’à Paris et ne laisse pas deviner qu’on s’est égaré : je suis probablement montée dans un autre car que je pensais en suivant le jeune homme désiré.

Réveillée, je sens toujours cette intensité du désir, l’intensité folle du désir des rêves. Quel est donc ce désir qui veut m’éloigner, et pourquoi m’en trouverais-je égarée ? Si je parvenais à l’identifier, à le localiser, peut-être cesserais-je de m’éparpiller dans l’anxiété sur la carte de France-mosaïque où le boyfriend et moi ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur un lieu à habiter ensemble. Cette dissonance, ne pas coïncider avec mes points de repère, ça me travaille.

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Le cours se dissout dans les souvenirs de notre formatrice et se transforme en récit sur son enfance et sa carrière à Cuba.

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Je révise mon examen blanc et danse classique au parc Barbieux au soleil. Une dame âgée me complimente, un ado me parodie.

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Jeudi 7 mars

Ma voix reste coincée en filet dans l’aigu, essoufflée par la démonstration et le stress, et les épreuves blanches se passent ainsi. Je me fiche presque qu’elles se soient plus ou moins bien ou mal passées tant je suis soulagée que ce soit passé — sans que mon cerveau parte en erreur 404, comme j’avais fini par le craindre. J’ai tenu le timing, j’ai tenu le coup. Même si je ne parviens pas à endiguer le stress le jour de l’examen, je sais désormais que je peux donner cours avec, et cela seul devrait suffire à le faire descendre d’un cran.

À l’entretien, les yeux de N. se mettent à déborder sous la salve de questions à l’implicite désobligeant. Sa main passe rapidement d’un côté et de l’autre, et sa voix répond sans trembler : je n’avais jamais vu personne flancher émotionnellement et se reprendre avec la même habileté que si elle avait trébuché.

Lors des retours des formatrices, il s’avère que je ne sais pas faire correctement les torsions qu’impliquent les épaulements — c’est couillon parce que c’est le thème de mon cours. Les larmes me montent au nez à mon tour.

On finit avec plus d’une heure de retard sur l’emploi du temps : les retours se sont transformés en discussion sur la place de la créativité et de l’expression dans la danse classique, et la (non-)existence de lien avec ce qui est attendu de nous en éveil-initiation. Sur le chemin du retour, N. met le doigt dessus : pour nos formateurs, pour la professeure d’AFMCD notamment, formée à l’Opéra et passée au contemporain parce que c’était là qu’elle trouvait à s’exprimer, un cours de danse classique ne permet pas l’expression de soi. Comme si la trame des exercices et l’exigence du placement ne laissait aucune place à l’interprétation. Comme si on ne pouvait pas jouer avec la musicalité (être un peu en avance ou en retard), le regard et les ports de tête (en projection lyrique vers le lointain, replié sur un intime proche ou en lien ludique ou provocant avec le public), les dynamiques (alors qu’on en a bouffé des dynamiques différentes avec la choréologie…). Comme si on ne pouvait pas éprouver la sensation d’échapper à la pesanteur dans les sauts, de planer dans les tours, de rendre tout son corps sensuel d’une manière qui n’a rien ordinaire. Comme si on ne pouvait pas se sentir le roi du monde, rayonnant, dans un pas de bourrée. Si on n’éprouve rien de tout ça, si on ne s’amuse en rien pendant un cours de danse classique, alors oui, mieux vaut se tourner vers une autre esthétique ou une autre pratique artistique. Mais c’est une question d’affinité personnelle, et cela me hérisse le poil qu’on transforme son ressenti (tout à fait légitime en tant que tel) en jugement essentialiste.

Ce discours fait de la danse classique un simple marchepied technique vers une autre forme de danse qui seule permettrait l’expression. Plus pervers encore à mon sens, pour ne pas perdre la danse classique dans le processus, certains de ses défenseurs (c’est le cas de notre directrice) requalifient de classique (ou « classique d’aujourd’hui ») les œuvres de danse contemporaine qui nécessitent une solide base technique classique (celles qui sont données à l’Opéra, en gros) — et paf, le classique d’aujourd’hui est devenu du contemporain, à croire que Christopher Wheeldon, Justin Peck ou Cathy Marston n’existent pas. Ne pourrait-on pas laisser chacun faire ses cours et ses chorégraphies à sa sauce sans devoir forcément transposer les recettes des contemporains au classique pour faire actuel ? Il y a de la place pour tout le monde.

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Vendredi 8 mars

Assis par terre en tailleur sur un coussin carré. Au bord du coussin carré. En inversant les jambes croisées. En papillon. En lotus raté. Assis les jambes allongées devant soi, chevilles croisées. Cheveilles décroisées. Une jambe repliée. Les deux. Les bras autour des genoux, recroquevillé. Avachi. Dos au miroir. Dos arrondi. Une jambe dépliée devant. Assis à genoux, pieds à plat. Orteils crochetés. Sur le coussin et en dehors. Assis en pretzel stretch ou gomukhasana. Assis en amazone sur une fesse, les deux genoux repliés et empilés. Mal assis. Assis de 9h30 à 18h30 à regarder huit cours et quatre entretiens au format examen. Je ne sais pas qui des élèves-sujets, qui ont fait et refait, ou des spectateurs avaient le corps le plus endolori à la fin de la journée.

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Samedi 9 mars

Assises autour des tables rectangulaires assemblées en un grand carré comme les chevaliers épuisés autour de la table ronde, nous faisons le tour des plats comme on décompte les blessures et les survivants après le combat. Derrière les mains et les papiers blancs ou bruns mais tous tâchés de gras, il y a des frites et des nuggets KFC commandées par Deliveroo, du pain frit fourré et des msemens aux épinards de l’excellent bouiboui tunisien du coin, des frites encore, accompagnées d’une espèce de burrito rayé régulièrement de la plaque qui l’a réchauffé. Contre toute apparence, nous sommes dans une école de danse, plaisante-t-on. L’unanimité du gras dans un silence inhabituel pour la tisanerie dit la fatigue des épreuves passées, blanches comme une nuit.

L’après-midi est passée à bouquiner. En début de soirée, cela me frappe d’un coup : le silence. Dans l’appartement (absence de sifflement et vrombissement, le radiateur et la pompe à chaleur sont au repos), mais aussi et surtout dans mon esprit : le stress a cessé d’agiter toutes les pensées qui se présentaient. La boule à neige gyrophare a été reposée sur l’étagère. Les vagues de pensées parasite se sont retirées. À marée basse, je redécouvre l’acouphène qui avait été enseveli sous toute cette agitation, un Mont-Saint-Michel-Atlantide. Le bruit du silence.

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Dimanche 10 mars

Après presque vingt ans de campagne périgourdine (c’est drôle cet adjectif accolé à autre chose qu’à une salade de gésiers), Dad veut déménager pour se rapprocher de la ville — on s’fait vieux, qu’il me dit en rigolant à moitié au téléphone. Ah ! Dans mon esprit, j’ai déjà changé d’interlocuteur : voilà la preuve que les longières, comme les appelle le boyfriend en rajoutant un i, ne sont pas une bonne idée.

Dans l’optique d’un déménagement, Dad a fait du tri et fait numériser de vieilles vidéos prises au camescope, retrouvées dans les cartons non déballés du précédent déménagement. Je passe une partie de l’après-midi à les regarder.

La première bande comporte mon premier spectacle de danse : je ne lâche pas des yeux la prof en coulisse — copier, copier, copier. De dos, je me trémousse sur la panthère rose, en maillot rose comme toute la rangée de gamines que je dépasse d’une tête. À défaut de pouvoir déhancher, je bouge les épaules : l’absence de dissociation est typique d’une enfant des cet âge, mais l’énergie que j’y mets fait ressembler à une strip-teaseuse qui remue du croupion. De face, c’est plutôt la tenancière bedonnante en tenue d’aérobic. De profil, c’est merveilleux, je fais tourner la queue en tissu synthétique qu’on nous a accrochée au derrière, assortie aux oreilles du serre-tête. Je me souviens encore de Mum qui râlait que, ça n’allait pas du tout, certains parents avaient cousu ça n’importe comment, en façonnant des queues étroites comme si c’était un chat. La vidéo contredit la vérité-qui-sort-de-la-bouche-des-parents  : les queues de chat sont très bien ; moi j’agite une queue de castor. Dans la chorégraphie suivante (parce qu’il y en a deux !), je suis affublée d’un chapeau qui ressemble à une assiette en plastique retournée, agrémentée de morceaux de tulle, et quand j’y pense, je hurle de toutes mes cordes vocales sur une chorégraphie chantée.

Dad m’a prévenue en riant qu’il y avait mes débuts de prof de danse. Je me retrouve devant une scène dont je n’ai aucun souvenir, en Bretagne, à diriger de manière totalement tyrannique deux camarades de jeu d’assez bonne composition pour accepter que j’ajuste leur position et les replace manu militari.

Il y a des choses amusantes. Les enfants des voisins tout jeunes. Une bougie d’anniversaire que je ne souffle pas parce que ne comprends pas le concept (le petit garçon à côté de moi, lui — aucune idée de qui il s’agit —n’attend que ça). Des arc-en-ciels dessinés en tenant 3 feutres ensemble (mon obsession adolescente pour la plume double de calligraphie avait donc des racines plus anciennes !). Un pinceau martyrisé, consciencieusement écrasé jusqu’à la garde, les poils en pétale. Un chat qui se trimballe attaché à un père Noël à l’hélium, et que mon grand-père câline sans le délivrer. Des objets que j’imaginais arriver plus tard dans l’enfance.

Il y a des choses amusantes, mais j’ai aussi cette impression poisseuse que je vois quelque chose que je ne devrais pas voir, un passé qui devrait y rester. Quelque chose de triste émane de ces vidéos, sans que je comprenne de suite pourquoi. Il y a cette mini-moi désagréable, sans sourire. Des cadeaux écartés les uns après les autres. Les bougies d’anniversaire indiquent 3 ans. Indice. Je vérifie, retrouve le gâteau des 2 ans : sourires. C’était bien l’époque du divorce de mes parents. Je me mets à faire attention aux cadrages, aussi. En Bretagne, la caméra dévie de nos jeux d’enfants pour s’attarder sur le visage de ma belle-mère qui nous observe, absorbée. Je la vois à travers le regard amoureux de mon père. Je vois le regard amoureux de mon père. Dans les vidéos plus anciennes, Mum n’apparaît qu’avec moi, quand par hasard elle entre dans le cadre parce qu’elle s’occupe de moi. Elle semble voûtée en permanence au-dessus de moi, et le cadrage est resserré, comme si cette enfant était devenue leur unique trait d’union, qu’ils centraient toute leur attention dessus et ne se regardaient plus au-dessus d’elle. Les discussions hors champ ne se répercutent plus sur un visage, mais sur des rangées de plantes devant une fenêtre dépolie : truc arty ou désir d’évasion, de fuir ?

Mon père est absent de la plupart des images (sauf à de rares exceptions, c’est lui qui filme), mais toujours présent, et c’est exactement comme dans mes souvenirs les plus anciens : je sais qu’il est là, mais je ne le visualise pas. Ces vidéos m’offrent des souvenirs qui manquent, mais qui sont aussi de trop, je m’y sens de trop : ce sont les souvenirs de mon père, pas les miens. Comme un passé sur lequel je ne devrais pas me retourner — parce qu’il est passé ou parce qu’il est porteur d’une tristesse insue. Mon père m’a dit envoyer les mêmes liens de fichiers à télécharger à ma mère : il a pensé à elle, et n’a pas pensé à ce qu’elle pourrait y voir aussi (généreux et maladroit).

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Lundi 11 mars

Exercice de petits sauts (très) rapides : j’y suis ! (et rame sur plein d’autres choses, m’énerve contre mes chaussons, bon)

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Mardi 12 mars

Je pleure encore, quand il est question d’assumer la posture de prof sans tout savoir ; on touche à un sentiment d’illégitimité profond. Se contredisent en moi l’injonction à renoncer au perfectionnisme (je n’en ai plus l’énergie, de toutes façons) et la liste longue comme le bras d’améliorations à apporter qui m’est comme à mes camarades adressée. Tout ce qu’on a appris pour créer et transmettre un cours, qui a demandé tant de travail, devient un simple prérequis qui rentre à peine en ligne de compte dans l’évaluation. Cela me donne l’impression que les efforts sont balayés et que ce n’est jamais assez.

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Mercredi 13 mars

Une nouvelle recette de croziflette (sans les crevettes).

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Jeudi 14 mars 

Rêve. J’étudie quelque part que je n’arrive pas à situer, au Vietnam ou en Thaïlande, est-ce Bangkok ? mais je suis contente de revoir ces paysages, Ninh Binh ? Je prends un bus, ce n’est pas le bon, mais je découvre la Mandchourie, un aperçu gris-bleu-vétuste, que je pourrai revenir visiter plus souvent, je n’y avais pas pensé, mais quitte à étudier par ici, c’est vrai.

Au réveil, WhatsApp me notifie les nouvelles photos envoyées par Dad depuis la Martinique, où il a grandi. Ce voyage-pélerinage me fait bizarre, des retrouvailles qui sonnent comme un adieu. La vieillesse va à l’enfance ?

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Journée à donner de très courts ateliers à l’Opéra de Lille. Nous profitons de la pause déjeuner pour lire sous les dorures, dans un immense rai de lumière proportionnel aux fenêtres du grand foyer. C’est étrange comme jouir du luxe revient souvent à l’oublier.

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Vendredi 15 mars

Chaises mi-plastique transparent mi-plastique imitation bois, comme si des fragments de chaises avaient été récupérés et raccommodés.
Définitivement fan des chaises de la cantine de l’Opéra de Lille.

Une limousine dans Roubaix, voilà qui relève de l’apparition ! (Probablement louée pour un mariage bling-bling, c’est la conclusion à laquelle le boyfriend et moi parvenons après une analyse sociologique à l’emporte-pièce.)

Ombre d'une statue cernée d'une aura lumineuse, projetée sur le mur derrière un escalier
Le fantôme de l’Opéra de Lille

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Samedi 16 mars

Rêve. Des connaissances avancent devant moi (mon ex loin devant), balletomanes ou mélomanes, je ne sais plus, sur un chemin de terre qui s’escarpe. Je vais au cinéma, je crois, mais est-il bien raisonnable de ressortir si tard ? L’heure objective me surprend : il n’est même pas 18h. Avec la fatigue, je me pensais au milieu de la nuit — noire. Le chemin rapidement n’en est plus un, si abrupt qu’il faut l’escalader. Je mets mes pieds dans les encoches laissées par les gens qui me précédent, ou les ignore quand elles deviennent boueuses, et sur ma gauche m’accroche à des racines comme à une corde pour pouvoir progresser. Je me réveille là, en pleine nuit, pleine ascension.

Depuis le TGV, je capte à nouveau le terril-hérisson : cette fois-ci, la ligne d’arbres nus qui émerge me fait davantage penser à la crête d’un dinosaure (après recherche : un stégosaure).

Le boyfriend me parle de crunch, et il n’est pas question de tablettes de chocolat (quoique).

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Dimanche 17 mars

Illustration de martine en fondu devant

Rêve. Un devoir à rendre pour la fac, sous forme de dessin —dont une quatrième devant fondue avec le buste penché en avant (une position que j’ai souvent adoptée dans la rotonde de l’opéra de Lille lors de la courte improvisation pour accueillir les enfants) ; est-ce que des pointillés renforceraient les torsions ?

Au réveil, ça me rappelle cette illustration de Martine petit rat de l’Opéra.

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Lundi 18 mars

Les suggestions de correction de mon amie M. sont désormais listées dans un fichier, et je les efface à mesure que je les intègre au manuscrit. En prenant une grande inspiration, je scinde et remanie un chapitre en deux, ça semble passer. Je rectifie des questions d’épaulement (l’effacé de l’école française est un écarté derrière dans l’école russe, qui utilise l’effacé pour parler de ce que l’école française nomme ouvert — j’ai dû me faire un tableau de correspondance pour ne pas m’embrouiller). J’avance. Avec enthousiasme. Je me dis qu’à ce rythme, je pourrais avoir fini la v2 en quinze jours.

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Mardi 19 mars

Fin de l’enthousiasme. Les résultats de l’examen blanc communiqués par visio me dépriment. Je me doutais que ce ne serait pas mirobolant, mais je tombe des nues en découvrant que je n’ai pas la moyenne à l’entretien. 11 et des briquettes en tout : ça passe, ça passerait, mais de justesse. Plus que les résultats en eux-mêmes, c’est l’absence de marge qui me zappe le moral : il suffit que quelque chose se passe un peu moins bien le jour J, et je pourrais ne pas l’avoir. Je n’avais jamais vraiment envisagé cette hypothèse dans le cadre d’un travail régulier. Des concours, j’en ai raté — la majorité, même —,  mais des examens, jamais. Le début de panique est étouffé par l’abattement ; ça me renvoie à mes échecs passés en danse, à croire que je suis indécrottablement médiocre dans ce domaine que j’aime tant (ou si lié à la manière dont je me suis construite).

Inutile d’essayer de continuer à retravailler le manuscrit la confiance en berne. Je passe de la créativité à la passivité, à lire Dune dans le jardin au soleil. L’envie de fuir m’ouvre la porte de cet univers de science-fiction que je pensais aride, et dont je me découvre rapidement avide.

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Mercredi 20 mars

Rêve. C’est une session d’éveil-initiation qui n’était pas prévue, dans un drôle d’espace, comme si les studios de danse étaient au centre d’une arène et que les couloirs, arrondis, étaient des parts de camembert entamées tout autour, sur deux étages, je ne m’y retrouve pas.

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Comme d’autres fois, nous nous faisons un banh mi dans le 13e.  Nous mangeons à la même table de pique-nique — à côté d’un rat mort, découvre-t-on à la fin. Il y a du béton partout mais le soleil est revenu. Nous faisons un tour au temple le plus improbable qui soit, dans un parking. Un tour chez les Frères Tang. Un tour pour un gâteau poisson fourré aux haricots rouges — détour, la boutique n’existe plus. C’est étrange, j’ai l’impression que nous sommes en décalé, juxtaposés à nos moi passés que nous décalquons sans les incarner.

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Sur Netflix, nous restons plantés devant Damsel, un nanar comme je n’en avais pas regardé depuis longtemps.

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Jeudi 21 mars

Mon amie L. ne peut pas dire qu’elle va bien, ce serait mentir. Mais elle va, on va dans Versailles, une glace à la main. Attablée devant une part de tarte pas terrible, elle le savait, dans le calme de la Cour des Senteurs qui ne sent rien, il est question d’argent et de deuil, de Titiou Lecoq au passage (je pense à la biographie de Balzac quand elle me parle d’un essai dont je découvre l’existence quelques semaines plus tard à la médiathèque). Avec des frites de patate douce pour la route, elle me raccompagne, on cause, jusqu’à la gare. Le coucher de soleil est beau, un peu triste, à travers les arbres de la lichette de parc qui offre un dernier sas avant le bétonnage massif de la gare routière et ferroviaire. On profite toujours jusqu’au dernier moment, avec L., jusqu’à l’approche du train, presque, cette fois rangées sur le côté dans le coursive extérieure de la gare (pourquoi ne pas l’avoir isolée du froid par des vitres, mystère). Je me sens mieux en revenant — non de m’être éloignée de sa tristesse., mais d’avoir passé un moment toujours si nourri en sa compagnie, malgré les circonstances.

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Dimanche 24 mars

Retour à Roubaix pour préparer les cours — à donner : après un grand moment de flou administratif, je récupère entre 4 et 8h hebdomadaires en tutorat (lequel tutorat devrait évoluer en CDD jusqu’à la fin de l’année scolaire si tout se passe bien).

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Lundi 25 mars

Il me faut à peu près le double d’un cours pour le préparer. Je passe donc cinq heures pour le premier cours de deux heures avec les élèves de troisième cycle. Créer des exercices cohérents qui vont les préparer à leur variation de fin d’année et tombent bien en musique me prend un temps infini. J’écume les albums de Nate (Fifield) pour trouver des musiques avec un tempo qui convient et/ou ajuste l’exercice pour qu’il corresponde à la carrure. Je teste avec mon corps, compte, reteste, fatigue, me rappelle de marquer sans faire à fond. Travailler à partir d’un objectif technique me pousse à des combinaisons qui ne me sont pas naturelles. Plus c’est logique et profondément motivé, plus ça me semble tarabiscoté — jamais je n’aurais proposé ça spontanément (mais aussi : jamais je ne m’en serais crue capable). Les tiraillements entre l’objectif, la prédilection des habitudes et la contrainte musicale transforment la création de chaque exercice en une énigme à agencer — tantôt casse-tête (casse-pied ?), tantôt ludique.

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Mardi 26 mars

Avant le cours, le pianiste me demande s’il y a des morceaux auxquels j’ai pensé : me voilà en train de chantonner la danse des sabots dans la salle des profs (hé mais tu chantes bien ! élue phrase surréaliste de l’année), puis de montrer l’extrait correspondant sur mon téléphone. Il ne connaissait pas, trouve ça génial : il y a un nom pour ce genre de ballets ? ballet comique ? À défaut de mot-clé, je lui passe l’extrait avec les poules. Ça fait toujours un choc quand on découvre que le ballet peut ne pas se prendre au sérieux (il n’est pas prêt pour les Trocks).

Le choc est plus grand encore lors de la découverte mutuelle de notre âge : je pensais qu’il avait pas loin du mieux, et lui, que j’étais proche du sien. Nous avons treize ans d’écart. Lorsque je partage ma découverte sur le groupe WhatsApp, les filles n’en reviennent pas, et se marrent d’avoir vouvoyé comme un aîné ce jeune homme plus jeune qu’elles.

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Se retrouver en salle des professeurs en qualité de future prof alors qu’on est encore élève, c’est aussi essuyer les réflexions d’anciennes danseuses qui ne comprennent pas que les jeunes se tournent vers l’enseignement sans avoir fait une carrière d’interprète. Le pianiste s’en étonne en toute bonne foi : en musique, les deux sont liés, il ne pensait pas que c’était possible. Si, si, c’est mon cas par exemple — petit coucou je suis là adressé indirectement à la prof qui me répond direct, uppercut bien placé : « Je sais, mais ça manque, voilà. » Exit en trombe. On mettra le manque de tact sur le compte de la fatigue — c’est elle qui tient à bout de bras l’école malmenée par les arrêts maladie et départs à la retraite.

Pour le sentiment de légitimité, on repassera. Et pourtant, pour la première fois, que l’argument vienne d’une autre que de moi, qu’il vienne d’elle précisément, me permet intérieurement de le contrer : ses qualités indéniables de chorégraphe dans les spectacles de fin d’année ne sont pas liées à sa qualité d’ancienne interprète et ne se répercutent pas spécialement dans ses cours ; en y réfléchissant un peu, ceux de H., ancienne étudiante de la formation qui n’a pas fait carrière en tant que danseuse, sont même davantage infusés de culture chorégraphique.

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Premier cours aux élèves de troisième cycle. Ma tutrice trouve mes exercices intéressants. Au vu du temps de préparation, j’espère bien. À la sortie, le retour d’une élève me met en joie : ils ont bien aimé le cours, ils ne sont pas toujours stimulés comme ça.

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Mercredi 27 mars

Rendez-vous téléphonique avec la coach-psy mise à disposition par l’école. Il y en aura un second. Elle me fait faire des liens, en délier d’autres (ne pas chercher de la cohérence là où il y a juxtaposition de points de vue divergents). Grâce à elle, je comprends mieux pourquoi la période me met dans cet état — ridicule en soi, mais cohérent si l’on considère qu’elle réactive des enjeux qui m’ont structurée à l’adolescence, et même avant.

Passage pile. Quand un rai de soleil vient taper pile sur celui qui figure sur la photo accrochée

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Jeudi 28 mars

La réunion Zoom de l’équipe pédagogique à laquelle j’ai été ajoutée en qualité de stagiaire me laisse le cul entre deux chaises. Gênée par et pour elle, je ne sais plus où me mettre quand ma tutrice me complimente devant tout le monde alors que ce n’est vraiment pas à l’ordre du jour, et que tous sauf elle en sommes conscients. Pour le reste, en école de danse comme partout ailleurs, les réunions sont manifestement l’occasion de se faire mousser en étalant son parcours, et l’on s’accorde à dire qu’il faut décider sans rien décider.

Premier cours où je fais travailler leur variations aux élèves de troisième cycle. Dans la variation garçon, je corrige l’élan anticipé des bras pour prendre le grand jeté entrelacé ; c’est fou, mais en le faisant à la manière de la vidéo, je me sens adopter une dynamique de danse masculine. Dans le début de la variation, pieds joints en parallèle, je lui demande d’essayer de serrer les genoux l’un contre l’autre ; non seulement cela lui est possible, mais sa ligne se métamorphose du tout au tout

Il y a aussi cette jeune fille qui n’a pas la même variation que les autres, parce qu’un niveau en dessous, et manifestement persuadée de valoir encore moins. J’essaye de l’encourager ; elle me remercie comme si on ne se donnait pas souvent la peine de croire en elle. Sa technique n’est pas robuste, certes, mais ses ports de bras sont aussi beaux que les longues manches délicatement colorées de son justaucorps.

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Vendredi 29 mars

Parfois les possibles l’horizon se rouvrent, pourvu qu’on ne lésine pas quelque effort, tout redevient contingent et facile, fluide. Une douzaine d’heures de cours hebdomadaires émergent d’un entretien informel avec une directrice d’école de danse. La cire dépilatoire disparue des rayons de mes supermarchés habituels est là, au Match au coin de l’école, visité alors que mon interlocutrice m’annonçait une dizaine de minutes de retard. Je retourne tous les savons pour lire le parfum gravé sur chacun d’eux ; pour 1,99 €, j’aurai de la verveine sur les mains. Quand je ressors, j’ai l’après-midi devant moi à Lille avant le cours de posture ; François Civil se présente à l’unique séance de 15h30. Après le siège en tissu de la salle, un siège en faux cuir se déforme à mon séant pendant que la chute du mur de Berlin se répercute dans la Bulgarie communiste entre mes mains. Je replace le marque-page devant la page blanche de la Deuxième partie quand vient l’heure de partir pour le cours, où mon corps répond présent et guilleret. Mes rotateurs sont d’accord pour napper l’extérieur de la cuisse et la rabattre vers l’arrière, à droite comme à gauche. Ça fait du bien. J’ai l’air d’avoir vu la vierge, apparemment ; à chacun sa béatitude. Je la poursuis avec une tartine improvisée à base de ricotta, d’huile d’olive, de tomates en tranches et d’herbes de Provence, et dégustée adossée au micro-ondes.

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Samedi 30 mars

Rêve. Une araignée-migale à éviter, qui s’affine quand il devient question de l’attraper avec une espèce de barquette plastique retournée. Les pattes se défont comme des vers lorsque la barquette la cisaille, et s’enroulent d’elles-mêmes autour d’anses (d’un panier ?) comme des liens magiques, qui deviennent inertes sitôt liés.

Retour de la déprime-anxiété face aux cours à préparer, aux retours anticipés. Fatigue. Je me fatigue.

Journal de lecture : Les cosmonautes ne font que passer

Lire deux romans du même auteur d’affilée ou presque, c’est prolonger le plaisir de l’immersion dans son univers, mais aussi prendre le risque de voir les mécanismes stylistiques empiéter sur la narration. Le comique de répétition s’enraye dans la production de périphrases homériques héroï-comiques (la directrice de l’école à la jupe immense parsemée de diverses fleurs des champs, le secrétaire général du comité central du Parti communiste bulgare et président du conseil de l’État de la République populaire de Bulgarie, le camarade Todor Jivkov ou encore le chien de l’héroïne, l’indestructible bâtard Joki) et autres figures de style voyantes (c’est le moment de caser « épanorthose »).

C’est un peu dommage, parce que la même ironie appliquée uniformément à un sujet léger et un grave fonctionne aussi bien dans Les cosmonautes ne font que passer que dans Odyssée des filles de l’Est : elle est tendre lorsqu’il s’agit des plans échafaudés par une enfant qui deviendra cosmonaute comme Iouri Gagarine, c’est sûr ; et cinglante quand elle s’attaque aux dégâts de la dictature communiste bulgare. Le chaos qui suit la chute du mur de Berlin épouse à merveille l’adolescence de l’enfant qui a troqué son héros cosmonaute contre Kurt Cobain, et perd ses repères entre les vrais communistes, les fausses Nike et les amitiés éternelles fluctuantes. Au final, ce premier roman est un peu comme la musique aux basses saturées : ça envoie, mais ça fatigue à la longue / ça fatigue, mais ça envoie du lourd.

Journal de lecture : Vigile

Troisième lecture d’affilée écrite à la deuxième personne, tu ne trouves pas ça étrange ? Cette fois-ci, Hyam Zaytoun s’adresse à son mari présent-absent : un arrêt cardiaque et trente minutes de massage paniqué ont débouché sur un coma et probablement un cerveau endommagé. À partir de là, Vigile se fait récit d’amour et de détresse : c’est la parole continue dont l’absent se trouve enveloppé pour rester présent, rapportant et redoublant les paroles prononcées à son chevet, à l’hôpital, sans savoir s’il peut les entendre.

C’est étrange, tout de même, comme mes lectures trainent à l’hôpital ces derniers temps, Vigile après À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce dont le début lui aussi narre à la deuxième personne le temps où la conscience de l’interlocuteur s’est absentée.

Journal de lecture : Le Nom secret des choses

Bruits de Paris orchestrés dans l’incipit, modulations imperceptibles mais signifiantes dans la voix… Blandine Rinkel possède un sens de l’observation sonore qui m’a plus d’une fois surprise au cours de ma lecture. Je me suis fait la remarque que ce sont des choses qu’aurait pu relever le boyfriend ; ça m’étonne à chaque fois parce que ça échappe à ma sensibilité, beaucoup plus visuelle, olfactive et tactile.

Tiens, encore un roman à la deuxième personne, après Odyssée des Filles de l’Est. Sauf qu’ici, il est moins question d’identification que de dissociation : la narratrice se parle à elle-même, à la jeune fille qui n’avait pas encore changé de prénom, jeune fille qu’elle est et qu’elle n’est plus. Blandine-Océane.

La dernière partie sur le dédoublement nominal m’a un peu perdue, mais j’ai beaucoup aimé le récit de découverte parisienne, à la fois géographique et sociologique. J’ai eu l’impression de retrouver ma ville à distance, avec un décalage que je suis bien plus en mesure de percevoir depuis que j’ai déménagé pour Roubaix. La vision de la provinciale transfuge de classe m’a en revanche parfois semblée caricaturale dans son attachement à découvrir l’extrême opposé, comme si tout Paris relevait de la grande bourgeoisie. Probablement qu’en en étant plus proche, ce milieu fascine moins ; on évacue ses attitudes d’autoparodie comme faisant partie du décor et on n’a plus vraiment l’idée de s’y attarder. Que cela me semble étrange est probablement révélateur de ma chance.

On sait que le roman ne s’en tiendra pas là, parce qu’il est un personnage qui nous a été présenté avant d’être écarté ; son heure n’était pas encore venue. Mais on savait qu’elle viendrait, Elia. Puis quand l’amitié est arrivée, un autre hameçon nous a suggéré qu’on n’en resterait pas là, une mention de grain de beauté sur le sein. Quand enfin la tension érotique a été évidente, la narratrice a tiré un coup sec sur la ligne : il n’y aurait jamais de sexe entre elles. Alors quoi ? Blandine Rinkel a l’art de la tension narrative, qui s’installe en désamorçant des attentes précédemment installées (très bene gesserit, tout ça)(notez la subtilité avec laquelle je vous annonce ma lecture en cours).

L’amitié qui n’en est pas une, qui est quoi ? Ce genre de relation me fascine depuis que Melendili m’a dit que c’était ce qu’elle aimait dans Mad Men, ces relations qui n’ont pas de nom, qui échappent aux étiquettes d’ami, amant, collègue, subalterne. Forcément, je lui ai envoyé cet extrait :

Ah oui, l’amitié, vraiment ? Sinon, comment nommer cela ?

Tu sais aujourd’hui qu’une relation est importante quand elle neutralise le langage : c’est quand il te manque le mot pour la dire que tu la mesures. Ainsi Elia et toi viviez-vous une relation trouble, un rapport de terrains vagues dont, des années après, tu ne connais toujours pas le nom.

Votre relation était une bizarrerie pour beaucoup, à commencer par vous. Quel soulagement c’eût été de pouvoir la ranger sous le terme d’amour — votre amitié n’avait de nom que celui de scandale.

Tout ce désir sans sexe, sans retombée, a quelque chose d’incandescent, qui me semble désirable, probablement parce que ce n’est que ça, du désir qui persévère dans son être. Ce n’est pas tenable, semble suggérer la suite du roman ; quel dommage. Alors, ça retombe, le roman, mon attention, quelque chose comme un regret, une incompréhension, le romanesque a fugué, on finit en mineur, tonalité grise, fade ou mystérieuse, quand le tu rejoins le je.

Journal de lecture : Odyssée des filles de l’Est

L’Odyssée des filles de l’Est commence par une scène d’attente à la préfecture, où il est question de grenouille, de poisson et de gargouille. Je ne pensais pas qu’une scène d’attente à la préfecture pouvait être drôle ; Elitza Gueorguieva me prouve que si. Le délire méta en moins, j’ai un peu eu l’impression de retrouver le ton de Nina Yargekov dans Double nationalité  :

a) survolté,
b) fantaisiste,
c) cynique.

Il y a des a) b) c) un peu partout comme ça dans le récit. Des listes impayables, aussi. Et des running jokes, telle la répétition de ta mère n’est pas là qui se charge des implications les plus diverses selon qu’il est question de gérer la dame de la préfecture, ne rendre de comptes à personne, fumer un joint, savoir auprès de qui s’excuser.

L’Odyssée des filles de l’Est, si on reprend ses esprits, c’est le récit de deux Bulgares en France : Dora, quarantenaire contrainte à la prostitution… et une étudiante qui n’a pas de nom, car la narration la concernant se fait à la deuxième personne. Forcément, toi lecteur d’un roman publié aux éditions Verticales, tu t’identifies à l’étudiante… qui hallucine des stéréotypes attachés aux filles de l’Est et y consacrera son mémoire universitaire, intitulé « Odyssée des filles de l’Est » — ah bah si, finalement, y’avait un brin de méta.

…

Selon qu’il est question de l’une ou de l’autre, de l’étudiante ou de Dora, le même ton ne produit pas le même effet. L’ironie est tantôt drôle, tantôt décapante. Tantôt ça amuse, tantôt ça glace-grince, mais toujours ça dépote, ça c’est sûr. Aperçu des deux facettes sous forme d’extraits.

La vie d’expat’

Tu te trompes souvent. Tu remplaces très par grave dans une phrase au registre soutenu et tu dis bien à toi à très voisins de palier. Des faux amis rendent ton vocabulaire imprécis ou impressionnant selon la situation.

[Elle] est chargée par la Ligue des Bulgares à chien de t’accompagner dans la lutte contre l’administration française et de t’acheter des croissants et d’autres spécialités gastronomiques à un euro.

Puis elle te présente […] à leur berger bulgare Убиец, autrement dit Assassin en VO, mais surnommé Quiche en français.

Dans une autre liste des merveilles : « Ça va ?, placé après bonjour, n’est pas une vraie question. »

Enfin, tu lui casses les oreilles avec tes listes des merveilles de France, alors que tout le monde s’en fout ici, parce que les boîtes aux lettres sont rouillées, que les rues étant plaines de trous ton père vient de se fracturer la jambe en trébuchant dedans, que le nouveau gouvernement a fait coalition avec l’ancien et que ta mère vient de perdre son boulot. La situation t’échappe. Tu essaies de la consoler en lui mettant des chansons de Barbara : trop tristes à son goût, comme si la vie ne l’était déjà pas assez. Elle observe ta tentative pathétique de te créer un affect francophile, sans comprendre ces chansons à texte trop complexe. Elle comprend seulement que tu n’es pas vraiment revenue. Que tu ne reviendras probablement jamais. Qu’elle est en train de perdre une part d’elle-même dans un pays inconnu.

[TW] Violences sexuelles

Tu es flattée que quelqu’un daigne te parler, mais tu n’es pas certaine de lui avoir proposé de s’asseoir à ta table, ce qu’il est précisément en train de faire, il s’avance très sûr de lui avec ses petits pieds qui puent. S’agit-il d’un autre rituel local ? Deux kirs sont désormais posés devant toi. Le type s’appelle Thierry Enchanté et se met à postillonner quand il repère ton petit accent bulgare.

Les ellipses temporelles entre les phrases sont redoutablement efficaces : tristement drôles dans cette scène de drague lourdingue ; très perturbantes dans une autre scène, de sexe, avec un autre personnage masculin. On met du temps à réaliser que, le consentement passé sous ellipse, c’est un viol qui est narré sans être nommé — alors qu’il nous semble évident dans le cas de la première passe imposée à Dora. Elitza Gueorguieva fait apparaître une continuité entre la femme prostituée et l’étudiante stigmatisée, entre le pénal et cliché, l’acte et la projection.

Sans m’en rendre compte, j’ai surtout recopié des extraits concernant l’étudiante : ça passe mieux hors contexte. En voici quand même deux concernant Dora.

L’expérience n’avait duré qu’une minute et demie, ce qui équivalait à l’expulsion d’une fusée dans l’atmosphère ou à la durée de préparation d’un café, pas beaucoup en somme pour saisir ce qui de la vie s’était déplacé de manière imperceptible. Plus tard Dora apprendrait qu’elle venait de vivre un de ses meilleures passes, celle qui ne dure pas.

Déclinez votre identité. […] Dora essaye de comprendre ces trois mots qu’on lui adresse maintenant au quotidien. […] Ça s’appelle le racolage fantaisiste et on l’applique à toute personne qui se prostitue même dans les moments où elle ne se prostitue pas. Alors Dora a agrafé sa fausse carte de séjour à l’envers de sa veste, comme ça on perd moins de temps et ça fait rire tout le monde.