Geshi (solstice d’été)

Les fleurs de brunelles se fanent

Samedi 21 juin

J’ai ma matinée. J’ai oublié de saisir les appréciations pour le conservatoire. Je n’ai plus de matinée (mais j’ai un tiers des appréciations).

Le métro est dans les choux, je finis dans la serre du tram, à m’éventer, à deux doigts de me sentir mal.

Second spectacle pour mes élèves : je n’ai plus de couture à faire, les élèves ont encore plus de paillettes sur les joues, et je donne mes top à temps, casque sur les oreilles. Au lieu de stresser avant sa propre entrée, le second groupe s’éclate à danser la choré du premier dans les coulisses ; je dois de manière insistante leur faire signe de se mettre en ordre pour monter sur scène.

Lors des saluts, le visage de M. est au bord des larmes. Je demande à ma collègue s’il s’est blessé, il n’a pas l’air d’aller bien mais non, ce grand gaillard de dix-sept ans et plus d’un mètre quatre-vingt est seulement sous le coup de l’émotion : c’est son dernier spectacle avec le conservatoire, où il danse depuis tout petit (j’ai du mal à l’imaginer petit) ; à la rentrée, il sera au CNSM. C’est incroyablement touchant — rien de mièvre, ce jeune homme est une crème.

La photo de groupe passe à l’as. Ça se termine à peine que c’est fini, tout de suite après, dans le désordre et la débandade joyeuse, on préfère il faut avec puis sans les élèves évaporés : se souhaiter de bonnes vacances, dénouer les rubans dans les cheveux, récupérer les costumes et les trier en fonction des lessives à venir, tout ramasser, remplir une valise d’objets trouvés, mettre à la poubelle, dans des sacs, dans le coffre, effacer les traces.

SMS d’une camarade de formation : elle a trouvé les pièces « canons ».


Retour à mon canapé, où j’acte une seconde fin, celle de la série Étoile, que j’avais fini par apprécier premier degré. Surtout le personnage de Tobias, chorégraphe génial autiste insupportable attachant, caractérisé par son casque sur les oreilles et ses sorties intempestives, saluées par la même running joke : « Is he coming back? »

Petit bug quand je réalise que la coupe de cheveux de ce personnage et le bas du visage d’un autre me font penser à mon ex.

La chorégraphie sur les barres me fait regretter qu’il ne s’agisse pas d’une vraie pièce que je verrais avec plaisir in extenso. Christopher Wheeldon (le vrai chorégraphe de l’affaire) a décidément le sens du show, et son apparition en chorégraphe désarçonné par l’étoile qui fait sa diva est savoureuse.

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Dimanche 22 juin

Quand c’est fini, y’en a encore : les appréciations de fin de semestre au conservatoire. Tenter de rendre justice à chacun tout en conservant une trace écrite de certaines choses potentiellement problématiques constitue un exercice de diplomatie épuisant.

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Lundi 23 juin

Le retard au rendez-vous psy, bonne occasion de parler de la peur du gâchis (qui peut gâcher bien des choses), avant une glace au gianduja (que je ne sais jamais prononcer) et l’examen d’une partie de mes élèves. Nous savions tous qu’à une ou deux exceptions près elles n’avaient pas le niveau, mais je n’en ai pas moins envie de glisser sous la table ; ai-je si mal fait mon boulot ? J’ai encore beaucoup de mal à distinguer ce qui dépend de moi et ce qui dépend des élèves.

Statue vue de dos, main levée, un petit nuage comme une boule de coton au niveau de sa main
Mieux que la bataille de boules de neige, la bataille de nuages cotonneux.

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Mardi 24 juin

Le collègue qui éructe d’entrée de jeu envers une autre, celle tellement crevée qu’elle en devient passive agressive… c’était manifestement la réunion qu’il me fallait pour retirer mon filtre bisounours. J’ai peaufiné ma technique de la statue de sel et les œillades d’hallucination.

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Mercredi 25 juin

Dernier mercredi de l’année, je fais cours portes ouvertes, pour la chaleur et les parents.

Je reçois des cadeaux d’élèves : un porte-clé nounours que j’accroche illico à la fermeture de mon sac de danse, un bracelet à grosses fleurs roses avec des cabochons en flocons métalliques, une fleur en fils de chenille que j’accroche à mon chignon (« Tes élèves ont bien remarqué ton côté farfelu », commente la directrice) ou encore une danseuse en perles à repasser — qui ont bien évolué depuis mon enfance : ce ne sont plus des perles percées mais des billes lisses ou facettées. Cette ballerine en perles me confirme ce que m’ont suggéré d’autres dessins : une danseuse est toujours blonde et habillée de rose, sachez-le, même quand la petite fille qui la projette est brune en tutu blanc.

Je reçois des cadeaux de parents, aussi, dont du chocolat de chocolatier. Par cette chaleur, il est peu probable qu’il s’agisse uniquement de convention ; les enfants ont du cafter sur les tablettes grignotées pendant les cours.

Le dernier cours est annulé faute d’élèves, mais me sera quand même payé, youhou ! J’en profite pour souffler avant la réunion parents-profs du conservatoire, qu’une collègue plus ancienne mène gaiement, il n’y a qu’à se laisser porter, sourire et répondre du mieux que l’on peut. Des parents demandent s’il y aura la possibilité comme cette année de prendre un cours en plus, et avec quel professeur, car il y a des préférences (si je comprends bien, ici en ma faveur) ; ma collègue reprend en souriant (pense-t-on toutes deux à la dernière réunion ?), il y a des préférences, on en a tous, mais le planning, l’apport pédagogique… Le cas d’une élève revêche, que j’appréhendais un peu, se résout grâce à une maman pas du tout revendicatrice, qui se doutait bien qu’il y avait maldonne et une autre version à entendre, elle fera la médiatrice.

Nous repartons à trois jeunes professeurs vers la gare, chacun avec une rose blanche et un petit pot de nougat, offerts avec des yeux brillants — encore gâtés. L’enthousiasme des élèves met à distance les tensions qu’il peut y avoir en interne, dont on débriefe et que l’on abandonne en devisant sur le chemin du retour.

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Les iris fleurissent

Jeudi 26 juin

Le bon cadeau de Noël de Mum expire bientôt : semi-razzia à la boutique de danse. C’est trop, ça entache le plaisir d’une sensation de gâchis, la somme dépassant le montant de ce qui m’aurait spontanément attirée dans la boutique.


Derniers cours : ceux de trop ? Nous ne sommes que quatre en barre au sol (trois élèves), cinq en cours classique (quatre élèves, les plus jeunes). Tout dans le goût a déjà fini mais ce n’est pas encore fini, pas tout à fait, c’est infini de fait, j’aurais envie de m’arrêter avant la fin, je papote, digresse, reviens et enfin, ça y est. Nous allons prendre un verre à quatre ensuite. Dans un bar. Je ne fuis pas. Je découvre ce que font ces jeunes femmes lorsqu’elles ne dansent pas, leurs études, sauf pour une qui est déjà une vraie adulte, comptable avec ça. Une autre est en marketing, en partance pour un stage au Canada. La dernière, ou première, ou celle que vous voulez, la plus mutine en tous cas, fait du droit, aimerait tout plaquer mais elle ne sait pas pour quoi. Je ne pensais pas prendre le dernier métro, terminus bien avant chez moi, j’attrape le dernier (l’avant-dernier ?) tram.

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Vendredi 27 juin, samedi 28 juin, dimanche 29 juin

Les vacances, enfin (à une réunion près). Le boyfriend là. Il n’est plus nécessaire de tenir, mais je tiens encore, comment, à quoi, à lui qui va partir, pas dimanche mais dans quelques mois, il va partir et rester, s’éloigner dans une nouvelle maison mais pas dans son affection, mes peurs enfouies ont du mal à faire la différence, il leur parle et me chatouille le flanc de son index, c’est toi qui as commencé, c’est vrai, c’est moi qui ai commencé à m’éloigner, ne t’éloigne pas, reste avec moi, collé, koala, tes bras autour de moi ou d’une partie de moi, cuisses, nuque, pieds massé pendant que sur un écran des chaussures fluo s’agitent autour d’un ballon ovale ou que toute la misère géopolotique et climatique du monde s’immisce dans le salon. Je lutte à coup de somnolence, de salade edamame-nectarine-ricotta ou melon-haricots verts, de culotte-canapé, me réjouis de baisers toute la journée sans m’interroger sur une éventuelle prolongation sexuée, d’allers et retours jusque tard dans la matinée pour voir si et, non, le regarder encore endormi dans mon lit, apaisant comme un gros chat, nos rythmes décalés, notre amour accordé par-dessus, une échappée solo à travers le parc Barbieux qui lui échappe, il dort toujours, du bon pain au retour, pas de couvertures de survie chez Lerclerc à coller sur les fenêtres mais une ginger beer qui fera l’affaire, même si, tout de même c’est étrange, le F du bouchon ressemble à celui des finances publiques. Le boyfriend, lui, comme toujours, est au Coca. C’est satisfaisant un frigo bien rempli, observe-t-il après m’avoir aidé à faire le plein, en prévision de ma semaine de repos post-infiltration. C’est presque trop, toutes ces denrées qu’il ne va pas falloir laisser se perdre. Si seulement mes craintes-rétentions-appréhensions pouvaient, il n’y a plus qu’à, en vérité, les laisser tranquillement se vider comme les clayettes, un jour, un repas après l’autre, sans se soucier de gâcher, juste savourer. On est bien ensemble, à se dire qu’on est beau, qu’on est belle, n’importe quoi, à péter, roter, rire ou même pas, à ne rien faire et doucement apprendre à n’avoir rien envie de faire de plus, qu’être ensemble, s’avoir sous la main la peau ton odeur, je te renifle comme le chat, ton petit chat qui te manque déjà.

Trois collégiens sur un banc du parc Barbieux m’interpellent, je suis prof, c’est sûr, j’ai une tête à être prof. Sont-ce les lunettes ? Les fringues ni féminines ni sportives ? Je ne porte pourtant pas mon sweat Pronote. Je réponds couci-couça de la main : « Prof de quoi, alors ? » Ils proposent les petits, maternelle ou primaire. J’abats ma carte de prof de danse. Prof de danse, c’est prof quand même.

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Lundi 30 juin

Infiltration. Je redoute la douleur au moment de l’injection, mais cela n’a rien à voir avec l’infiltration dans le dos pour la hernie, la piqûre est presque plus discrète qu’une prise de sang. Je claudique par précaution au retour, pour solliciter le moins possible l’articulation. 48h de repos / immobilisation, pile pendant la canicule. Confinée dans mon salon que les dalles de la terrasse ont vite fait de transformer en étuve, je rêve de la (relative) fraîcheur sous les arbres du parc Barbieux et m’absorbe dans la rédaction-mise en forme de ma deuxième newsletter. J’y passe l’après-midi et la soirée, jongle avec diverses applications de dessin, téléchargement, conversion, finis par avoir gif et illustrations.

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Les pousses de pinellia ternata apparaissent
(quelles sont toutes ces plantes que je ne connais pas ?)

Mardi 1er juillet

Vers 6h du matin, peut-être même un peu avant, j’ouvre la fenêtre pour retrouver la fraîcheur mais ne me rendors pas, malgré une nuit de moins de cinq heures du sommeil (effervescence mentale puis chasse au moustique en amont de la nuit). Le mal de crâne que j’imputais à la chaleur ne m’a pas quittée, et le Doliprane n’y fait rien : c’est un effet secondaire possible du produit injecté. Avec l’excitation, les troubles du sommeil, l’euphorie (tiens, tiens) et les bouffées de chaleur. Timing impeccable, par trente-cinq degrés.

À 7h45, mes coups de marteau résonnent dans tous les jardins du quartier. Perchée sur mon escabeau (le poids déporté sur la jambe gauche), je cloue un vieux drap housse troué et une alèse sur le caisson en bois qui abrite le store banne qui aurait été bien utile, mais que la propriétaire n’a jamais daigné réparer. Il est cassé depuis bien avant mon arrivée dans cet appartement pourvu d’immenses baies vitrées, mais d’aucun volet. L’installation est laide, mais me satisfait ; le soleil peut arriver.

Nouvelle appli où il faut que j’arrête d’aller compulsivement : l’appli météo 🫠

Si tu veux la meilleure place, déloge le chat. Le boyfriend n’est pas chez moi, ni donc son chat, mais je prends quand même sa place, allongée dans le couloir, le corps offert au moindre filet d’air filtrant sous la porte d’entrée : en boudin de porte, c’est l’expression consacrée (figurent également dans son répertoire la poule de Pâques, le mignon, le lapin). Alors que je suis sur le point de sombrer dans le sommeil après de nombreuses tentatives infructueuses, j’éprouve un frisson. J’ai frais (froid ?) par 35°, mettons 28° ainsi allongée, chaud et froid en même temps. Je me relève pour attraper un drap et me recouche sur mon tapis de yoga, comate ainsi. Je songe à Sophie Galabru quand elle écrit que la convalescence nous fait éprouver l’incompressibilité du temps. La canicule aussi. La canicule serait-elle une sorte de convalescence ? J’ai chaud et froid en même temps, mais surtout chaud, la nuque brûlante. Le thermomètre indique 37,1° mais il indiquait aussi 37,1° quand je frissonnais en plein Covid, je commence à avoir des doutes sur sa fiabilité. Je finis par dormir une heure dans mon lit et le crâne désenclavé me fait l’effet d’une fraîcheur retrouvée. L’application météo dit qu’il n’en est rien.


À quel moment me suis-je dit que c’était une bonne idée de faire des gaufres salées par 35 degrés ? Je me prends une vague de chaleur à chaque ouverture de l’appareil.

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Mercredi 2 juillet

Sentir l’air, le frais sur soi. Le sujet de ma newsletter m’obnubile. Je dessine, décalque, mets en page, écris, corrige, remodèle. Les pensées trouvent toujours à s’emboîter autrement, je cherche sans cesse un nouvel agencement, même pas je : ça cherche en moi, le cerveau en roue libre, tout faire tenir ensemble, les embranchements mutuellement exclusifs de la pensée linéaire. L’euphorie mentale pourrait très bien s’inverser en son contraire, et de mouliner, spiraler. Depuis combien de temps n’ai-je pas pris ma vitamine B12 ? La corrélation une nouvelle fois se vérifie.

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Jeudi 3 juillet

Grande messe de clôture au conservatoire. Le volume d’information n’est pas assez soutenu pour que l’attention se soutienne d’elle-même. Je me concentre alternativement sur les quelques sièges en velours rouge élus par le soleil, les dorures-moulures, l’ombre d’un pigeon, ma posture, ce qui est dit au micro et retransmis trop fort par l’enceinte*. Deux heures à se retenir d’exister.

Puis c’est la dernière réunion, deux heures et demie à énoncer des jours, des horaires, des initiales et des combo de lettres et de chiffres pour tenter de concilier l’inconciliable. Surchauffe cérébrale. À un moment, mon cerveau a cessé de fonctionner, la phrase m’a échappée. Après, à quelques mails près, ce sont les vacances.

* Je me maudis de ne pas avoir osé bouger, de m’être résignée à subir ce qui a fait monter d’un cran mon acouphène, lequel une semaine plus tard n’est toujours pas redescendu. Ça m’apprendra, ça ne m’apprendra rien.


Le fils de ma marraine, de quelques années plus jeune que moi, s’est suicidé. Ça ne se dit pas (ça n’empêche pas de le faire). Il nous a quitté, c’est la formule, pour une fois pas si usurpée ; il y a eu action et volonté de sa part. Je ne l’avais pas revu depuis des années, depuis l’adolescence peut-être, il n’y a pas de lien affectif, pas de chagrin. Mais de la sidération, il y a. C’est irréel. Ça me réancre dans le changement, bizarrement, charriant encore plus loin un pan de passé.

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Vendredi 4 juillet

Mum a filé à la mer pour l’enterrement.

Au premier étage de la médiathèque, on entend les couverts tinter dans le patio en contrebas. Je les perds d’ouïe dans mes recherches, les retrouve au moment d’aller biper mon butin. Comme une fenêtre sur un passé estival.

Pastèque, feta, olives noires, un classique estival

La terre se courbe, s’apaise et le cyclorama de la végétation réapparait lorsque je suspends ma lecture allongée dans l’herbe, dans l’ombre d’un petit arbre que j’occupe seule. Les mémoires de Petipa ne sont pas du tout ce à quoi je m’attendais. Le sujet d’une autre newsletter ?

Tendinite à l’avant-bras droit. Je résiste (mal) à la tentation d’écrire (taper), scroller.

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Samedi 5 juillet

Je fais le ménage, une partie : l’appartement passe de complètement cradoc à « il faudrait passer un petit coup ». Le genou ne moufte pas : c’est l’autre genou, sur lequel j’ai basculé tout mon poids pendent quelques jours, que je sens au bord la douleur. La blague. Le soir, Mum me parle des fleurs blanches et du cercueil rouge comme un jouet d’enfant. Je n’y avais plus pensé jusqu’à me faire des gaufres à la banane (très bonne alternative au banana bread) et les manger chaudes, fondantes, éminemment plaisantes. La troisième newsletter est prête en avance. Vacance. L’à quoi bon menace. La conversation caresse.

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Dimanche 6 juillet

[rêve] dernier cours du mardi soir, une barre cassée, les élèves espacées dans presque deux salles, un corps a été découvert dans le jardin du conservatoire, je laisse Laura Cappelle poursuivre le cours, me rends à la découverte du corps, il n’est pas en décomposition mais le squelette est récent, encore tâché de sang, les corps finissent toujours par remonter de terre, une armure métallique a été découverte, un pan plein, un autre aéré, la place d’un pacemaker, un arrêt cardiaque, je reviens au cours, Laura Cappelle me corrige le poids du corps dans un fondu, elle a tout assuré, j’aurais dû rester, un autre cours ailleurs à donner, s’y rendre est laborieux, le temps de trouver comment s’organiser dans les couloirs de l’immeuble panoptique, de marquer l’exercice en croix avec les mains, c’est déjà fini, nous n’avons fait que deux exercices, la circulation est déviée, le retour en train, à Marseille, compliqué


Premier dimanche du mois. C. et moi attendons l’entrée gratuite devant le palais des Beaux-Arts sous nos parapluies ; je ne pensais pas me souvenir de la sensation de froid si tôt après la canicule. On visite en dilettante, en amies qui se retrouvent, parlant de ce qui se trouve devant nous comme de ce qui ne s’y trouve pas. Dans la galerie des sculptures, on tripote des morceaux de marbre, brut, lisse, poli, de cire et d’argile mis à disposition sur des tables entres les sculptures, on admire et on médit, entre liens et anachronismes, on réfléchit à ce qu’on aimerait manger. C. reconnaît plus que moi : le Greco, une sculpture de squelette encore en décomposition, les bleus de Geneviève quelque chose, qui l’amusent moins que les textures vinyle de Soulages.

(On m’a confié en DM Insta avoir connu des femmes qui se tiennent les seins comme dans la vision de Saint-Antoine au moment de l’orgasme, mea culpa.)

Une fois la dernière anamorphose de Felice Varini reconstituée, nous filons nous réfugier chez moi, bien au chaud derrière des nouilles instantanées pimpées à la hâte d’un œuf mollet mal écalé. Et c’est une après-midi de discussions sur le canapé, où je finis par m’éventer en racontant les croustillances de ma courte période Tinder. La glace fudge brownie rafraîchit, les gaufres à la banane tiennent lieu de dîner. C’est décadent, dit-on à plusieurs reprises. C. a 8 ans quand elle régresse ainsi, soit trois ans de plus que moi.

Nous reprenons la discussion sur le radeau-canapé, on feuillette un livre de recettes emprunté à la médiathèque comme un couple feuilletterait le catalogue Ikea, on tourne toutes les pages, on commente, on se donne rendez-vous pour une recette à cuisiner de concert chacune de notre côté. Puis la conversation se fait plus intime, le jour la nuit tombe, est tombée, nos pieds ont quitté terre, nous ont rejoint sur le canapé où nous parlons psy, rigidité mentale, loyauté mal placée, il faut qu’il faudrait remplacer par j’ai envie, qu’on aurait envie de remplacer par, on se corrige, on se reprend comme un métier, comme un ouvrage, jusqu’au moment où demain approche et déplier le canapé-lit.

Bôshu (grains dans l’épi)

Les mantes religieuses éclosent et sont de sortie
(charmant)

Jeudi 5 juin

Premier rendez-vous avec le kiné que l’on m’a recommandé, dans un cabinet qui m’oblige à quelques contorsions spatio-temporelles : je suis accueillie par sa remplaçante. L’ironie n’est pas tragique, mais je suis dépitée… jusqu’à ce que ladite remplaçante s’avère faire de la danse classique dans l’école où je donne cours (et s’occuper vraiment de mon genou, sans m’expédier avec des électrodes pour paralléliser avec d’autres patients).


L’absurde d’avoir toujours peur de ne pas tenir et réussir à faire cours alors que c’est lorsque je donne cours que je me sens (mentalement) le mieux ces derniers temps. Le studio comme safe place hors du monde, hors de ma tête. (Les transports auront ma peau, en revanche.)


Au cours de barre au sol, les élèves parlent enfin plus librement, posent des questions, s’interrogent sur les sensations qu’ils perçoivent ou qui semblent leur manquer. C’est hyper intéressant, et l’occasion parfois de découvrir qu’il manquait des explications pour qu’un exercice soit vraiment efficace — comme ce pont avec les talons qui s’éloignent pour faire bosser les ischio-jambiers : en cherchant à résoudre pour une élève un problème de lombaires douloureuses par un alignement en « planche » (plutôt qu’une arche très cambrée), je donne à tous une précision qui faisait défaut. Les onomatopées affluent : ça travaille vachement plus comme ça. Si j’explique mal aussi !

Surprise en regardant Y. chercher l’écart : lui qui disait ne pas avoir de problème de longueur de psoas mais buter sur l’allongement des ischio-jambiers a maintenant sa jambe de devant entièrement étirée et c’est bien l’allongement de la jambe arrière qu’il manque pour arriver à l’écart. C’est le seul homme du cours, mordu : il travaille sa souplesse chez lui. Et depuis qu’il reproduit des exercices d’assouplissements actifs plutôt que passifs, ça se voit.


Ce n’est pas à cause de toi que la recherche est compliquée, c’est parce que j’ai moi le désir que l’on puisse se voir facilement : le boyfriend me débloque peu à peu comme divers niveaux d’un jeu vidéo. Net allégement de l’anxiété.

J’en reviens toujours aux mêmes motifs : culpabilité et contrôle. Quand je n’arrive pas à ce que tout coïncide, je n’en tire pas la conclusion que c’est impossible, mais que c’est de ma faute. Probablement parce que si c’est de ma faute, c’est que je peux agir sur la situation, elle n’est pas totalement hors de contrôle — ce qui me semblerait terrifiant, alors que c’est là même, dans cette absence de contrôle, que réside l’absolution. Ce serait reposant de ne pas toujours tout ramener à moi et de ne me soucier que de ce qui dépend effectivement de moi. Ce qui dépend de moi / ce qui ne dépend pas de moi : le stoïcisme comme remède à l’égocentricité ?

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Vendredi 6 juin

Premier épisode de la série Étoile : c’est stratosphériquement mauvais. On a été habitué pourtant en tant que balletomanes à n’être pas trop exigeant sur la qualité des films et des séries qui prennent la danse classique pour toile de fond. On sait que les danseurs ne sont pas forcément de bons acteurs et que les bons acteurs ont rarement un niveau technique crédible pour jouer des danseurs pro ; on est habitué au mix et/ou à la moyenne des deux. Mais là… la direction d’acteurs (y compris pro, y compris célèbres) est inexistante, c’est pire que tout. Même que Neneh superstar, oui. Au moins faisait-il son job de navet avec dignité ; j’avais passé un bon moment à m’offusquer. Étoile n’en finit pas de tomber à plat, c’en devient gênant. Et c’est d’autant plus con qu’on a rarement eu des danseurs aussi bons dans des fictions à l’écran…


Deux gros pigeons se prennent (amoureusement ?) le bec. Impossible de trancher entre le partage et la scène de ménage, c’est l’illustration de cette expression si bien utilisée à contre-sens par le boyfriend que la bizarrerie a cessé de faire faute : « ils sont en bisbille » comme parties liées  — en désaccord vraiment, ou de mèche ?


Comment ai-je pu laisser le carton du gaufrier-grill se couvrir de poussière ? Je tente enfin de reproduire le sandwich miso-cheddar-courge butternut croisé il y a fort longtemps sur l’Instagram de @lazysunnygirl. C’est un grand oui.


On nous demande de relire le programme du spectacle ; je bascule immédiatement en mode correctrice, à l’affût de la moindre correction ortho-typo et envoie une liste de corrections longue comme le bras (il n’y a aucune rigueur ni cohérence). J’ai quelques remords ensuite, ce n’était peut-être pas une réaction appropriée.

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Samedi 7 juin

[rêve] les extraterrestres absents menacent notre survie, les hommes disparaissent, bientôt il n’y aura plus personne pour cultiver la terre, je n’ai pas encore commencé à faire des réserves de boîtes de conserve / j’ai tout perdu, perdu le boyfriend, autour d’une table reste ma mère, quelqu’un et mon oncle qui ne ressemble pas à mon oncle, vaguement à mon père ou au boyfriend, piètre figure consolatrice d’avoir tout perdu / je m’apprête à donner un cours de danse, la salle hangar ne s’allume plus une sonnerie sonne l’alerte, on attrape les couvertures que l’on peut, des serviettes aussi ça fera l’affaire, dans la cuisine de ma grand-mère j’attrape une bouteille de jus de fruits, me félicite d’y avoir pensé, hydratation et sucre pour tenir, on descend dans l’obscurité dans la cave qui est plus un entresol qu’un sous-sol, est-ce qu’on sera vraiment protégé ou est-ce qu’on mourra étouffé sous les décombres sans pouvoir appeler au secours dans la langue du pays, quelle idée d’être à l’Est quand se déclare une guerre, on n’a pas été prévenus, par la fenêtre on voit une file de loubards arriver au camping désert d’à côté, ça ne sent pas bon toutes ces gueules fermées crânes drus, JoPrincesse tente de me consoler à propos de mon livre mais ce n’est pas ça, je me fiche du livre, c’est la présence du boyfriend qui m’est essentielle, qui manque, il arrive je crois dans la file des réfugiés au camping sans tente


Quand on hésite entre angine, rhume et grippe, c’est que c’est un Covid. Encore assez léger pour que je donne cours masquée : c’est l’avant-dernier samedi de cours avant le spectacle. Ça ira pour les plus jeunes, hyper investies. Quant aux plus âgées… mon degré d’exigence est désormais que ce soit à peu près ensemble, tant pis pour l’en-dehors, les genoux pliés et les bras mollassons.

Suite à une mauvaise compréhension avec un collègue, je me retrouve avec la totalité des élèves durant l’heure de l’après-midi, soit trente élèves qui bavardent dans un même studio alors que la fièvre commence à monter. Ma voix disparue dans la matinée revient dans un cri pour rétablir le calme — effectif durant environ vingt secondes. Madame, par quel pied on commence dans le cercle, Madame, je ne trouve pas les épingles à nourrice, Madame, est-ce que ça va si, Madame, est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt, Madame, ça va pas pour le porté elle me passe devant, Madame, pour la coiffure… Madame pare au mieux, mais Madame est hébétée (toujours un peu étonnée aussi que la coiffure préoccupe davantage les ados que le fait d’avoir une chorégraphie décente à présenter).


Une collègue est ravie de ma liste de corrections pour le programme ; ça l’agace toujours de remarquer ces approximations…  et me libère des remords éprouvés après-coups.


La fatigue intense arrive dans l’après-midi, les frissons et courbatures grippales le soir. La série Étoile se regarde bien mieux ainsi assommée. Le Doliprane ne fait plus vraiment effet.

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Dimanche 8 juin

Le rosier des roses roses disparues s’est réveillé plein de jeunes pousses hirsutes.


Repos, blog, lecture au soleil (je finis La Végétarienne d’Han Kang), Doliprane, mouchoirs, Sopalin. Et deux heures joyeuses au téléphone avec Melendili, à s’encourager sur nos fins d’années respectives.

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Lundi 9 juin

Réveillée à trois heures du matin, grelottant d’une fièvre inexistante selon le thermomètre. Cours annulé pour cuver le Covid.

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Mardi 10 juin

La fièvre n’est pas remontée ! Ne reste que rhume, mal de crâne et grande fatigue. Après hésitation, je me fais remplacer pour mes deux cours du soir, afin de pouvoir assurer de manière certaine les six du lendemain. J’aime bien la jeune femme qui répond présente pour me remplacer, lui transmets ma fiche d’exercices, la playlist qui va avec et un modèle de facture pour qu’elle ait toutes les infos ; j’aime ce moment de solidarité qui rompt un peu la relative solitude de la profession (on a du monde en face de soi, mais pas tant d’occasions que ça d’échanger entre collègues).

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Les lucioles s’envolent depuis les herbes mortes

Mercredi 11 juin

Reprise. Six heures de cours avec le masque.

Objectivement mauvaise, mais plaisante : la glace gratuite chopée en pleine opération marketing. J’avais oublié que la framboise pouvait être aussi (eXtrêmement) chimique.

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Jeudi 12 juin

Cette idée de newsletter danse classique me trottait dans la tête depuis trop longtemps, je m’y attelle. Cela rouvre du temps personnel au sein de cette fin d’année qui prend des airs de marathon à n’en finir pas — vraiment, excellente distraction pour me détourner des répétitions à venir et de l’anxiété qui va avec. Je suis obnubilée par tout autre chose, de gai, et retrouve l’enthousiasme d’écrire sur la danse comme aux débuts du blog, avant que les compte-rendus de spectacle, systématiques, ne deviennent répétitifs. Les premières adresses e-mails tombent en DM Insta.

Un tour au parc Barbieux ne suffit pas à me faire sortir de ma tête.

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Vendredi 13 juin

Pas certaine que cette histoire de newsletter soit très bonne pour l’addiction aux shoots de dopamine, mais une autrice que j’aime beaucoup s’y est abonnée !

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Samedi 14 juin

Dernier cours avant la semaine de répétition. L’enfant absente aux deux derniers cours sans justification des parents est revenue et, forcément, ne vit pas bien d’avoir été retirée du spectacle (sa famille n’étant pas du tout fiable, j’ai pris cette précaution pour éviter de me retrouver dans la situation de l’an passé que l’on m’a racontée : sans prévenir, elle n’est tout simplement pas venue au spectacle, mettant dans l’embarras ses camarades qui ont dû revoir leurs placements à la dernière minute). Elle plaide sa cause, dit m’avoir prévenue qu’elle serait absente pour une fête religieuse — ce dont je n’ai pas souvenir, mais que j’ai pu oublier au milieu de toutes les sollicitations (ça peut inclure deux samedis de suite, l’Aïd ?). Tandis que je lui rappelle qu’il faut dans tous les cas un message écrit de ses parents (elle a une trentaine d’absences non justifiées, ce qui serait largement suffisant pour déclencher un renvoi), me vient à l’esprit qu’ils ne savent peut-être pas lire et écrire ou pas lire et écrire français. J’ajoute à la hâte : ou par téléphone. Une parole écrite ou orale qui vienne d’une personne majeure ayant autorité. Reste ce doute : est-ce que je ne pénalise pas une élève à cause des manquements de sa famille ?

Les plus jeunes sont à fond, et l’on passe de probable cata à pas si mal, hé pour les plus âgées. Je serais d’humeur légère s’il n’y avait l’avant-bras scarifié de cette jeune adolescente qui devient mutique quand mon collègue et moi tentons de recueillir sa parole. Je lui propose d’écrire si c’est trop difficile à dire, et elle acquiesce, mais une fois pourvue d’une stylo et d’une feuille de papier, le mutisme contamine le geste. On dirait que ce n’est pas qu’elle ne veut pas, mais qu’elle ne peut pas. C’est trop gros pour elle, pour l’articuler, ça la dépasse. Et nous aussi. Il va falloir trouver de l’aide auprès de personnes formées pour. Je lui ai demandé de parler à un adulte, qui elle veut, pas forcément nous, mais un adulte en qui elle a confiance. J’espère qu’elle a (encore) confiance en un adulte.

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Les prunes mûrissent et jaunissent

Lundi 16 juin

L. et S. ne seront pas là la semaine prochaine, c’est leur dernier cours. S. retourne en Italie au terme d’une année de césure pré-bac (chez eux, c’est avant) ; L. reviendra à la rentrée. C’est probablement l’élève qui a le plus progressé cette année. Elle était beaucoup plus fragile que les autres et a comblé l’essentiel du gap qui les séparaient. Elle me remercie, dit avoir vu la différence avec l’association où elle se trouvait jusqu’à l’an dernier : les corrections permettent de progresser et il était frustrant de ne pas en recevoir quand elle savait que ça n’allait pas.

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Mardi 17 juin

Je reprends le chemin de la fac pour assister à la soutenance de M. En descendant (ou plutôt en remontant) du métro à Fort de Mons, tout est en travaux, route déviée, chaussée explosée, arrêts de bus déplacés, parpaing et pavés podotactiles entreposés sur l’espace qui a été ou sera un rond-point : deux ans seulement et le passé est déjà sans dessus dessous.

Le parc à côté de l’université est déjà désert, probablement depuis un mois. De hautes herbes occupent la petite colline de gazon où nous pique-niquions. Je transforme mon avance en promenade.

Dans la salle où je me glisse à la fin de la soutenance précédente, beaucoup de visages connus, d’étudiants et de professeurs. Une visite de courtoisie ? Le directeur de mémoire de M. s’étonne de ma présence. Il ne se doute pas que je connais M., encore moins que nous sommes amies. Quoiqu’il n’en montre rien, je le sens buguer dans la juxtaposition de la prof de danse classique, bourgeoise, valide, hétéro que je suis, et de la jeune étudiante queer, tatouée et piercée de partout, des cheveux actuellement bleus et un maquillage (de scène presque) très pailleté comme armure, qui explique avec une voix TedX avoir connu la camisole chimique et travailler sur la figure du monstre en danse contemporaine. Le pouvoir (de la danse et) de la neuroatypie. Au cours de son exposé, bien droite sur sa chaise, M. se balance d’avant en arrière pour calmer son stress — un tic que je n’avais encore jamais remarqué et un point pour le soupçon de TSA. Une amie à elle, arrivée un peu en retard s’est assise par terre en tailleur et presse son pouce contre l’index, le majeur, l’annulaire, l’auriculaire, l’index, le majeur… tandis que, derrière moi, ça crochète pour rester concentrée. Il n’y a pas à dire, nous formons une belle assemblée de neuroatypiques, cela me fait sourire.

Le tour que prend l’entretien ne me réconcilie pas vraiment avec le monde universitaire : le formatage encore une fois prime sur la pensée déployée, dont on ne saura pas grand-chose hormis qu’elle ne s’est pas coulée dans le moule attendu de la discipline telle que la conçoivent les professeurs en poste. M. résiste vaillamment, j’admire son sang-froid, sa persévérance intellectuelle.

Après un pique-nique débrief où l’on m’envie d’avoir chopé la meilleure salade VG de la cafét’, direction la kiné, qui m’explose les cuisses à coups de squats et de fente. J’en ai pour trois jours ensuite à sortir mes quadriceps de la tétanie ; autant dire qu’assurer un mercredi de cours dans ces conditions fait plus de mal que de bien au genou.

Ne pas partir d’où je pars d’ordinaire rouvre du temps, de l’espace. Je longe le parc de la Citadelle jusqu’à l’arrêt de bus, me promènerais presque. Tous les deux cents mètres ou presque, quand ça me prend, quand l’exercice mental exige sa vérification physique, je m’arrête pour tester un bout d’exercice pour le soir même. La barre s’invente le long du canal dans l’herbe, où je jette pour quelques instants mon sac et mes affaires. L’arrêt de bus est en plein soleil.

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Mercredi 18 juin

L’appel du 18 juin

Après, avant l’effort, le réconfort : un sorbet banane-kiwi à midi. De part et d’autres, six heures de cours. Et des cadeaux ! Alors que je déballe une gourde isotherme ultra-légère décorée de fleurs à l’aquarelle, ma bienfaitrice observe que ma gourde était vraiment toute petite, trop petite. C’est adorablement bien vu (et généreux !). Je remercie sans expliquer que ma petite gourde de 33cl, contrairement à celles de plus grande contenance, passe sous le robinet de l’autre école de danse. Comme les fashionistas qui changent de sac d’un jour sur l’autre, j’aurai désormais une gourde-du-mercredi, c’est dit.

Au lieu de m’affaler sur la chaise rembourrée de l’entrée comme à mon habitude, je file au théâtre. Une heure et trente minutes pour placer et filer les deux danses de mes classes ainsi que celles de mon collègue de danse contemporaine, en formation. Ce n’est pas énorme, et il faut commencer par apaiser le scandale soulevé par l’annonce de ce que les chorégraphies se feront sur demi-pointes, et non sur pointes comme prévu.

Au filage de lundi, mes collègues plus expérimentés ont estimé que les élèves n’étaient pas prêtes et que le risque de glisser était trop important ; en tant que débutante, je ne peux que me ranger à leur avis, malgré la déception, la leur comme la mienne. Les élèves sont persuadées que la scène glissante n’est qu’une excuse, qu’on ne veut pas les voir sur pointes, « réservées » aux horaires aménagés. On les trouve trop nulles, voilà, j’obtiens exactement l’effet inverse de celui que j’avais escompté, la fierté d’avoir dansé, même imparfaitement, avec les pointes aux pieds. J’avais réglé les chorégraphies en fonction de cet impératif, avec des montées sur pointes qui tenaient davantage du transfert de poids que de l’équilibre pour les unes et des relevés et piétinés sur deux jambes pour les autres. Les pointes supprimées, les plus jeunes se retrouvent avec une danse bien en-dessous de leur niveau, qui n’a plus grand-chose de classique. Sans compter les élèves qui ont racheté une paire de pointes spécialement pour le spectacle… (On aime le mail d’explication-excuses aux parents à 23h.)

Même si je bute parfois sur les prénoms et laisse le micro manger ceux qui m’échappent, le placement se fait mieux qu’en février : j’ai très littéralement pris de la hauteur en me plaçant quelques rangées avant la régie. En revanche, les changements rapides de coulisse ne fonctionnent pas, les élèves n’entrent pas à temps sur scène. On fait plusieurs tentatives, en modifiant l’ordre ou la composition des groupes, mais le problème ne fait que se déplacer. Dans le désordre, je ne remarque pas de suite qu’il y a un trou : qui est là, normalement ? C’est M., me répondent les enfants. Sur le moment, j’oublie ses avant-bras scarifiés, je l’imagine partie aux toilettes. De fait, elle est bien partie aux toilettes, mais pas pour y faire ce qu’on y fait. Elle pleure, me rapporte-t-on quelques minutes avant la fin. Il n’y a plus le temps, je dois libérer le plateau et les techniciens, la répétition se termine en eau de boudin. J’abandonne irrésolu mon gros couac chorégraphique pour retrouver l’élève partie en pleurant. Mutique, plusieurs mètres devant la surveillante, elle disparaît déjà dans la voiture de ses parents.

Cafouillage sur scène, élève partie en pleurant… j’ai très envie de faire de même, attends juste d’être chez moi. Cette impression de faire de la merde…

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Jeudi 19 juin

L’appréhension de la journée me fait anticiper le réveil : 6h30, alors que je suis rentrée à près de 22h la veille et que m’attend une longue journée (dernier cours à 21h30). Je suis habituée à cet enchaînement tard-tôt du mardi au mercredi, mais rempiler du mercredi au jeudi est une autre affaire.

Je n’ai jamais réglé les lumières pour un spectacle et on m’a laissée seule pour le rendez-vous. Heureusement l’ingé est adorable et pallie mon inexpérience (« Alors ça, ça va être moche, ça ne va pas rendre comme tu veux, en revanche, je peux te proposer ça… »). Je l’observe manipuler la table de montage et les lumières se matérialiser à travers la brume répandue sur scène à cet effet. L’espace se sculpte et les atmosphères se définissent lentement : non seulement c’est le matin pour nous deux, lui avec son café, moi sans, mais le travail s’apparente à du montage vidéo. C’est précis mais un peu laborieux, il faut sans cesse rejouer la séquence, ajuster, enregistrer et nommer l’effet, s’assurer que la machine a enregistré la séquence, rejouer, ajuster les temps de transition… A ma surprise, les effets lumineux ne sont pas liés à la piste audio ; je pensais naïvement qu’ils étaient rattachés à un minutage et qu’en lançant la musique tout s’enchainait. C’est techniquement possible, apprends-je, mais pas ce qu’on privilégie, car encore plus chronophage. Il faudra lancer les effets manuellement, à l’oreille.

Il est 11h, le filage auquel je ne pourrai pas assister commence à 18h30. Plutôt que d’ajouter une heure de métro à ma journée pour rentrer chez moi, je reste assister au spectacle jeune public. Mon modeste rôle consiste à mettre en marche au début du spectacle la caméra… qui montre rapidement des signes de faiblesse. Mon collègue peste contre son TDA (maintenant qu’il le dit…). Les élèves de troisième cycle, dont certains intégreront des écoles supérieures à la rentrée, sont incroyables.

J’accueille mes élèves puis pars sous près de 30°. Retrouver des apprenants adultes me fait du bien après avoir pataugé avec les enfants. C’est le dernier cours pour M. et A. qui me remercient : mes cours leur ont permis de désacraliser une discipline qu’elles pensaient inabordable ; et m’encouragent : « Surtout, ne change rien. »

Fatigue niveau vertiges.

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Vendredi 20 juin

Matinée de repos avant le premier spectacle. J’arrive très en avance pour les miens, un peu en retard pour assister au spectacle des petits de l’après-midi. Je le prends en cours de route, à temps pour assister au travail de mon collègue du samedi avec les tout-petits d’éveil-initiation. Il a réussi à chorégraphier une pièce qui ait une véritable identité artistique et ne confine pas les enfants à quelques gestes très statiques : je suis admirative. Je mesure aussi à quel point les lumières participent à donner cet effet de pièce aboutie ; chaudes et sombres, elles sculptent l’espace, deviennent décor.

Attente puis agitation. Je recouds l’entrejambe d’une salopette, le revers au pied d’une autre, quatre points rouges et d’autres plus désordonnés pour raccourcir les bretelles d’un justaucorps. Vous cousez bien, madame — un justaucorps noir cousu de fil rose… je rafistole. Une fois l’échauffement passé, que j’observe dans une semi-culpabilité d’inefficacité, la plupart des professeurs disparaissent en coulisses ou à la régie. Je reste avec les élèves dans les grands espaces qui servent de loge, aide à accrocher les rubans, à faire disparaître des bretelles en les rassemblant avec des anneaux de porte-clés, collectés chez qui avait (je me retrouve avec un anneau beaucoup plus plat et serré sur lequel je ne parviens plus à faire glisser mes clés à la fin du week-end).

Les professeurs hommes ne restent pas dans ces espaces où les filles se changent, ça fait sens, mais n’explique pas totalement la répartition genrée de certaines tâches que j’ai pu observer ces derniers jours : il n’y a que les femmes qui manient l’aiguille. Il semble aller de soi qu’indépendamment de toute expertise couture, nous savons faire quelques points – n’avons-nous pas cousu nos rubans de pointes ?

Le spectacle a commencé. J’oublie, n’avais pas compris que c’était à moi de donner les top à la régie, je croyais qu’ils avaient les repères et de fait, ils les ont, puisqu’ils rattrapent le coup. Les séquences vues et revues ces derniers jours s’enchaînent. Quelques gadins quatre fers en l’air chez les horaires aménagés (les enfants les plus rodés) confirment que la scène est glissante et font passer l’amertume de mes élèves privées de pointe ; peut-être, après tout, que c’était un peu dangereux. Moi aussi je manque de me vautrer en montant saluer à la toute fin, même sans glisser ; la scène est surélevée et je calcule mal sa découpe, des avancées ayant été ménagées sur la moitié des rues seulement. Gauche jusqu’au bout.

Le plaisir de la scène l’a emporté, il y a des paillettes sur les visages et dans les regards — des élèves mais aussi des parents qui, les yeux rivés sur leur huitième merveille du monde, n’ont rien vu autour de la désynchronisation générale. Quand une mère d’élève s’exclame que la chorégraphie était originale, je réponds mécaniquement :
— C’est déjà ça.
— Mais pourquoi vous dites ça ?
Mais oui, pourquoi ? Je bredouille, la fatigue, mon cerveau a fondu. On me raccompagne en voiture, j’en profite.

Revue de blogs #13

Dans la dernière newsletter de La moins bonne version de moi-même, Agathe H. explore son rapport à la mode et j’ai aimé lire ce portrait à travers sa garde-robe. C’est en outre grâce à sa mention du Dressing de Jane Sautière que j’ai regardé ce que cette autrice avait écrit d’autre (pour au final préférer emprunter Nullipare).

Quand je regarde des photos de mon enfance dans les albums de famille, je hurle souvent contre mes parents à cause de la manière dont iels nous habillaient avec mes sœurs, mais bien souvent iels répondent que c’est nous qui avions choisi nos vêtements (il fallait nous en empêcher !). C’est ainsi que selon les années, nous avons eu l’air de sortir d’un kolkhoze, d’un carnaval ou d’une émission de Stéphane Bern.

(rires) à cette dernière phrase.


N’est-ce pas grossophobe de vouloir toujours avoir l’air plus mince quand on parle de « se mettre en valeur » (marquer la taille, allonger la silhouette) ?


Elle cite une réponse reçue d’une certaine Maud sur Instagram :

Être sexy peut conférer beaucoup de pouvoir en société par exemple. Et être en large ou masculine peut apporter beaucoup d’indifférence et de paix. Moi j’alterne tout le temps, j’ai besoin des deux.

Se fondre caméléon en jogging de danse dans le métro lillois. Conquérir le pavé parisien en mollets galbés et minijupe.


Il y a une expression anglaise que j’adore, “man repeller”, qu’on pourrait traduire par “repoussoir à hommes”. Il s’agit, pour les femmes, de s’habiller d’une manière qui aurait pour effet de repousser les hommes, de ne pas leur plaire. […] Je pense qu’on peut aussi repousser les hommes (ou en tous cas se détacher de leur regard/validation) en étant too much : en prenant une contrainte qu’on aurait intériorisée et en la poussant tellement à fond qu’on se met à leur faire peur.

Dans mon expérience, les couleurs vives attirent les insectes mais repoussent les relous (enfin dans mon expérience de vingtenaire ; parce que, trentenaire, j’ai disparu des radars).

Agathe H., Mode de vie(s), La moins bonne version de moi-même

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Instead most of us would spend a large part of our lives making decisions based on what other people want, and what society decides is the norm at that time. Then, probably because it is so tiring to live life this way, the rest of the time we give in to our impulses as a form of compensation. Since we’ve already given up so much of our selves, we should just eat that thing, buy that thing, do whatever that gives us instant gratification because we deserve that quick dopamine hit after having to tolerate so much.

L’effet de compensation, que j’ai bien connu en tant que salariée, s’est dissipé avec ma reconversion.


Tell me, what is it you plan to do with your one wild and precious life – Mary Oliver wrote askingly in a poem.

Y’a encore du travail (psy) pour que le precious n’annule pas le wild.


To a large extent we have to face our unhappiness and lack of fulfilment alone.

Winnie Lim, do we cherish our selves

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Si même les gens qui sont sensés me maintenir sur terre lâchent le fil du ballon de baudruche maintenant.

Je me complique un petit peu la vie parce que ça me passionne plus comme ça […].

Meredith B., simple compliqué compliqué simple

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Donc si je comprends bien, l’inventivité des exercices est le fruit d’un mélange de traditions corporelles et de connaissances médicales contemporaines.

Alice, Sport fusion

Direct envie d’une enquête historique et sociologique sur la création des exercices de la barre de danse classique.

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Peinture beige et noire où un homme est agenouillé au pied d'un autre homme au visage de pierre fissuré, une main sur son crâne, l'autre tenant une pierre qui a fait partie de lui
Feeling Kintsugi, de Moonassi

L’éboulement de soi, la main sur le crâne comme sur la tête d’un enfant qu’on voudrait endormir et l’autre qui tient un morceau de lui… Merci à Karl pour la découverte de cette œuvre de Moonassi.

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J’ai fait des choses qui bricolent un dimanche, m’échouant là avec un constat : cette journée est passée bizarrement. Je ne suis pas sûre d’avoir vécu chaque heure, comme s’il y avait un hiatus, une maille lâche.

J’ai des inquiétudes sur le feu, mais je n’y peux rien, alors je les laisse étouffer.

Mathilde, Du yoga & des nazis, Tant qu’il nous reste des dimanches

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I am not sure when it started, but I tend to feel like I am wasting my life if I am not doing something creative or enriching.

Pwnd.

I just wish I can accept myself more. […] But isn’t wishing for this self-acceptance a form of an unrealistic self-expectation too?

Winnie Lim on inner expectations

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une boîte à livres dans la rue déborde de jeux improbables et rares, des jeux de cartes un peu mystiques, […] on oscille entre l’oracle et le petit jeu d’ambiance, en somme ce sont autant de petites cartes dressées entre nos solitudes respectives, des passerelles, ô monde moderne

je veux tout récupérer, me relier, j’en ai plein les bras

Rêver peut-être

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When an average student suddenly gets an A, it is like they achieved something great. But anything less than an A is unacceptable and even embarrassing for high-performing students.


I started to contemplate that being somewhat average is actually a form of superpower. There is much more room to manoeuvre, more opportunities for experimentation. Average people are accustomed to a certain rate of failure, so they don’t take failures too hard. Wins are really celebrated and joyous because they are unexpected. […] Doesn’t this feel like a happier life?


Personally I think flying under the radar is a form of happiness […]

Winnie Lim, thoughts about human intelligence
after watching korean game shows

Les conclusions de Winnie Lim recoupent le parti-pris du boyfriend de volontiers passer pour plus bête qu’il n’est ; ça l’arrange, il préfère surprendre que décevoir. Autant dire que c’est à des années-lumières de mon fonctionnement. J’ai été cet high-performing student pour qui obtenir d’excellentes notes était normal, tandis que des moyennes, c’était déchoir.

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J’aime les maisons de vacances et les choses laissées dans la cuisine par les habitants qui nous précédèrent […], j’aime que des habitudes se prennent et se défassent à toute vitesse […] et j’aime la lumière où qu’elle se pose, la traquer, la poursuivre, l’empoigner.

Victoire de Changy, publication Instagram du 12 mai

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Quel dommage que la mémoire ne sache pas mieux retenir les bons moments.

Alice (du fromage), Chemin des écoliers

Tout est toujours coloré du dernier filtre projeté (les émotions comme des gélatines devant un projecteur).

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Mais je suis écrivain quand même. […] J’ai décorrélé la publication de l’écriture.

Podcast d’Anne Savelli, Envoyer son manuscrit en lecture

Je n’attends plus vraiment de réponse pour mon manuscrit sur la danse. Je n’ai pas vraiment décorrélé l’écriture de la publication, je me suis juste réappropriée cette dernière en lançant une newsletter : je publie de petites choses à un tout petit nombre certes, mais à ma guise. Un partage plus qu’une publication (mais n’est-ce pas celui-là qu’on attend de celle-ci ?).

La Végétarienne

[TW : viol, violence, anorexie]

L’enthousiasme de Karl semblait pour le moins mitigé à la lecture de La Végétarienne, mais les extraits qu’il a publiés sur les Carnets Web de La Grange m’ont donné envie de découvrir cet étrange roman de Han Kang.

Une nuit, Yŏnghye devient végétarienne. Et tout part en vrille, dans un onirisme que je pensais propre aux auteurs japonais — et qui le demeure dans la mesure où une cruauté latente prend le pas sur la délicatesse (la fadeur ?) que j’y associais. Kimchi 1, fleur de cerisier 0. Est-ce une saveur typiquement Sud-Coréenne ? Il y a dans le roman de Han Kang quelque chose de Parasite, quelque chose de malsain (mais fascinant) dans la relation aux autres.


La Végétarienne (sous-partie éponyme)

L’entourage de Yŏnghye ne comprend pas son revirement soudain, le comprend d’autant moins que la jeune femme ne donne aucune explication rationnelle à son refus carné : un régime pour raison de santé ou un soutien à la cause animale, pas sûr qu’on approuverait, mais on comprendrait. Mais cesser de manger de la viande parce qu’on a fait un rêve ? Le lecteur à qui l’on fait entrevoir la gueule du rêve, fragmentaire, sanguinolent, violent, comprend le dégoût — à défaut de comprendre l’origine du rêve ou le mutisme dans lequel s’enferre Yŏnghye.

La violence du rêve et les pulsions destructrices de celle qui n’en dort plus font ressortir la violence tue d’une société policée à l’extrême, jusqu’à la négation de l’individu — surtout si l’individu est une femme, dont on attend qu’elle se comporte en fille puis en épouse respectable, qui fait à manger pour son homme, ne porte pas de vêtements sans soutien-gorge, endosse le rôle de potiche aimable lors des dîners d’affaire… (La société sud-coréenne ainsi dépeinte en filigrane ne fait pas envie, mention spéciale pour la note en bas de page expliquant qu’à l’époque de la parution du roman — 2007 — une infidélité dénoncée par le conjoint trompé était passible de prison).

Vue successivement à travers le regard de son mari (misogyne), de son beau-frère et de sa sœur, Yŏnghye échappe à la focalisation interne. Son mutisme fait d’elle une véritable Bartelby végétarienne. I would prefer not to (eat meat). Et c’est tout. Et ça rend chèvre. Ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas avoir le contrôle sur l’autre.

[à partir de là, on peut considérer que ça spoile]

Lors d’une réunion de famille, son père pète un câble et tente d’introduire par la force un morceau de viande entre ses lèvres. Devant ce père (mal)traitant sa fille adulte comme une enfant, tout le monde frémit comme si, encore plus que des limites, un tabou avait été franchi (ne craint-on pas de voir l’inverse, un père qui traiterait sa fille enfant comme une adulte ?). La scène m’a fait repenser à Dès que sa bouche fut pleine, roman de Juliette Oury où les valeurs sociales attachées au sexe et à la nourriture sont permutées ; l’ingérence non consentie d’un piment prend valeur de fellation forcée pour l’héroïne. Est-ce ce souvenir qui confère quelque chose d’incestueux à la scène subie par Yŏnghye ? Le parallèle entre chair animale et plaisir de la chair est déjà établi à ce moment du récit. À partir du moment où Yŏnghye refuse de manger de la viande, elle se refuse à son mari… Il sent la viande, lui aussi, la dégoûte (avant même les viols conjugaux, qui ne sont évidemment pas présentés ainsi puisque du point de vue du mari).


La Tache mongolique

La seule interaction sexuelle encore possible se fera au terme d’une métamorphose des corps, ornés de grandes fleurs peintes. La vision prend forme dans l’esprit du beau-frère de Yŏnghye, artiste vidéaste qui devient obnubilé par cette vision, sous son emprise presque, comme Yŏnghye peut-être le devient sous la sienne (mais on ne sait pas, on n’y pense même pas tant que la sœur bafouée n’a pas posé les termes dessus).

J’ai lu cette partie d’un trait, comme moi aussi prise par la fièvre de son narrateur, par la beauté vénéneuse du récit, l’étrangeté de ce désir qui déborde le désir sexuel sans parvenir à l’écarter, y reconduit, autrement.

Qu’un des partenaires soit interné et l’autre jugé sain d’esprit au terme de cet accouplement végétal ne fait que prolonger la suspension de l’incrédulité. Même mécanisme que dans les récits fantastiques : une explication rationnelle est toujours possible, quoiqu’infiniment moins satisfaisante que l’interprétation symbolique ou onirique dont on a éprouvé la richesse à la lecture.


Les Flammes de arbres

Dans cette dernière partie, la sœur de Yŏnghye lui rend visite à l’hôpital psychiatrique. L’accès à l’intériorité de l’héroïne est définitivement perdu, et j’entends presque la voix de mon prof de philo de khâgne jouant l’argument d’autorité écarté par Descartes dans ses Méditations métaphysiques : « Mais quoi ? ce sont des fous. »

Pas de focalisation interne, pas de parole articulée : nous n’aurons pas d’explications, seulement des pistes convoquées par la sœur qui se remémore leur enfance, et tiens, comme c’est bizarre, la violence du père envers Yŏnghye (laquelle se prenait presque tous les coups, sa sœur ayant réussi à se rendre indispensable par sa docilité domestique — qu’elle interprète a posteriori comme une forme de lâcheté après l’avoir considérée comme un sens aigu des responsabilités toute sa vie).

De l’extérieur, Yŏnghye semble s’être enfoncée dans une forme de folie, qui n’est pourtant que la poursuite cohérente d’un même but impossible : éradiquer l’animal en soi jusqu’à devenir végétal. Ne plus ingérer de chair animale ne suffit plus, elle ne veut plus rien ingérer du tout, vivre de photosynthèse seulement et, si ce n’est pas possible, mourir, c’est tout un. La métamorphose impossible mène à la disparition de soi. Après une longue phase d’orthorexie, ce végétarianisme existentiel arrive au cœur de l’anorexie et au bout de sa logique, à la négation de soi. Ne plus rien ingérer jusqu’à s’effacer, se désincarner. Les flammes des arbres : le cercueil qui brûle, le feu qui purifie, la malade qui se rêve phénix.

Le temps ne s’immobilise jamais.

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Plein de choses échappent dans ce roman, et pourtant j’ai eu l’impression de comprendre, vaguement, intimement, comme j’ai depuis longtemps l’impression de comprendre l’anorexie mentale même si je n’ai jamais eu à la souffrir — quelque chose comme une affinité secrète, morbide. Chanceuse, bien entourée, je reste en amont, dans une orthorexie très superficielle, cantonnée à la viande, dont je ne me suis pas détournée par conviction mais pas dégoût insidieux, comme s’il fallait que certaines choses n’entrent pas dans le corps, en sortent plutôt. Contrôler, expulser, travailler à et contre soi.


En extrapolant la situation jusqu’à l’absurde et la folie, le roman souligne cette réaction épidermique qui existe dans nos sociétés face au refus de manger de la viande. Un refus du refus, comme si une femme voulant contrôler ce qui entre dans son corps était socialement intolérable, une mutinerie du corps. Un scandale, dit-on dans le roman. Plus de chair animale et ensuite quoi, plus de chair humaine, plus d’enfant (le désir de rester nullipare comme désir de n’exister que pour et par soi), le consentement brandi à chaque rapport, la contraception, l’IVG ? C’est comme si ces avancées avaient été concédées plus qu’admises et que le refus de la chair réactivait la peur de ne plus dominer…


Pensée pour Klari et sa croisade pour que soient correctement orthographiés Bartók et autres compositeurs hongrois : j’ai lutté pour trouver et rendre son accent à Yŏnghye.…

…

Après La Végétarienne, j’ai entamé la lecture d’un recueil de Margaret Atwood. Surprise devant le poème « More and more« , le végétal carnassier fait étrangement écho :

More and more frequently the edges
of me dissolve and I become
a wish to assimilate the world, including
you, if possible through the skin
like a cool plant’s tricks with oxygen
and live by a harmless green burning.
[…]
Unfortunately I don’t have leaves.
Instead I have eyes
and teeth and other non-green
things which rule out osmosis.
So be careful, I mean it,
I give you fair warning:
[…]
There is no reason for this, only
a starved dog’s logic about bones.

This Is a Photograph of Margaret Atwood

Laisse-moi te dire… Emporter ou non avec moi ce recueil bilingue de Margaret Atwood ? Debout devant le rayon poésie de la médiathèque, je lis le premier poème, bute sur un arbre (balsam or spruce) que je ne connais pas davantage en français dans le texte (baume ou épinette), j’avance dans les eaux troubles du poème et soudain, me prends un coup que je n’avais pas vu venir :

This Is a Photograph of Me

It was taken some time ago.
At first it seems to be
a smeared
print : blurred lines and grey flecks
blended with the paper;

[…]

In the background there is a lake,
and beyond that, some low hills.

(The photograph was taken
the day after I drowned.

I am in the lake, in the center
of the picture, just under the surface.

[…]

Traduit par Christine Évain :

C’est moi sur la photographie

Elle a été prise il y a quelques temps.
À première vue on dirait
une photo
ratée : des lignes floues et des points gris
qui se confondent avec la trame du papier ;

[…]

À l’arrière-plan, il y a un lac,
et, au-delà, quelques petites collines.

(La photographie a été prise
la jour après que je me suis noyée.

Je suis dans le lac, au centre
de la photo, juste sous la surface.

[…]

Ce n’est pas du poème tout mignon. J’aime que ça envoie du lourd, la force destructrice. J’embarque le recueil. Seulement voilà, il s’avère à la lecture que ce premier poème non seulement oblitère les autres de sa force, mais qu’il est l’un des seuls à vraiment me plaire de tout le recueil (avec « The Explorers » et « You Have Made Your Escape… » qui fonctionnent un peu sur le même principe de chute dans ta face, l’un sur des rescapés de naufrage, l’autre sur les violences conjugales). Pour le reste, je pioche un vers ici ou là (sunlight knitting the leaves before our eyes), m’interroge sur les choix de traduction (pourquoi tisser plutôt que tricoter ?) et désamorce le désintérêt grandissant en m’entraînant à lire à voix haute — jouer sur le plaisir de la langue anglaise à défaut de toujours saisir celle de l’autrice.


released
from the lucidities of the day


Earlier than I could learn
the maps had been coloured in.


your hand floats belly up


but You must die
later or sooner alas
you were born weren’t you
the minutes thunder like guns
coupling won’t help you

La traduction dit :

mais Tu vas mourir
tôt ou tard hélas
de toutes façon tu es née
les minutes grondent comme des canons
l’accouplement ne te sera d’aucune aide

Je me fais la mienne :

mais Tu dois mourir
tard ou tôt hélas
n’es-tu pas née ?
les minutes se tirent comme des armes (explosent ?)
le coït ne te sera d’aucune aide

Ce sera tout pour la joie de vivre.