Le titre du documentaire d’Arantxa Aguirre apparaissait à l’écran comme sous-titre pour « le cœur et le courage ». À croire que la citation de Cervantès n’est plus valable sortie d’Espagne et que tous les petits Français, qui ont pourtant répété (la bouche) en chœur « Rodrigues, as-tu du cœur ? », sont incapables de comprendre l’étroite relation que les deux termes entretiennent. On s’en doutait déjà pour avoir vu le best-of L’Amour la danse : le cœur n’est jamais mièvre chez Béjart et les danseurs ont même intérêt à l’avoir bien accroché. Car ce qui transpire rapidement de ce documentaire, après un premier temps d’hommage où les témoignages se succèdent en laissant un même écho sonore, « maître », « générosité », « humanité »1, c’est la force incroyable que le chorégraphe exigeait de ses danseurs et qu’il leur découvrait, à leur propre étonnement, au-delà de l’épuisement. C’est cet effort constant, constamment renouvelé, sans cesse repris et intensifié qui me touche, davantage que les effets de ralenti, de cadrage ou de lumière dont use la caméra pour jouer sur l’émotion. Les danseurs du Béjart Ballet Lausanne sont venus du monde entier (une des rares troupes à être si bigarrée – les interviews révèlent une vraie tour de Babel) pour être ses danseurs et c’est en continuant à danser avec le même acharnement qu’ils lui rendent hommage, bien plus que par leurs mots- mausolée.
Il s’agit toujours de recommencer : la compagnie, qui reposait sur un nom et doit à présent transmettre un style ; la création, par laquelle ce dernier sera perpétué et enrichi ; le mouvement, encore et toujours, au plus juste. Et Gil Roman de ne lever la séance de répétition que lorsque Elisabeth Ros, cette géante qui semble d’une solidité infaillible, s’étale de tout son long, fauchée par la fatigue, la pointe qui s’est dérobée. Cela pourrait paraître inhumain à certains, mais se reprendre tous les jours, prendre sur soi et reprendre sur soi le mouvement jusqu’à ce qu’il aille, comme un vêtement, cette volonté de puissance, c’est bien autre chose : c’est surhumain. L’humain qui travaille son imperfection, voilà le danseur. Et voilà Gil Roman, qui se retrouve soudain avec cette compagnie, à devoir justement se retrouver, avec ses doutes et son angoisse démultipliés en chacun des danseurs, et cependant s’oublier pour les faire progresser, pour que cela marche et que cela danse. Surtout continuer à avancer, surtout ne pas se retourner sur le passé, c’est ce que lui avait dit Béjart. S’éloigner du maître est nécessaire pour ne pas le trahir, mais douloureux. Il faut quitter les terres connues et naviguer à vue, en eaux troubles.
Alors qu’on le voit descendre facilement une cartouche de cigarettes en l’espace de quelques interviews (quelques jours ou quelques heures), le visage de Gil Roman se trouve pétri d’expressions humaines aussi nuancées qu’elles le sont d’ordinaire à travers le corps des danseurs ; appréhension, angoisse, abattement, remarques désabusées font rire malgré tout car jamais rien ne semble entamer l’espoir, pas même le désespoir d’un décor entièrement à revoir lors de la générale (c’est même seulement là qu’on peut savoir qu’il s’agit d’espoir). C’est à mon sens là tout l’intérêt de ce documentaire que de nous montrer un homme seul, seul depuis le début, et un peu plus encore maintenant, à présent que la Symphonie pour un homme seul, qui ouvre le film presque sur un baisser de rideau (l’entrouvre), se poursuit hors de la scène. Et si c’était par la fin que tout commençait… pourquoi pas.
1On pourra remercier Julien Favre de ne pas savoir bien s’exprimer qu’avec son corps.