Dîner avec

Quand Georges songeait qu’il allait dîner avec Ann il en avait les larmes aux yeux. Même s’il ne pleurait pas en vérité il se disait : « Je mange avec elle. J’en ai les larmes aux yeux. »

Villa Amalia, Pascal Quignard,
première partie, chapitre IV

 

Palpatine parti, nostalgie intense de manger ensemble, envie immense d’aller au restaurant. Il est revenu, je peux vous raconter. Manger avec…

 

Incitatus. Autour du 14 juillet dernier. C’est la dernière fois que j’ai mangé de la viande, à un gyoza ou une figue au foie gras près. Des brochettes de caille, je crois. Je n’ai pas eu le cœur de refuser, j’ai demandé à n’être pas trop servie et n’en ai pas repris. C’était plutôt mauvais en bouche, même si objectivement bon, bien cuisiné, comme toujours chez Incitatus. J’étais contente de mon cadeau, un roman graphique bien épais, relecture de Faust que je n’avais pas lue mais qui m’avait plu de ce que j’en avais feuilleté. Inci avait feuilleté de même. Connivence de qui hante les FNAC. J’étais bien dans ce salon salle à manger, mi-amis mi-famille, sa sœur et le copain de celle-ci, qui me plaisait bien. C’est si rare de se sentir rapidement à l’aise avec quelqu’un qu’on a tôt fait de prendre ça pour de l’attirance s’il est du sexe convoité. J’ai souri après, quand on a visité son-leur nouvel appartement de couple qui ne vit pas ensemble, avec un mur orange et une peluche brocoli, avant ou après les fondations de la future maison de la mère, avec ouverture, sans étage, sans toit, sans pièce. Mes souvenirs se visitent de la même manière. Je peux revenir à table, entendre le rire de mon amie, voir le sourire de sa sœur, couper le son et m’imprégner de la lumière d’été nuageux, mimer le béluga, il paraît que je mime bien le béluga, dixit la sœur, je crois, j’invente, je me souviens avoir été épatée par son enthousiasme pour son boulot. J’aimerais tellement aimer vendre des ascenseurs. Tout doit être plus facile quand on aime vendre des ascenseurs. Et les faire installer et les maintenir, attention, jusque dans des endroits incongrus (une cathédrale, l’anecdote disait).

Melendili. Passé proche, et déjà plus tant que ça. On sort de chez Mûre, salades colorées à notre table, car deux fois la même d’affilée, et on s’offre des éclairs à l’Éclair de génie. Peanut butter, passion et un troisième, je ne me souviens plus du parfum, ni de celui que nous avons partagé, ni de celui que nous avons préféré, je me souviens seulement que ce n’était pas celui que nous aurions cru. Que croyions-nous alors ? (Je triche, ce ne sont pas des dîners.)

O. et teacher, sa prof de danse au conservatoire (la mienne aussi). Je suis surtout là pour O., qui nous raconte la misogynie qui règne encore dans l’armée en 2017, et ses manœuvres pour s’y soustraire, parce qu’il en faudrait plus pour l’abattre. Elle nous fait rire. Je ne connais personne de plus équilibré, je crois (sûrement faut-il l’être quand on risque d’avoir un jour à lancer des bombes). On parle aussi de l’époque des pointes et du conservatoire, avec de grands yeux agrandis au mascara, et d’un passé qui, à une année près, n’est pas le même pour moi, déjà éloignée, des noms que je ne remets pas. Teacher, qui a eu des générations d’élèves, m’éjecte trop promptement des rêves que je nourrissais alors, comme s’ils n’avaient jamais existé. Fille de militaire, je me rends compte qu’elle a, du ballet, essentiellement embrassé la discipline. Cela fait des années que je ne parle plus d’elle comme de mon professeur, alors qu’elle a compté. Généreuse mais sans folie, beaucoup trop polie. Je me surprends à parler avec la grossièreté de l’à peu près, de tout un tas de bibelot qu’on voudrait bazarder. Sans le faire exprès : je ne parviens pas à l’éviter lorsque je m’en rends compte. Munster et boules et gomme quant à mes provocations involontaires ; la farandole de tartes maison, elle, est délicieuse. Contrairement à moi. Épilogue : O. et moi partageons deux gâteaux tandis que teacher opte pour un dessert glacé. Il est des désolidarisations comme des solidarités, mystérieuses. (Je triche, c’était un déjeuner.)

P.-L. Il y a déjà quelques mois. Nous étions camarades de classe en seconde ; j’ai changé de lycée ; nous avons correspondu à l’ancienne, par lettres, pendant ses études de cinéma, puis nous avons oublié de nous répondre. Le nom composé, unique, a surgi un jour sur LinkedIn parmi ces gens que vous pourriez connaître (et avoir oublié). Nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant des Halles que je n’avais jamais remarqué, encore moins essayé : son QG. Devant des frites de patate douce, oh mon dieu comment rester concentrée, et des boulettes de manioc, nous avons updaté avec force sourires d’excuses pour des parcours déviés, manqués, en pointillés. Résumez dix ans de votre vie, vous avez dix minutes. Par où commencer, qui ne ressemble pas à un CV ? Des masters, du cinéma, du job alimentaire, chez Picard et ailleurs. Je ne sais plus si j’ai goûté les frites de polenta ou si je les ai lorgné dans l’assiette d’à côté. Comme à chaque fois que j’explique ce que je fais, je m’excuse de mon métier, qui ne vend pas du rêve ; lui s’excuse de celui qu’il n’a pas ou pas encore, il se laisse deux ans pour en décider et enfin emménager chez lui. Je mesure à ce qu’il n’a pas la chance de ce que j’ai, et à ce qu’il a et que je n’ai plus, le chemin parcouru, l’enthousiasme diminué que je tente dans la conversation de ranimer. Il a toujours cette politesse surannée d’enfant trop bien élevé, à présent dans un corps d’homme gringalet. J’ai repensé à Raveline, qui se plaignait de ce que la galanterie était devenue si rare que le croyait toujours en train de flirter. J’ai eu le soin, peut-être un peu précipité, de glisser mon copain comme à chaque fois qu’il pourrait y avoir un doute (moins parce que je plais qu’on pourrait me plaire ? Laissez-moi dans le doute ; l’hypothèse me laisse moins vaniteuse).

P. Mon agenda me dirait ça si je remontais le temps. Encore une délicieuse aubergine farcie de légumineuses. Toi, introvertie ? Je parle trop vite et trop fort, comme parfois lorsque j’ai peur d’écouter ou de m’entendre.

P. Rue Bichat, sur une chaise en hauteur, bol bobo façon bobun. P. m’explique les différents systèmes informatiques qui ne fonctionnent pas ensemble, avec lesquels elle doit bosser, et s’étonne de ce que je comprenne si vite les problématiques (master informatique). À chaque fois qu’elle parle de son boulot, P. me fait penser à ma mère. Même assurance, même look professionnel, vaguement le même domaine. La ressemblance rend plus saillante cette vérité vérifiée auprès de mes amies : je suis à la traîne des responsabilités. Gérer, gérer. Je me sens enfant face à P. comme elle l’était face à moi lors de sa maladie.

H., nouilles soba chez Aki, crêpe chez Framboise. À chaque fois que je la vois, je m’étonne de ce que nous ne serions probablement pas entrées en contact si nous n’avions eu le paravent du web. Il me faut toujours quelques minutes pour m’ajuster à son enthousiasme péremptoire (si ça se trouve, c’est moi quand je suis avec d’autres). Poésie, thèse, LGBT. Nouveauté : le tarot, pas pour deviner, pour interpréter. Je pense à Llness. Il n’empêche : on cherche toutes. Le sujet de thèse a depuis la dernière fois changé ; le coming out, en réflexion dans la soupe miso, est passé avec le cidre (même si sa mère pense encore que ça lui passera). Et cette poétesse morte, pour qui elle se damnerait. H. est si universitaire. J’ai l’impression de revenir en arrière, à mes années littéraires, à des années lumières. (Déjeuner, déjeuner.)

Tout autre H., la semaine dernière. Aubergines alla parmigiana parce que je n’ai pas très faim, tiramisu au speculoos parce que tu vas voir, il est super léger. J’ai vu et H. m’a demandé de fermer les yeux. Quand j’ai eu l’autorisation de les rouvrir, il y avait une souris en tissu avec une écharpe et des jambes en tricot. J’ai eu 5 ans, évidemment ; j’ai parlé avec ma voix d’enfant, celle qui sort malgré moi quand on n’a plus grand-chose à se dire, mais pas envie de se l’avouer parce que reste l’envie d’être là. Masquer ça. (Ce n’était pas un dîner.)

 

La joie de Georges s’enflamma. C’était un homme extrêmement sentimental. Qu’est-ce qu’un homme sentimental ? Quelqu’un qui adore ne pas manger seul. Quand Georges songeait qu’il allait dîner avec Ann il en avait les larmes aux yeux. Même s’il ne pleurait pas en vérité il se disait : « Je mange avec elle. J’en ai les larmes aux yeux. »

Rodin, lorsque la sculpture surgit

À un extrémité, il y a la matière informe : le bloc de marbre ; à l’autre, la forme achevée de l’académisme. Quelque part entre les deux, l’œuvre de Rodin, qui n’aura de cesse de rétrocéder vers la matière. La finition académique efface la trace du surgissement ; il efface cet effacement, et le premier s’autorise à ne pas dégager entièrement ses sculptures de la matière dont elles procèdent. Les cheveux d’une naïade coulent dans le marbre. Les amants y fusionnent. Ses sculptures sont de moins en moins achevées, sans mains, sans bras, sans tête… qu’importe d’achever quand tout est déjà là, dans la tension d’un dos, dans l’affleurement d’un muscle, le mouvement déjà pris ? Le guide insiste en nous montrant une sculpture sans tête aux jambes écartées : le grumeleux du ventre a choqué autant sinon plus que la vulve exposée. 

Je n’ai pas réussi à en retrouver trace sur Wikipédia ou ailleurs (parce que j’ai mal compris ou que j’orthographie mal ?), mais on parlerait de morbides pour désigner ainsi en art la vie qui prend forme, indépendamment de toute fonction narrative. Un torse peut alors suffire ; ce n’est plus un bout de corps amputé de son histoire, d’un bras victorieux ou d’une tête songeuse, mais un tout qui déjà dit vivre (le guide est pour cette raison sceptique sur le rapprochement de Rodin et des sculpteurs expressionnistes : quoique déformés, les corps exposés sont effectivement entiers, engagés tout entier dans l’être, le cri ou le désespoir).

Guide génial* qui ne nous encombre pas de détails historiques et de genèse, mais navigue dans les salles du Grand Palais comme dans l’histoire de l’art. La position des jambes tendues l’une devant l’autre vient d’un modèle non professionnel, un paysan que Rodin a fait poser et qui, sans savoir comment se tenir, s’est spontanément tenu ainsi ; oui mais, l’intéressant est que Rodin a fait de cette position celle récurrente d’un homme qui marche, tout en sachant pertinemment que c’est anatomiquement faux, qu’à aucun moment de la marche on n’a les deux jambes tendues. Rodin récupère tout, reprend tout. Il ne casse d’ailleurs pas les moules qui garantissent un tirage en édition limité. Il reprend jusqu’à l’épure, jusqu’à ce que l’on voit le mouvement surgir de la matière, comme ces bonnes femmes-fées blanches qui surgissent de poteries en terre dans l’avant-dernière salle de l’exposition. Je ne les avais jamais vues ; je les adore ; la fée dégueule de la potiche, la potiche dégueule la fée, tube de dentifrice joyeusement pressé. En quelque sorte la version humoristique de sculptures autrement sensuelles. Le corps qui surgit du marbre sans s’en détacher, c’est l’érotisme d’une caresse qui n’abolit pas le corps, le parcourt sans cesse, sans le cerner ni s’en lasser. C’est là et ça échappe. Je voudrais parcourir les dos, sentir le chapelet de vertèbres sous ma main, les omoplates qui respirent, suivre en aveugle le braille des cheveux, la courbe d’une épaule, attraper les mains immenses et les masser, chaque phalange, doigts écartés, recommencer.

D’autres sculptures d’autres sculpteurs exposent l’héritage de Rodin. On trouve notamment plusieurs Giacometti, qui me fascinent surtout par l’admiration que Simone de Beauvoir leur manifeste dans ses lettres et mémoires, quand je ne vois rien dans ces grandes silhouettes fil de fer. Les silhouettes poursuivent l’épure, dans la position même du marcheur de Rodin, deux pieds-bots fichés, synthèse oxymorique mais nécessaire d’un mouvement statique, de ce qui persiste. Une ronde de trois silhouettes, trois ombres qui trônaient sur la porte de l’enfer. Les liens se tissent, l’histoire se fait, la forme se défait. Le guide rappelle que l’art est aussi le miroir d’une époque, et que l’informe est d’abord une réaction à l’art embrigadé, la dégénérescence revendiquée face au réalisme socialiste et à l’académisme aryen. On remonte alors à Rodin comme au point de bascule, entre l’académisme réifié qui ne parle plus et l’informe contemporain qui ne (me) parle pas (encore). Peut-être me parlera-t-il un jour. Dans la dernière salle, caverne d’Ali Baba selon le guide, dépotoir s’il n’avait été là, le guide me fait entendre des bruissements de ce fonds dont les artistes contemporains semblent ne plus rien vouloir faire émerger et dans lequel il nous faut plonger pour apprendre à distinguer en tâtonnant un étron pondu à l’aveugle du chaos d’un tas de ferraille d’où émerge une silhouette humaine (comme pour le tableau Désir de Magritte, on peut ne pas voir, mais on ne peut plus ne plus voir une fois qu’on a vu).

Paul Bernard-Nouraud. La mini-bio explique beaucoup de choses : le look école de commerce et la transversalité made in EHESS.

Patients

Grand corps malade et Medhi Idir réalisent avec Patients une comédie là où l’on aurait attendu un mélodrame. Le film commence en caméra subjective : des plafonds d’hôpitaux qui défilent, des masques chirurgicaux, des infirmières floues puis de moins en moins, jusqu’aux premiers mots, trois cents quatre-vingt quatre, hein, 384 ? 384 carrés dessinés par le quadrillage sur les néons. Le ton est donné – décalé. On suivra ainsi la rééducation de Ben, tétraplégique incomplet, aux milieux d’autres malchanceux qui s’en sortent diversement et, pour tenir, se balancent des vannes qui feraient scandale si elles étaient proférées par d’autres qu’eux. Rassuré, le spectateur rentre dans la confidence du rire… pour mieux se faire piéger lorsque, immanquablement, l’étau empathique se ressert et qu’il faut, après avoir appris à se servir d’un fauteuil adapté, d’une fourchette adaptée… adapter ses espoirs, c’est-à-dire renoncer, renoncer en masse sans se décourager de vivre. Un très beau film, l’air de rien, qui, sans jamais se départir de ses vannes-vitalité, ne nous épargne rien.

(C’était tout de même un peu étrange de suivre pendant près de deux heures le sosie du fils du big boss…)

Everyness

Moins construit que les autres, me fais-je la remarque pendant le spectacle. Ce n’est peut-être pas plus mal : plus lâche, c’est aussi plus poétique. Il n’y a pas vraiment de fil directeur dans Everyness ; tout gravite autour d’une immense boule blanche qui se gonfle et se dégonfle, parachute accroché au dos de Honji Wang, terre d’Atlas dos courbé, abdomen géant d’abeille, de reine qui écarte tout sur son passage, bulbe bizarre d’un Pokémon inédit ; et détaché : rocher qu’on câline comme une baleine échoué ; et dans les airs : boulet et coups de butoir sonores, ça vibre et ça vole, méthodiquement, pendule qui fascine, anarchiquement, prêt à vous bousculer. C’est une belle contrainte qui s’allume comme une idée, parfois fardeau, plus souvent oulipienne, lourde et légère à la fois, qui évacue l’insoutenable légèreté et ancre les corps là, sous elle, à côté d’elle, sur scène.

On retrouve les filins de Borderline dans quelques séquences, qui sont à la fois trop et trop peu ; l’essentiel est dans les duos, ceux de Monchichi mais sans le couple, duos recomposés, dissolus et persistant dans le groupe – des duos où l’on s’aime à mains nues. D’un même geste, la danseuse, le danseur prend appui et rejette l’autre. On est dans l’ambivalence la plus juste, à la fois dans le désir et la saturation de l’autre. Superbes manipulations. (Superbe Thierno Thioune.) Une femme s’accroche aux pieds d’un homme, entravé dans son avancée, et je me demande pourquoi c’est toujours la femme qui est éplorée : un homme s’accroche aux pieds d’une femme, et ce sont soudain des chaînes d’une violence inouïe, les mêmes pourtant. Féminin et masculin jamais reniés, d’une égale force. D’une même faiblesse humaine. Même tendresse, même cruauté chez la danseuse en robe à col Claudine (Johanna Faye ?), aux gestes plus secs que les autres ; même détresse et même insouciance chez Alexis Fernandez Ferrera qui promène ses dreadlocks et ses babillages de Robinson Crusoé comme s’il était dans un James Thierrée. Je suis étrangement émue lorsque le couple qu’il formait avec col Claudine se sépare et qu’il va causer à bâbord-jardin à la boule blanche baleine rocher, indifférent au nouveau couple qui se forme à tribord-cour. Ce n’est pas la vie, il n’y a rien là de symbolique, et ce sont moins des couples d’ailleurs que des intimités éphémères. Juste ça vit, ça danse, c’est énorme, un monde, une baudruche, peu importe : plaisir à voir l’écho d’un mouvement qui s’étire dans un autre, l’élasticité des corps, leur vitalité. C’est tout et c’est tout un, everything et everyness. Chacun comme il est. Honji Wang et Sébastien Ramirez (qui ne dansait pas cette fois-ci) d’une simplicité et d’une honnêteté dans leur danse qui confine au courage, toujours à chercher le juste et le plaisant, jamais l’effet – en toute simplicité.

L’Opéra vu de Bastille

On pourrait parler en long, en large et en travers des coulisses, des répétitions, des petites mains et des mille métiers qui fourmillent dans le paquebot Bastille, on n’aurait encore rien dit du documentaire de Jean-Stéphane Bron. Préciser le mode opératoire ne suffit pas non plus : l’absence de voix off et d’interview directe ne font pas de L’Opéra un pendant à La Danse, documentaire au titre tout aussi nu de Frederick Wiseman. Celui-ci réfléchit dans la contemplation, celui-là dans l’effervescence…

Même si le calme le plus profond émane de certaines scènes (vue de Paris de nuit depuis le bureau du directeur, regard à travers la fenêtre pendant une leçon de chant…), le rythme du montage ne vous laisse pas le temps de lambiner : c’est qu’il y a toujours une nouvelle personne à suivre, une retouche costume ou maquillage à faire, une mesure à retravailler, un chanteur à remplacer à deux jours de la représentation, des négociations à mener pour faire retirer un préavis de grève, tous en scène dans cinq minutes. Le réalisateur abandonne les uns et les autres sans temps mort ni pitié (tel ce chanteur wagnérien effectuant un remplaçant au pied levé, qu’on ne reverra plus après que son collègue l’a encouragé, ça ne dure *que* six heures), tout en restant fidèle à quelques figures-fil rouges : le directeur pour l’importance des discussions qui ont lieu dans son bureau (je retrouve l’ambiance de certains documentaires politiques visionnés avec Palpatine)(et la vue de ce bureau, bordel, à vous donner des envies de pouvoir), mais aussi et surtout un jeune chanteur russe tout juste engagé dans l’académie lyrique, aux mines tout bonnement impayables.

Les cadrages sont hyper intelligents – souvent tronqués. Au lieu de filmer les coulisses depuis la salle, c’est-à-dire depuis le point de vue d’un spectateur curieux de ce qui lui est dérobé, qui s’introduirait dans l’envers du décor, Jean-Stéphane Bron filme depuis les coulisses, depuis le point de vue de ceux pour qui l’envers est l’endroit où ils travaillent, où tout se joue et se répète. Le point aveugle est déplacé : c’est la salle qu’on entend seulement, devant laquelle salue une chanteuse, ou le journaliste invisible qui interviewe un chanteur venant d’interrompre sa discussion avec l’apprenti qui continue à l’observer à distance (he’s not an admirer, he’s a signer, précise-t-il, très classe, au journaliste).

Il y a aussi ce plan inénarrable faisant flotter du Schönberg au-dessus d’une bouse de vache un peu trop bien imitée pour une mise en scène. Zoom out : nous sommes dans le box d’un taureau qui fera de la figuration dans Moïse et Aaron et que l’on saoule de Schönberg pour l’habituer. Easyrider (car tel est le nom du taureau) constitue une running joke qui relègue le banc de Millepied aux oubliettes (souvenez-vous de La Relève). Toute la salle a ri lors du zoom out. Et pas qu’à ce moment : L’Opéra est un documentaire qui a de l’humour. Stéphane Bron sait capter et mettre en scène les contrastes et points de friction qui rendent son film si savoureux : la mécène plus-grande-bourgeoise-tu-meurs élue grand-mère musicale par les enfants de dix mois d’école et d’opéra ; la régie qui chantonne comme si elle était en voiture ; les quiproquos de l’apprenti qui maîtrise le chant mais pas du tout la langue et ses yeux qui s’écarquillent quand il comprend que l’amphithéâtre ne comporte pas 100 mais 500 places, juste après avoir ironisé que Gott himself venait les écouter ; ou encore cette scène truculente où Philippe Jordan reprend la prononciation d’un chanteur sur une Wurst.

L’Opéra est une vraie tour de Babel : on confirme en allemand au chanteur russe qu’il est engagé, celui-ci finit en anglais les phrases qu’il baragouine en français, tandis que le directeur félicite une chanteuse en italien. Parfois aussi, tout le monde parle français et c’est du chinois : une partie du chœur refuse ainsi de se plier aux demandes du metteur en scène (pas délirantes pour une fois : chanter en diagonale plutôt qu’en carré)(je ne sais pas si c’est le Français ou l’artiste qui est le plus difficile à manager) ; les syndicats et les contraintes budgétaires s’agitent à tue-tête dans le bureau du directeur ; et l’adjoint accuse un métro de retard lors de la préparation de la conférence de presse :

– …insister sur nos spécificités… notre propre compagnie de danse, l’une des meilleures du monde, la meilleure…
– Non, ça, on ne dit plus.
– Ah bon ?
– Non.

L’humour vient aussi de ce que Stéphane Bron appuie là où ça fait mal – et le fait avec élégance : pas de remarque, on passe, on passe, ça enchaîne, on est déjà passé à autre chose. Il n’empêche, pour le balletomane qui a suivi l’Opéra sur Twitter ces dernières années, ce passage est juste ÉNORME. Deux minutes après le début du film, Palpatine et moi sommes donc en train de nous étrangler de rire. Le reste de la salle n’est pas plus sage, seulement moins balletomane (indice : ça s’effarouche des pieds d’une danseuse lorsqu’elle enlève ses pointes) : tout le monde approuve-grommelle lorsque le directeur souligne que le prix des billets est trop élevé. On est content qu’ils aient remarqué le problème. Mais silence à entendre les mouches voler lorsque le directeur ouvre le brainstorming sur comment résoudre ce « problème insoluble » (commencer par arrêter d’embaucher un vrai taureau et son éleveur, à tout hasard ?)(baisser les prix des soirées moins bankables pour assurer le remplissage et éviter de brader les places ?)(proposer des snacks abordables à l’entracte comme à Covent Garden pour que tout le monde en achète ?)(je ne suis plus jeune à partir de cette année ; j’ai plein d’idées).

Contrairement à ce que j’ai pu lire sur Twitter, la danse n’est pas absente du documentaire, seulement en retrait parce que moins parlante. Jean-Stéphane Bron n’est manifestement pas dans son élément : la grâce du mouvement ne se prête pas aux contrastes dont il est friand et dont il joue par ailleurs de manière brillante. Les seules oppositions qu’il met en scène relèvent de l’opposition entre la scène et le hors-scène, entre l’apparente absence d’effort et la douleur qu’elle peut cacher : ce sont des pieds abimés sous des chaussons de satins, c’est Fanny Gorse qui halète et s’allonge en sortant de scène… plans éculés, encore et toujours le rose et le noir. Peu à l’aise avec la danse, le réalisateur l’est davantage avec le ballet, comme corps de métier (défilé, cygnes, ombres… les tutus blancs se suivent et ne se ressemblent pas) et comme entité à manager (Benjamin Millepied en répétition puis devant les danseurs auxquels il annonce son départ). Rien de bien nouveau, il est vrai ; on aurait tort cependant d’en faire grief au réalisateur : non seulement le ballet a eu ses documentaires dédiés, mais celui-ci montre par leur juxtaposition l’étanchéité des mondes lyriques et chorégraphiques, qui ne se parlent pas, ne se voient pas, tel Stéphane Lissner qui, songeur, traverse la scène sans un regard pour Amandine Albisson, qui répète seule quelques pas de La Bayadère en attendant le lever du rideau.

Bonus balletomane : les balletomanes anonymes auront reconnu @dansesplume en gros plan flou lors de la conférence de presse… ^^

En bref : allez voir ce documentaire au ton truculent tant qu’il est à l’affiche !