Cunningham / Forsythe

Forsythe, ça se mérite. Pour vérifier que vous êtes vraiment motivé, l’Opéra a programmé avant un Cunningham de 48 minutes. Je me suis étranglée en découvrant la durée de la pièce sur le programme : ce que je pensais un « petit » Cunningham constituait la première partie de soirée. Heureusement, grâce à Pink Lady, j’étais très bien installée dans mon fauteuil de premier rang de troisièmes loges. De quoi re-tenter l’affaire cunninghamienne dans de bonnes conditions. Sait-on jamais, c’est peut-être comme les courgettes, cela finira peut-être par passer.

Walkaround time n’est pas si pire pour un Cunningham ; je veux dire, y’a des contacts physiques entre les danseurs, come on, trop l’éclate. Sur des bruits de pas dans des graviers, les neuf danseurs évoluent (walk) autour (around) de blocs en plastique transparents sur lesquels sont dessinés divers schémas géométriques. Évidemment, ils sont habillés en couleur uniforme vieillotte de la tête aux pieds (pas d’académique, cela dit, mais collants et justaucorps assorti pour les filles, collants et T-shirt pour les garçons)(comme toujours, c’est la plus gracile qui se coltine le jaune), évidemment il y a des sauts de grenouille avec accent sur la réception (mais aussi en arabesque, c’te nouveauté délirante), évidemment un danseur reste parfois planté en retiré comme un flamand rose, et évidemment tout le monde fait la gueule de mannequins à un défilé de mode. Cunningham, c’est quand même le seul chorégraphe qui vous donne une idée de la tête que peut faire Amélie Johannidès sur son passeport. Compte tenu de ce que cette danseuse est la joie de vivre incarnée, la performance mérite d’être saluée.

Comme souvent, l’intérêt est réveillé par ce qui excède la chorégraphie : un regard un peu trop vif, un poignet un peu trop souple, le vivant se glisse sous la géométrie, la déborde. Cunningham devait en être conscient, car il insère en plein milieu un intermède où la chorégraphie s’arrête et le mouvement commence : les danseurs prennent leur pause sur scène, avec leurs vêtements d’échauffement, répètent des phrases chorégraphiques plus classiques, des acrobaties plus hip-hop et causent avec le DJ. Parce que la bande-son ne pouvait pas être enregistrée, voyez-vous. Les bruitages doivent être mixés en direct. Je n’ai pas réussi à savoir si la gestuelle du DJ faisait également partie de la chorégraphie ou s’il avait véritablement le groove à balancer des bribes de discours scientifico-poétiques sur une « mécanique célibataire ». Dans cet érotique raté de la géométrie, j’entrevois la fascination des pistons, l’hypnose de la mécanique*. Force est d’avouer que mon ennui n’en est pas vraiment – plutôt une suspension de l’attente, de l’attention. J’observe les aléas de la chorégraphie sans en être affectée. Ça ou autre chose, c’est du pareil au même. Peut-être que c’est ici que se joue Cunningham, dans cette méditation sans objet. L’ataraxie chorégraphique ? J’ai du mal cependant à associer cette absence de tension à un idéal artistique. Car enfin, c’est reposant mais cela ne vit pas. Ce n’est pas Pink Lady qui me contredira, sur laquelle l’hypnose a trop bien fonctionné et qui n’a même pas été réveillée par les embardées de la sono.

Si contradiction il y a, elle viendrait plutôt de la gamine derrière nous, qui nous a aspergées d’un waou dès le premier porté et a répété ensuite à plusieurs reprises la classe. J’ai souri avec attendrissement et un soupçon de condescendance la première fois. Elle l’a redit lorsque les danseurs ont déplacé les blocs en plastique : j’ai vu leur lumière de glaçons ; je me suis souvenue de la fascination exercée par cette œuvre exposée au MoMA, un coffret de glaçons entretenant je ne sais plus quel rapport de légende avec la Taglioni. Encore la classe et trop la classe, alors que je ne voyais rien. Je n’ai pas osé lui demander à l’entracte ce qui lui plaisait tant là-dedans, parce qu’on n’est pas sérieux quand on a sept ans ; c’est con, la réponse à la vie, l’univers et le reste était peut-être juste derrière moi.

Trio de William Forsythe après l’entracte. On respire, ça respire, le vivant reprend ses droits, même si c’est toujours un peu barré. Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti, en avant-scène, soulèvent leurs T-shirt bariolés et encadrent de leurs doigts des parties de leur corps comme des pointillés découperaient la côte et le jarret de porc. Le geste rappelle à la fois l’enfant qui montre où il s’est fait mal, le chirurgien esthétique qui définit la zone à reprendre et même, dans le cas d’Éléonore Guérineau qui s’agrippe le poignet pour nous exhiber son avant-bras, la diseuse de bonne aventure. Tenez, voyez, regardez. Beaucoup de coude et de genou : il faut que cela s’articule. Les danseurs se cherchent des poux, (s’)attrapent et (s’)écartent, montre voir ton avant-bras, je te donne ma jambe, l’autre n’en veut pas, la refile au troisième, mais ce n’est pas non plus ce qu’il cherche, ce n’est pas ce qu’il trouve. Éléonore Guérineau est là d’une densité parfaite, terre-à-terre et intense, juste ce qu’il faut pour communiquer l’humour du chorégraphe sans faire rire. Et je me dis que c’est ça, au-delà de toute gestuelle qui fait que Merce Cunningham lasse et que William Forsythe excite : l’humour ou son absence, par-delà le sérieux de la mécanique.

C’est bien beau, de chorégraphier que la vie n’a aucun sens, mon cher Merce, mais ça l’est bien davantage d’en profiter. Dans Herman Scherman, comme dans Walkaround time, ça déboule de nulle part pour n’aller nulle part, mais on y prend beaucoup plus de plaisir. Alors qu’avec Merce Cunningham, on vise le terme (la position finale en guise de mouvement et du coup… la fin de la pièce), William Forsythe explore l’entre, l’entre deux positions qui s’effacent au profit du déplacement, de l’étirement, du jeu… de la danse quoi ! Facétie pour cinq danseurs, donc. Dont la silhouette élastique et acérée de Sébastien Bertaud. Puis l’on change de cast et de tonalité, avec un superbe pas de deux entre Eléonora Abbagnato et François Alu. La première a perdu de sa superbe, mais peut-être moins de majesté que d’orgueil, finalement, ce qui est réjouissant. Le second, dont je ne suis pas une inconditionnelle, m’a  beaucoup plu ici par la densité qu’il manifeste, la place qu’il se taille dans le geste sans le brusquer… c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il revienne torse nu en jupette jaune fluo assortie à sa partenaire (je ne suis pas très péplum). Fin du lyrisme, mais fin en fanfare. Sacré Bill !

Gala des écoles de danse

Ne soupçonnant pas que le gala des écoles de danse en rassemblerait autant dans un programme aussi varié, je n’avais pas pris de place. Heureusement, à l’instant où j’apprenais qu’il n’y aurait pas de Pass, gala oblige (lol), une spectatrice s’est offerte de me revendre sa seconde place.

Quoiqu’il fasse la part un peu trop belle à l’Opéra de Paris eut égard à ses invités*, le programme est bien conçu : les extraits très classiques alternent avec d’autres plus modernes, limitant autant que faire se peut la comparaison. Entendons-nous bien : comparer est ce qui fait tout le sel d’une soirée de ce genre, et la motive. Mais il est humain que, dans l’effort de différenciation par lequel on tente de cerner la spécificité artistique de chacun, on soit tenté de placer nos chouchous au sommet d’un hiérarchie qui égare l’appréciation dans le jugement. Aussi, si par mégarde j’émettais des critiques envers les danseurs de cette soirée, je vous serais gré de bien vouloir les rapporter à l’école dont ils procèdent, car mon intention n’est pas de juger de jeunes gens encore en formation, seulement les choix artistiques et pédagogiques que leur prestation semblent manifester. 

L’école de l’Opéra de Paris a repris le programme de son spectacle et ouvert le bal avec le troisième acte de Raymonda, un choix qui résume somme toute assez bien la gloire et les limites de l’école française : la pompe est là, on est ébahi par les alignements impeccables des tout jeunes danseurs, admiratif de la propreté et du placement des solistes à peine plus âgés, mais… mais on s’ennuie ferme. Non seulement les danseurs sont trop jeunes pour insuffler à ce ballet la dose de sensualité qui le sauve de la gloriole (même si Margaux Gaudy-Talazc ne ménage pas ses paumes dans la variation de la claque), mais la justesse des poses et positions se fait au détriment de la danse, reléguée dans les mouvements de poignets de la soliste, où seul cela respire.

L’arrivée de la John Cranko Shchule rattachée au ballet de Stuttgart fait l’effet d’un électro-choc. Torses nus, chaînes argentées lâchement attachées aux pantalons noirs : les punks débarquent au milieu des tutus. Avant même que je vérifie le nom du chorégraphe, cela crie Mopey ! Friedemann Vogel ! dans mon esprit. A spell on you est bien une pièce de Marco Goecke ; j’élargis avec lui mon vocabulaire du pioupiou au rapace. Les quatre danseurs maîtrisent tous la gestuelle du chorégraphe, mais celui qui ouvre seul la pièce (Riku Ota ? Navrin Tumbull ?) est proprement électrisant : gestes acérés malgré la rapidité de leur répétition, présence impressionnante. Je me demande soudain ce que je fais à Paris. Forte envie d’émigrer en Allemagne…

… ou peut-être à Londres, finalement. Accompagnée par Harris Bell, Hang Yu nous offre le plus beau moment de la soirée avec Concerto pas de deux de MacMillan sur la musique de Chostakovitch. J’oublie qu’il s’agit d’élèves, j’oublie mon indulgence, je suis juste subjuguée par la danseuse, suspendue à ses gestes comme on le serait à des lèvres. La chorégraphie se déploie avec son buste qui s’incline et se cambre au-dessus de ses jambes en quatrième, sur pointes, de profil. Éblouissement orange. Le Royal Ballet tient là sa future Sarah Lamb.

La San Francisco Ballet School poursuit l’illustration et la défense des danseurs anglo-saxons. Là encore, les danseurs paraissent un peu plus âgés qu’en début de soirée : est-ce ce qui fait la différence ? À l’aise dans le style néoclassique straightforward décomplexé qui constitue le socle de leur répertoire, ils sont prêts à intégrer la compagnie (on a d’ailleurs plus l’impression d’une compagnie junior que d’une école).

La Ballettschule des Hamburg Ballett est clairement un cran en-dessous : la technique est moins raffinée, et les corps, plus adolescents, encore un peu patauds. Mais… mais on s’en fout pas mal, parce que ça danse (Bach suite 2, de Neumeier). À tout prendre, je préfère largement voir danser ces jeunes artistes épanouis que nos danseurs un peu trop proprets pour ne pas paraître guindés. Lors du défilé final, il faut voir leur sourire qui s’élargit lorsque le public, après quelques secondes à se demander pourquoi ces élèves n’ont pas les mêmes corps et les mêmes justaucorps que les autres divisions, les reconnaît soudain et redouble d’applaudissements…

L’académie Vaganova rouvre le bal après l’entracte avec le pas de deux du cygne noir (c’est un gala ou bien ?). Je m’attends à voir débarquer une longue liane gracile et un grand dadais. Eleonora Sevenard et Egor Gerashchenko, bardés de muscles, me poussent à vérifier : non, non, ils sont bien de l’académie Vaganova, pas de l’école du Bolchoï. Ils envoient du lourd. Vraiment lourd. Pour tout dire, c’est assez moche. Les pas de liaison n’existent plus, la musicalité est bombardée, les fouettés entrecoupés de tours à la seconde bras en l’air (hop, sans les mains) : la machine de guerre est lancée sur Garnier, détruisant tout cliché de lyrisme éthéré sur son passage. Efficacité soviétique. Y’a pas à dire, les Russes savent se faire applaudir.

Retour en terres apaisées avec un joli trio canadien, dans des extraits de Chalkboard memories, une chorégraphie sans grande spécificité (ou qu’il aurait fallu voir en entier ?). Les artistes en herbe poussent décidément partout.

Les élèves de la Royal Danish Ballet School se font les dignes représentants du style Bournonville, dans un pas de quatre tiré d’Abdallah (jamais entendu parler). Les trois filles, aux lignes plus Opéra de Paris que l’Opéra de Paris, ne sont pas parachutées dans une technique que des muscles étirés au point d’être invisibles rendent impossible ; tout est ici adapté, harmonieux, mesuré (sans pour autant être facile ; la petite batterie, notamment est redoutable). Les pas de liaisons cessent d’être négligeables ; cela danse, délicat. C’est suranné, peut-être, mais plus vivant que notre pompe parisienne, tout en lui étant le plus apparenté (on remarque d’ailleurs la proximité des écoles lors du défilé final : les élèves danois sont les seuls invités à défiler avec les bras à la seconde, comme leurs hôtes). 

L’école de l’Opéra de Paris ferme le gala qu’elle a ouvert avec The Vertiginous Thrill of Exactitude. C’est évidemment moins piquant que par leurs aînés, mais cela danse, enfin l’honneur est sauf. Je cherche des yeux Bianca Scudamore, louée par le tout-Twitter balletomane, et trouve sans peine la jeune danseuse mi-Ida Viikinkoski mi-Léonore Baulac (la prochaine décennie de l’Opéra sera blonde). Quitte à passer pour une rabat-joie, cependant, je noterai qu’elle ressort d’autant plus que tous semblent avoir été formés pour tenir les rangs. Comme ailleurs, on trouve à l’école de danse de l’Opéra de jeunes artistes prometteurs, mais ils semblent ici avoir moins été formés comme tels qu’être passés à travers les mailles du formatage. Prophétie autoréalisatrice confortant la hiérarchie « naturelle » : parce que les futures étoiles le sont déjà en puissance et émergeront conformément à leur essence, on forme surtout au corps de ballet… s’assurant par là qu’il n’advienne pas de surprise ; seuls les plus pugnaces déjà repérés seront équipés pour monter jusqu’au sommet. Une tout autre impression** émane de la plupart des écoles invitées où, manifestement, on ne naît pas étoile, on le devient. Mais est-ce bien surprenant ? Toute république qu’elle est, notre nation, lorsqu’il est question de ballet, revient à ce qui a fait son berceau : la danse y demeure quelque part de droit divin… Reste à savoir si cela n’est pas quelque peu anachronique dans un « gala des écoles de danse du XXIe siècle« . Avec en filigrane, la question de savoir ce qu’est, ce que devient le style français, et comment on préserve un héritage tout en faisant évoluer les mentalités et l’enseignement qui en sont les gardiens…

* à moins que chaque école rende la pareille et fasse de même ?
** impression, parce que cela reste à relativiser : chaque école a probablement (sûrement) envoyé ses artistes les plus prometteurs et (peut-être) gardé ses bataillons de corps de ballet…

Syndrome de Stockholm chez Disney

Emma Watson n’est jamais aussi piquante qu’en bookworm. Aussi est-ce un plaisir de la retrouver dans La Belle et la Bête. C’est même le principal intérêt du film, globalement un décalque du dessin animé, dont il conserve les numéros musicaux (parce qu’en plus, Emma Watson chante ; et oui, juste, bande de jaloux ; elle a même une voix fort agréable).

Seul ajout notable, un voyage dans le temps et l’espace jusqu’à Paris lors de la naissance de Belle, pour lever le soupçon d’une faute originelle : non, sa mère n’est pas morte en couches, comme on pourrait le croire, mais de la peste. Soit. Notre héroïne est prête pour une élection présidentielle, mais cette entreprise de blanchiment d’origine me dérange un peu, je dois l’avouer. Pour compenser, le casting comprend davantage d’acteurs et d’actrices noirs que dans le dessin animé (il en comprend, quoi). À la surprise d’en éprouver, on se dit qu’il était temps, effectivement (et pas d’effet Benetton – car absence de tout autre nuance ethnique ?).

La nature humaine est en tous cas mieux représentée que la nature tout court, totalement remodelée en images de synthèse : est-ce pour opérer une meilleure transition avec les scènes d’intérieur pleines d’effets spéciaux ou est-on devenu à ce point incapable d’apprécier ce qui n’est pas synthétisé ? Comme d’habitude, déception de voir la Bête, Lumière, Big Ben et compagnie perdre vie en reprenant corps… Il est décidément difficile de renoncer à la magie.

Planquée avec Pink Lady sous ma veste en polaire reconvertie en couverture contre la climatisation exagérée de l’UGC, j’ai en tous cas passé une excellente soirée pyjama en habits de ville.

Coquille poétique-robotique

J’ai étonnamment bien suivi l’adaptation cinématographique de Ghost in the Shell. Doublement : il n’y a pas eu de moment, comme si souvent, où je ne comprends plus rien qui a commandité le meurtre de qui, ni pourquoi ; et c’est suspect par rapport à l’animé*. Je ne me souvenais plus de l’histoire, mais très bien du flottement perplexe et poétique dans lequel je l’ai reçue. Sauf dans la scène de plongée sous-marine, plus d’onirisme contemplatif, fondu-disparu dans les codes du film d’action et ses ralentis de tir. Tout se comprend trop bien ; Palpatine qui a le chef-d’œuvre bien en tête désigne l’épisode de prequel, qui explique de quel corps vient l’esprit de l’héroïne que des savants ont transféré dans une carcasse de robot. Se manifeste ici une tendance arachnéenne à combler tous les coins (lecteurs de Kundera, cette métaphore vous est dédiée), à circonscrire le mystère, qui en devient plus consommable : pas de ballonnements intestinaux, pas d’irrésolu qui pourrait hanter ; les questions sont ravalées au rang de thématiques.

Au premier rang desquelles le lien entre corps et esprit. Se définit-on plus par le corps ? par l’esprit ? par nos souvenirs (assimilés au corps en ce qu’ils s’héritent) ? par nos actions (décidées par l’esprit) ? Malgré mes objections muettes étayées à coup de Memento**, l’adaptation penche très clairement du côté de l’action et de l’esprit, dans un élan de Lumières (occidentales ?) qui confine à la négation du corps (chrétien ?). Jusqu’à modifier la fin du film, souligne Palpatine : dans l’animé, l’héroïne disparaît dans un au-delà désincarné, comme Scarlett Johansson dans Her et Lucy ; dans le film, elle refuse cette mort-échappée-transfiguration et reste, est-il dit, pour faire justice… trahissant par là notre rapport ambivalent au corps. D’un côté, on sur-valorise notre enveloppe extérieure (la carcasse robotique) ; de l’autre, on refuse d’être au monde incarné (le coquillage poétique), c’est-à-dire de mourir, c’est-à-dire de vivre. Et de glorifier-rêver un esprit indépendant qui pourrait nous survivre. Alors que l’animé distillait une certaine nostalgie pour ce fantasme perçu comme sclérosant, le film s’y engouffre avec l’énergie du désespoir, piétinant toute aspiration de sagesse et de sensualité***.

S’y ajoute un léger malaise dû au casting : d’abord parce qu’il suggère qu’un corps est par défaut un corps occidental blanc (nous sommes dans une firme robotique japonaise, pour rappel)(et un système hollywoodien, donc pas vraiment étonnant), et parce que Scarlett Johansson se retrouve une fois de plus à jouer une femme-robot. Certes, on voit bien en quoi sa sensualité est un atout pour le réalisateur : même avec une démarche mécanique, même en revêtant un masque de non-expression, l’actrice transpire l’humanité par tous les pores de la peau. Mais l’insistance avec laquelle on la désincarne de film en film me donne la désagréable impression que l’on cherche à évacuer un corps par trop envahissant, trop humain… trop incarné. Si encore elle n’était que pur corps, sans regard, sans expression, un corps bête, enfin…  Mais non, la pensée est toujours chez cette actrice incarnée et sa présence achève de mettre en lumière les impensés de l’adaptation, qui transplante un ghost nippon dans un shell occidental sans s’apercevoir que s’opère un changement de sensibilité, avec notre ambivalence fondamentale d’Occidentaux incapables de penser autrement qu’en terme de corps et d’esprit… nous rendant par là-même incapables d’appréhender la mort autrement qu’en la refoulant. D’un côté ce qui vit : l’esprit ; de l’autre ce qui meurt : le corps ; rien d’incarné qui vivrait parce qu’il se meurt et se recompose à chaque instant. Mais plus de cela lorsque je vous parlerai de mes lectures de François Jullien.

* Pour corser le tout, l’animé est multiple et les différentes occurrences proviennent elles-mêmes d’un manga papier… peut-être suis-je partie en live un peu vite…

** Dans ce film de Nolan, un homme qui n’a plus de mémoire qu’à court terme se tatoue sur le corps les indices par lesquels il espère venger la mort de sa femme… et se fait rouler propre avec le spectateur : la surface scriptible de l’épiderme ne saurait se substituer à la mémoire profonde du corps-esprit. Ne pas se laisser définir par son passé, c’est bien (surtout si ça nous épargne Zola) ; agir en le connaissant (son passé, pas Zola), c’est mieux.

*** La question m’a taraudée pendant tout le film : l’héroïne mi-humaine mi-robot pouvait-elle sentir (dans le délire technologique, on pourrait très bien imaginer des capteurs sensitifs, qui envoyés au cerveau simuleraient des sensations) ? Il semblerait logique que non, et que ce soit à partir de là qu’elle n’a plus sa place dans le monde, parce qu’elle n’est plus incarnée.

Budapest, approche gourmande

 

Infographie gâteaux hongrois

 

Last but not least : le miam, messieurs dames. Peut-on goûter une ville sans goûter ses spécialités ?

Je m’attendais à une nourriture très roborative, mais le bobo a manifestement fait son œuvre (visible dans les nombreux coffee shops design de la ville) et j’ai déniché dès le premier soir un restaurant qui proposait du poisson au quinoa. La viande ne me dit plus rien depuis des mois, aussi n’ai-je pas goûté le goulasch. Je veux bien croire pourtant que les Hongrois s’illustrent dans la catégorie des plats flottants, car j’ai mangé la meilleure soupe au potiron de ma vie – enfin pas une soupe : un consommé de potiron, parfumé d’herbes, avec un filet d’huile d’olive, un soupçon de paprika et des pignons de pins en guise de croûtons. J’aurais volontiers échangé le plat qui suivait avec le reste de la marmite !

Voilà pour le salé : ma découverte gustative de la ville est essentiellement passée par le sucré… étrangement peu riche en sucre. En témoigne cette étonnante coupe glacée à la butternut et aux graines de courge, qui a fait un excellent dîner :

 

 

Les pâtisseries qui, de visu, m’ont rappelé les Nuss-et-autres-torte berlinoises, se sont révélée en bouche beaucoup moins crémeuses que leurs homologues allemandes. La Dobos torte (ou torta, en hongrois) serait même plutôt légère… et partant, un peu insipide, il faut bien l’avouer.

 

 

Cette déconvenue-découverte a réveillée ma curiosité pour le krémes, gâteau de crème vanille dont les photos dans le guide me dégoûtaient pourtant vaguement. Alléchée par la crème de marron que le Duna Park y a ajouté dans une version surplombée de chantilly plutôt que de pâtes feuilletée, j’ai tenté. Surprise : la crème de marron n’est vraiment, vraiment pas terrible, mais la crème vanille est incroyablement légère, presque une mousse ; cela s’avale comme un rien. C’est-à-dire si l’on n’a pas déjà mangé d’autres pâtisseries. Après la moitié de Dobos torte et de flödni, finir le krémes me fait sentir tel le sumo accomplissant sa tâche sacrée. J’ai tout avalé et me suis beaucoup amusée de ce cube bloblotant, un vrai gâteau de dessin animé.

 

 

(Après mûre réflexion, je pense qu’il s’agissait davantage d’un bouing-bouing que d’un douing-douing. J’attends confirmation de Klari, doublement qualifiée en la matière de spécialiste onomatopéique ET hongroise.)

 

Tout cela est bien et beau, mais dans cette orgie de trois pâtisseries au Duna Park, le gâteau qui a remporté tous nos suffrages (Mum et moi, je ne parle pas encore au nous de majesté) est le flödni, pâtisserie juive hongroise si j’ai bien compris. Contrairement à la très chic Dobos torte, les couches ne sont pas là pour en mettre plein la vue : c’est plein de saveurs différentes pour les papilles… et bien étouffe-chrétien comme j’aime. Nous en avons re-goûté chez Fröhlich : la couche de noix manquait un peu de texture, mais celle de pavot était plus fine et moins brique-qui-vous-tombe-dans-l’estomac. J’ai en effet découvert que le pavot, spécialité locale comme la cannelle peut l’être aux États-Unis, n’est pas de tout repos digestif (je comprends mieux pourquoi le sandwich gruyère-crudité de la boulangerie près du boulot me cale si bien ; moins pour la garniture, paradoxalement, que pour les graines sur le pain).

 

 

Pavot aussi pour mon premier rétes, que l’on rencontre en anglais sous le nom de strudel mais qui diffère de son homonyme viennois : non seulement il peut être fourré à bien d’autres choses qu’à la pomme (pavot, noix, abricot, griottes, griotte-pavot, cottage cheese, cottage cheese-abricot…), mais la pâte est beaucoup plus fine. La guide de Buda nous expliquait que cette finesse est longue à obtenir – tant et si bien qu’en hongrois, pour dire que quelque chose prend du temps, on dit que c’est long comme un strudel.

 

 

Bis repetita placent. Nous avons racheté des rétes au grand marche des halles. Le pomme-cannelle était bon, ainsi que l’on pouvait s’y attendre, mais le cottage-cheese-abricot, ça alors, j’ai mordu dedans et je me suis retrouvée à Sanary, sur le port à l’époque des chichis. Le mélange huile-fleur-d’oranger-en-petite-quantité m’a transportée avant même que j’ai pu l’identifier.

 

 

Pour finir ce marathon gustatif, il fallait goûter au chimney cake (en anglais pour le plaisir Mary Poppins associé), déniché dans un chalet forain sur le toit de Budapest (le mont Géllert, avec la statue de la libération). C’est croustillant à l’intérieur, moelleux à l’intérieur…

 

 

… et encore une fois, très ludique.

 

 

Vous voyez mieux Budapest ?