J’ai failli ne pas lire La vie gourmande d’Aurélia Aurita : j’ai cru l’avoir déjà lue et en fait non, je confondais avec Comme un chef. Aurélia Aurita emploie le même principe de monde en noir et blanc, d’où les saveurs surgissent en couleurs — cette fois-ci non plus au service d’une biographie, mais d’un nouveau volet de sa production autobiographique.
Le récit, un peu déstructuré, commence au moment où elle répond à une commande du chef de Comme un chef (d’où l’air de déjà vu) et finit par évoquer son cancer, en passant par tout un tas d’épisodes culinaires et amoureux qui l’ont complètement enseveli dans ma mémoire. Si je n’avais pas pris en photo une planche ironique sur l’atelier « bien-être » dédié à des femmes cancéreuses sponsorisé par des grandes marques de cosmétique, j’aurais carrément zappé l’épisode. J’ai surtout été marquée par ce que je connaissais déjà d’Aurélia Aurita et qui me plaît dans ses bande-dessinées : la gourmandise avec laquelle elle parle de sexe, et l’enthousiasme avec lequel elle parle de bouffe.
Case suivante : « Ce soir, l’amour a un goût de bisque de homard. »Je crois me souvenir de ce souvenir déjà narré dans ses chroniques japonaises…
Bonus pour le récit de sa rencontre et de son amitié avec Mona Chollet, mais noooon ?! entre petit pincement de jalousie, incrédulité de voir mes mondes entrer en collision et joie du cross-over :
C’est amusant, on ne sait jamais quel détail d’une lecture viendra se rappeler à nous dans un contexte qui n’a rien à voir. Il y a peu, alors que le boyfriend se réjouissait que je n’ai pas senti l’ail dans le plat qu’il contribuait néanmoins à équilibrer, j’ai repensé à ce passage de La Vie gourmande dont je n’avais pas même cherché à garder une trace, où Aurélia et une amie dégustent dans un étoilé un plat où le chef a inséré une pointe infinitésimale d’une substance qui, en plus grande quantité, agirait comme poison. Sur le moment, j’ai trouvé ça complètement con. J’y ai repensé aujourd’hui encore en testant une recette de risotto de coquillettes et petits pois au fromage ail et fines herbes, qui m’attirait inexplicablement dans ce bouquin alors que je n’aime toujours pas l’ail. Il faut croire qu’un goût peu aimable excite les papilles et qu’on en a parfois autant besoin que le réconfort procuré par, par exemple, le chocolat aux amandes que je boulote en rédigeant ce paragraphe. En écho me revient l’anecdote d’un programmateur musical ou d’un critique, je ne sais plus, qui se demandait si, vraiment, la vieille bourgeoise qui s’indignait d’un morceau contemporain n’en avait pas davantage profité que le Mozart sur lequel elle avait roupillé…
C’était le grand silence dans ma tête.
Et là j’ai compris : c’est pas que j’arrivais plus à réflechir
c’est qu’il y avait une idée qui tournait en boucle, et que je voulais pas écouter.
Cette idée, c’était : m’enfuir.
Tout laisser, tout ce poids.
Toutes ces choses auxquelles je ne pouvais rien.
Les laisser là derrière et faire mes propres choix, mes propres pas.
Peu d’attrait pour le trait, mais les couleurs le débordent, et chaudes se mettent à jurer sur les froides, flamboient de leur propre chef, comme si tout était illuminé par un feu secret, intérieur ou hors-champ qui menace d’embraser le reste. J’ai trouvé ça particulièrement réussi dans cette séquence où les draps mis à sécher deviennent des flammes (attention spoiler) :
Le feu est loin de n’être qu’une métaphore passionnelle dans ce récit porté par l’envie de tout cramer. L’ambivalence du feu qui purifie et détruit se retrouve dans la relation entre les deux personnages : fascination libératrice ? influence malsaine ? Impossible de dire si l’héroïne se trouve ou se perd. Sans doute les deux en même temps, d’où un coming of age dérangeant qui sonne un peu comme un manifeste pour la maison d’édition qui le publie (aux côtés de Tout brûler et Un monde plus sale que moi pour ceux que j’ai lu) : La Ville qui brûle, pyromane quand This is fine au milieu des flammes.
le vertige c’est
à la fois une peur
et une attraction
comme un appétit
de soi-même
l’envie de découvrir
ce dont
on est capable
perdre pied
pendant un instant
se rendre compte
de l’immensité
de l’immensité du vide
et vouloir y plonger
Il dit « j’ai 100 souvenirs pour l’année passée. »
Ce serait chouette d’écrire tous les souvenirs de l’année 2024. Comme ils viennent sans regarder les photos, sans discuter avec les autres et de voir ce qu’il nous reste d’une année entière.
J’ai lu ça dans Les Carnets Web de La Grange et je me suis moi aussi dit que ce serait chouette, que j’avais envie d’essayer. Étonnement, les souvenirs ne se sont pas précipités en débordant, il a fallu les traquer pour arriver jusqu’à cent.
L’anxiété avant de passer le DE
Pleurer dans le métro après l’obtention du DE
Le steak végétal beaucoup trop bien imité du burger pris dans ce café beaucoup trop bruyant
Les filles qui se massent à la chaîne et moi qui ferme la porte pour qu’on ne voit pas cette fin de cours qui dégénère dans le calme
La variation du golfeur avec de vrais clubs de golf, rapportées par une petite fille à prénom composé
Regarder le Casse-Noisette de Karl Paquette dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier à défaut de pouvoir dormir (les voisins de la maison d’à côté)
H. qui glisse en chaussettes en tentant lui aussi de tirer la porte-fenêtre que la proprio n’a toujours pas fait réparer
Le moment où l’on abandonne la litanie des HHHHBH, BBBHB, HBHBHBB pour improviser une partie de la mistake waltz du Concert de Robbins ; on s’en remet au hasard pour susciter la désynchronisation de bras en haut ou en bas
Le premier cours particulier que je donne
Mum et moi en expédition scones au cheddar chez M&S
Les mêmes mangeant des chips au vinaigre sur des chaises longues
Les promenades au parc Barbieux qui se confondent les unes dans les autres
Être distraite par une tortue sur les nénuphars, L’Art d’être distrait à la main
Causer prépa au téléphone avec la formatrice d’éveil-initiation
Causer écoles de danse supérieures avec une maman que je ne connais pas (pas plus que sa fille)
Les multiples crêpes de la crêperie de Fontenay-le-Fleury, entre miel et marron
Retrouver une ancienne camarade de lycée comme parent d’élève lors de mon tutorat
Le tutorat : ma tutrice qui rit au OUI ridicule que je glapis de joie quand une élève intègre la correction ; le one-woman show qui s’annonce quand je leur demande de mettre la tête dans les dégages ; le « génial » d’une géniale élève
Le cours fluide et les compliments de la maman de M.
Assister au Casse-Noisette de mon ancienne école
Le gâteau au marron de Melendili
L’envoi de M., tout en angle et rondeur sous ses timbres Pokémon, et masking tape caractéristique
Courir prendre le 282, 10 ou 51
Avoir froid en regardant les autres jouer au minigolf
Engager une conversation avec une danseuse de burlesque pas loin du barbecue et du barnum
La main sur mon avant-bras de l’inconnue qui pleurait dans le métro lillois
Les Mulino Bianco proposés à une autre jeune femme qui n’avait pas l’air d’aller bien, cette fois dans le métro parisien
Marquer un numéro de claquettes en Timberland dans la cantine de Sciences Po Lilles
Greloter en robe turquoise et jouer à faire deviner nos âges à deux étudiantes qui se maquillent dans les loges (ça conserve, la danse !)
Déambuler dans l’exposition BD de Beaubourg avec C.
Manger assise sur les chaises mi-bois mi-plastique dans l’espace cantine de l’opéra de Lille
Recevoir des bonnes tablettes de chocolat de la part de N. en remerciement de l’affiche que je lui ai dessinée en vectoriel
Le cabinet vieux rose poudré chez la psy
L’apéro lors duquel je rencontre les élèves adultes que j’aurai à la rentrée
Les visios quasi quotidiennes avec le boyfriend
Choper un bout de pâtisserie orientale dans la boîte derrière la télé pendant un cours du soir
Le boyfriend qui me montre les exos de sa kiné chez qui il s’est enfin décidé à aller <3
Arborer mes toutes premières chaussures de prof de danse
Rouler une pâte à cookie que je n’ai pas préparée dans la cuisine au dernier étage de la coloc de L.
Une journée d’anniversaire de joie et plénitude avec Mum et le boyfriend à manger des glaces et des sandwichs falafels sur les bancs du jardin du Luxembourg puis du Palais Royal (et faire découvrir les sandwich falafel à Mum)
Prendre le train malgré la grève, y passer 3h dont 2 de trop à imaginer la cérémonie d’ouverture des JO à partir du live-tweet de ma TL
Avoir le cerveau en surchauffe à tenter de retenir l’agencement de phrases chorégraphiques millimétrées par une journée caniculaire
Papoter et manger des cookies dans la cuisine toute rouge et blanche d’IkAubert
Se demander ce dont on est fières et en apprendre plus sur la conception du temps dans la culture malgache en tachant d’arriver au bout d’un bimbimbap un peu trop épicé
Lutter pour finir les tteokbokki avec le boyfriend
Lire Les Furtifs dans le jardin à Montrouge et Dune dans l’appartement
Finir le manuscrit et ne pas l’envoyer (sauf in extremis à une seule maison d’édition)
Passer Noël dans la nouvelle maison de ma tante en Normandie
Les projecteurs allumés en plein jour sous les fenêtres de l’immeuble d’en face pour le tournage de la série HPI
Un arc-en-ciel en sortant de chez la psy
Un carrot cake partagé avec une adorable formatrice venue chez moi raffiner la préparation de mon cours pour le DE
Décongeler gyozas et boules au sésame noir pour un repas tout japonais tout industriel à la maison avec M.
Recevoir ma licence danse plus d’un an après l’avoir obtenue
Marcher un bout de la coulée verte avec C. et remonter dans la ville dans les odeurs de peinture en bombe
Bouquiner avec du gâteau au chocolat maison à proximité dans le jardin à Montrouge, le boyfriend assis un temps en face de moi
Survivre à mon premier mercredi de prof de danse après une insomnie et cinq heures de sommeil
Endurer le samedi de l’angoisse où j’ai complètement oublié que je devais remplacer mon collègue
Assister masquée à la restitution de stage des anciennes DE1 et DE2 devenues DE2 et DE3, apprécier Bournonville malgré l’état vaguement fiévreux
Prendre un cours de danse dans la salle où j’ai dansé deux fois par semaine pendant trois ans, sans plus être évaluée – sentiment de liberté retrouvée
La révélation des arabesques en cours de stretching postural
Perdre un bout de gingembre et le retrouver des jours après dans la poche avant de mon petit sac à dos
Le vent et le large sur les Cliffs of Dover
Fantasmer de passer la journée à bouquiner dans un rayon de soleil devant la mini fenêtre à même le sol qui donne sur un figuier (dans le gîte où l’on dort pendant les retrouvailles annuelles des amis du boyfriend)
La trouille en essayant de rentrer de nuit en pleine campagne avec une simple lampe torche et faire demi-tour
Le FOMO avéré des aurores boréales que je n’ai pas vues alors qu’on pouvait les voir sous nos latitudes
La séquence presque poétique quand les enfants des classes d’application cherchent des moyens pour se presque toucher depuis leur cerceau respectif
Afficher la carte de vœu linogravée d’A. devant le miroir au-dessus de la cheminée
Le parc enneigé à Fontenay-le-Fleury (plus le souvenir de la photo que j’en ai prise que l’instant)
Le calme sur le site de l’abbaye de Canterbury en début de soirée et l’envie de chanter Delerm dans cette ville
L’arbre au milieu du terrain de sport à Oxford
Les plateaux William Morris, les théières dépareillées et le brownie-tuerie au fudge des Vault Gardens
La baignade à Brighton et la discussion scone dans la mer avec une autre étrangère
Les traces de pattes de chat sur planche posée sur la baignoire pour que le chat de la maison (AirBnB) puisse passer par la chatière de la salle de bain et le diplôme de la Royal Academy of Dance affiché dans la chambre où je dors
Être interrompus en plein ébat par l’ami qui toque à la porte du bungalow et émerger à la hâte de notre sieste officielle
Faire le rapprochement entre l’allergie au latex et les gants de ménage inconfortables (en racheter des sans latex)
Flipper de ne pas arriver à temps au ferry et avoir finalement le temps d’attendre
Découvrir qu’un message WhatsApp de justification passe pour de la diplomatie
Donner à l’arrache deux trois tips sur l’éveil initiation pour la danseuse qui passe après nous en candidate libre
Toujours confondre Dany et Raz qui causent en toile de fond chez le boyfriend
Le boyfriend qui me fait grogner en me massant le crâne ou les pieds
Faire le pitre avec mon ballon de pilates pour que Mum prenne une photo et que je le montre gonflé au boyfriend
La golden hour à Bath
Se demander ce qu’il nous reste de nos voyages dans un pizzeria à Canterbury
Bitcher sur le Royal Pavillon de Brighton
La (non) vue de Stratford-upon-Avon depuis le parking en briques (qu’est-ce qui s’y est joué ? plaisir à rentrer au cottage après une visite pour laquelle on a fait la fine bouche ?)
Mum qui jette des palanquées de graines trouvées aux cygnes et aux canards
L’entretien d’embauche au conservatoire, où l’on me demande avec d’autres mots si je suis bien consciente de la précarité de l’offre
Les moments d’improvisation où je découvre la présence insoupçonnée de certaines élèves (au sens de présence scénique, hein, je fais l’appel)
Rester dans le studio après le cours pour tenter de travailler la variation de la flûte de La Bayadère
Une conversation en voiture sur la périodicité et autres critères concrets pour se réorienter
Les élastiques offerts par une élève du cours de barre au sol
Une nuit d’amour dont j’ai tout oublié sauf l’amour
Regarder le boyfriend jouer à un jeu vidéo inspiré de Kurosawa, à Slay the Spire et Coin pusher ; moi-même jouer à Monument Valley sous son regard et m’en désintéresser quand il n’est plus à mes côtés
Brancher à la hâte les écouteurs emmêlés pour prendre un appel sur mon ancien téléphone au microphone cassé
Découper de vieux magazine des Échos et faire des collages sur la table de la cuisine chez Mum
Le souvenir de maisons que je n’ai jamais vues que sur des annonces immobilières transmises par le boyfriend, qui m’amusent ou m’angoissent
Réveillonner devant Chernobyl avec makis et chaussettes à paillettes
En arpentant la galerie de photos de mon téléphone, je retrouve tous ces moments qui ne se sont pas spontanément présentés :
une crêperie avec JoPrincesse
un goûter chez L.
le visionnage des vidéos de mes années conservatoire
l’arbre abattu par la tempête au parc Barbieux
mes demi-pointes explosées
un délicieux dîner au Britney’s (les croquettes au fromage fondu, le visage craquant du boyfriend derrière)
la visite de la maison de Rodin à Meudon et la virée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine
le petit mot glissé par une élève dans ma chaussure, que je n’ai découvert que plusieurs jours après avoir marché dessus
dépouiller les bulletins de vote pour la première fois à Roubaix
se compresser dans le métro raréfié pour désamiantage
C’est quoi, un souvenir ? Comment ça se délimite temporellement ? Est-ce que le voyage en Angleterre compte pour un souvenir ou pour trois douzaines ? Est-ce que je me souviens vraiment de ces souvenirs ? Pour combien ai-je encore des sensations associées ? En établissant cette liste, j’ai eu l’impression de me souvenir davantage de ce que j’en ai écrit ou photographié : cela a-t-il ancré ou au contraire effacé le souvenir vécu ? Je sais pourtant que c’est tout un au vu du fonctionnement de notre mémoire ; chaque occurrence du souvenir est un Ctrl C, Ctrl X, Ctrl V qui l’altère en le réenregistrant avec le prisme de l’instant du ressouvenir. Je me souviens de l’article l’expliquant autrement, partagé par Eli. Je l’expérimente en écrivant mon journal sur ce blog. Reste une vague tristesse, un soupçon d’incrédulité : me souviens-je de si peu de ce que j’ai vécu ? Alors je rationalise, j’équationne, 100 souvenirs pour 365 jours, cela fait un souvenir marquant tous les trois ou quatre jours, ce n’est pas si mal, je m’autorise autant de souvenirs anglais que de jours dans les Cotswolds, plusieurs sur le stage de rentrée, les cours que je donne…
Le dernier trimestre pourrait occuper à lui seul toute la liste, tandis que le reste de l’année se dérobe, lointain, imprécis. Passées deux trois réminiscences spontanées, j’ai dû susciter les associations d’idées, me demander où j’étais pour les fêtes, pour les anniversaires de chacun (souvent pas là), inspecter les lieux (l’école de danse, l’appartement du boyfriend, le jardin, le métro, le studio des cours de posture, le parc Barbieux…), scroller mentalement mon album photo, chercher le contexte de telle ou telle lecture, m’ancrer aux plats dégustés. L’année civile se heurte en outre aux années scolaires : tel souvenir de la dernière année de formation a-t-il eu lieu en 2023 ou 2024 ? L’année civile oblige à grouper les souvenirs autrement, me fait parfois mesurer le chemin parcouru.
L’ordinaire se dérobe derrière l’exceptionnel, plus saillant, alors que c’est pourtant lui, l’ordinaire, qui donne sa tonalité aux jours qui se télescopent. Je me suis autorisée des souvenirs concaténés, des promenades, des papouilles ou des pitreries de chat non datées, à peine identifiées. De ces souvenirs, je me souviens moins que je ne les sais, qu’ils ne me font, par réitération, par sédimentation.
Dans une newsletter que je ne parviens pas à retrouver (au point que je me demande si je ne l’ai pas rêvée), l’autrice-qui-nest-pas-Sophie-Gliocas-comme-je-le-croyais souligne qu’en se focalisant sur les métriques les plus impressionnantes, les bilans annuels produisent une image tronquée de ce que l’on a traversé. Pourtant, l’exemple qu’elle donne du bilan SNCF qui omet un séjour important pour elle dans l’accumulation des kilomètres quotidiens pour aller travailler me semble en partie un contre-exemple. Évidemment, il nous revient de juger ce qui a de l’importance pour nous envers et contre la data s’il le faut, et les top pourront être 3 ou 5 ou 20 qu’il manquera toujours les bottom 3, 5 ou 20 et les middle machin qui auront constitué notre année. L’exemple fonctionne pour mettre en avant le manque d’exhaustivité des bilans (ou de la représentation de cette exhaustivité), mais me semble ambivalent, car c’est d’un événement ponctuel dont il s’agit et à ce titre pas forcément très représentatif. L’algorithme a capté le quotidien plus que l’exceptionnel alors que c’est souvent l’inverse qui se produit : on documente les voyages, les accomplissements ou les catastrophes plus facilement que l’anodin. Néanmoins cet exemple m’a marquée parce qu’il m’a semblé symptomatique du salariat gris, ces boulots pas vraiment alimentaires mais pas vraiment choisis non plus. Quand je bossais en entreprise, je mettais ma vie entre parenthèse pour tout le temps que je travaillais ; sept heures par jour étaient pour ainsi dire non vécues, et il fallait vivre plus intensément en dehors pour compenser. Autant dire que je n’aurais même pas songé à puiser dans le temps travaillé pour une liste des 100 souvenirs de l’année. Cela me fait prendre conscience à quel point c’est pour moi important : en 2024, j’ai commencé à exercer un métier où les heures travaillées sont des heures vécues (pas forcément toutes dans la joie, mais vécues, sans s’insensibiliser ni se renier en pilotage automatique).
En 2024 donc, j’ai fini ma reconversion, obtenu mon diplôme de professeure de danse classique, commencé à exercer en école privée et en conservatoire. Mais encore ? Mais en-deçà, en moins résumé, moins CV ? Cette liste de 100 souvenirs moins sélectionnés que notés au fur et à mesure de leur réminiscence me semble une bonne technique pour prélever des « carottes » mnésiques qui échantillonnent l’année au petit bonheur la chance.
Janvier : Iris et les hommes (ciné) / La Fille de son père (ciné) / ChungkingExpress (ciné) / Février : OSS 117 👎 / Adieu les cons 💙 (Amazon) / Anatomie d’une chute (ciné) / Photo de famille (Netflix) / Mars : Dune 2 💛 (ciné) / Never let me go 💛 (Amazon) / Divines 💙 (Netflix) / Damsel 👎 (Netflix) / Pas de vagues (ciné) / Mai : C’è ancora domani(ciné) / Juin : Tenet (Netflix) / Gloria (ciné) 🩷 / Maria (ciné) / Été 85 (TV) / Love Lies Bleeding (ciné) 💛 / Elle & lui et le reste du monde (ciné) / Juillet : Kinds of kindness (ciné) / Le carré noir (Arte.tv) / Written on Water (Arte.tv) / Io sono l’Amore (Arte.tv) / Les Fantômes (ciné) / Novembre : Mamma mia ! / Décembre : Je ne me laisserai plus faire (Arte.tv) / Gattaca (Amazon) / La Cité de Dieu
En 2024, j’ai résilié ma carte UGC illimité et ça se sent, même si j’ai cherché dans un premier temps à compenser en puisant dans le catalogue d’Arte.tv. Peut-être ai-je oublié de consigner des visionnages ; cela me semble étrange qu’il n’y ait rien pendant deux mois d’affilée.
Janvier : Family Spy (saison 2) / Février : Peaky Blinders (saison 1) / Heartstopper (saison 2) / Mars-mai : Peaky Blinders (saison 2 à 6) / Avril-juin : Derry Girls (saison 1 à 3) / Fargo (saison 1) / Juillet : The Boys (saison ?) / Fargo (saison 2) / Septembre : Bridgerton (saison 3) / Octobre : Heartstopper (saison 3) / Mindhunter (saison 1) / Novembre : Mindhunter (saison 2) / Tuca & Bertie / Décembre : Arcane (saison 1 et 2)
Le bilan série est plus réjouissant. Seule, j’ai guimauvé devant Heartstopper, ri devant Derry Girls et suivis les recommandations de Pauline Le Gall en regardant Tuca & Bertie qui n’est pourtant pas ma tasse de thé graphique (trop rapide, trop agressif). Sur les conseils du boyfriend, j’ai regardé Arcane et si là aussi la patte graphique ne m’attirait pas (si admirable soit-elle), j’ai surkiffé (la première saison surtout). Spare the sympathy, everybody wants to be my enemyyyyyy !
Ensemble, nous avons avidement regardé Mindhunter sur les débuts du profilage des serial killers et la saison 1 de Fargo, avant de nous lasser en cours de saison 2 (cette idée de virer quasi tous les personnages avec une saison flashback aussi…). On a également pris plaisir devant Spy Family et son improbable scénario réunissant un espion, une gamine qui lit dans les pensées et une tueuse à gage, chacun ignorant les activités des autres, avec ses motivations propres pour simuler une vie familiale ordinaire (jusqu’à vraiment faire famille, à leur manière).
Si je ne devais garder qu’une seule série cette année pourtant, ce serait Peaky Binders, que j’ai regardée mille ans après tout le monde, tantôt seule tantôt avec le boyfriend. Je serais même assez tentée d’aller voir la comédie musicale adaptée de la série, pour tout vous dire ! By order of the Peaky fucking Binders.
Il faut est revenu. Il faut faire. Je sais que je n’aurai pas la paix, alors je ne résiste pas, j’acte, me douche avant même de petit-déjeuner et je fais : une lessive, du rangement, des grosses courses chez Leclerc, la facture des cours de novembre, un congee, la lessive à la main de mes justaucorps ; je réserve mes billets de train pour Noël, un rendez-vous chez la gynéco, chez la dentiste ; mets à jour mon profil LinkedIn (un portrait récent que m’a fait H. à la place de ma désormais vieille photo de profil). Seul heureux moment de suspension : l’heure et demie que je passe au téléphone avec Melendili, à parler élèves, santé, Noël — à ne même pas parler de Mona Chollet, à ce propos on s’écrira.
Lundi 2 décembre
Cours de stretching postural.
Où je découvre que je ne sais pas bouger le bassin autour du fémur en gardant ma jambe en-dehors. S. y arrive sans même avoir à réfléchir, et s’étonne du décalage entre nous. J’ai globalement plus d’aisance qu’elle avec mon corps, mais aussi 26 ans de formatage de danse classique où on garde les crêtes iliaques de face dans un rond de jambe bordel.
Rendez-vous psy.
Où je découvre le concept de traumatisme vicariant.
Eli se demandait s’il y avait des choses que je ne racontais pas ici, vu ma propension à plonger dans l’intime : il y en a peu, effectivement, j’overshare facilement, mais il y en a indéniablement, et l’origine du traumatisme vicariant en fait partie. Une quinte de toux irrépressible accompagne tout mon récit (aucune avant, aucune après). Il ressort de l’anamnèse qu’émotionnel et rationnel ne sont pas reliés lorsque je fais le récit d’une certaine journée. Que ce que je prenais pour du détachement relève davantage d’un état de sidération, où ayant dépassé son seuil de stress tolérable, le cerveau fait disjoncter la tête et le corps pour rester fonctionnel. Et que je parle comme si j’étais coupable de ce dont je n’ai été que témoin-à-distance. Je veux bien croire la psy, mais c’est bien de croyance dont il s’agit, car je n’en ai absolument pas conscience et, même après qu’elle me l’a fait remarquer, je reste incapable de repérer dans mon énoncé ce qui pourrait être interprété en ce sens. (C’est comme l’ante- ou la rétro-version du bassin en danse, il faut être formé à voir ; quand on l’est ça devient évident, quand c’est quasi-invisible pour la personne que l’on corrige.) Raconter ne me pose aucun souci, ma voix n’en est pas affectée, c’est dramaturgique presque, mais quand la psy fouille son énorme trieur de fiches plastifiées à la recherche du schéma de SSPT (j’aurai le droit à un dessin manuel) l’émotion monte au bord des yeux.
Interlude à la médiathèque.
Où je lis La Mer verticale. Le trait m’attire. La bande-dessinée commence par une séance de psy, ça ne s’invente pas. L’histoire ne va nulle part, vaut surtout pour ses métaphores illustrant le ressenti des crises d’un trouble panique.
Cours ado-adulte.
Où il ressort que les passages kitsch et « sexy » de la choré-de-Noël amusent plus les adultes que les ados.
Mardi 3 décembre
Toujours à l’affût d’exercices pour renouveler ma barre au sol, je teste et adopte quelques mouvements d’une vidéo d’Adriene sur le psoas (un cat cow + penché latéral à quatre pattes avec une jambe tendue sur le côté : c’est improbable, mais efficace).
Décembre a eu raison des troupes : deux élèves en barre au sol, deux élèves en classique. Je remise la choré de Noël pour un cours quasi-particulier à se focaliser sur l’analyse fine de la posture et des coordinations. Pour l’une, on trouve un fil rouge postural, à décliner dans l’ensemble du cours ; pour l’autre, c’est plus compliqué, il y a un truc au niveau des épaules, je ne saurais dire quoi exactement, son embonpoint me rend la lecture de son corps moins aisée (c’est nul, je sais). En revanche, l’inviter à constamment relever le regard change beaucoup ; son corps arrête de s’excuser et elle se met à doucement rayonner.
C’est plus calme, mais pas moins intense, l’attention décuplée. J’aurai en tous cas appris pas mal sur l’organisation corporelle de l’une et de l’autre ; il me sera plus facile de leur donner des indications quand nous sommes nombreuses. On devrait toujours avoir quelques cours (semi)particuliers en parallèle du collectif. L. me racontait que dans son école, quand elle était ado, ils avaient chaque mois un cours de placement pour revenir sur les fondamentaux et prendre le temps de retrouver des sensations qu’on perd parfois dans la vitesse et la grande technique. Si un jour j’ai ma propre école (et plus d’expérience), je crois que c’est ce que je proposerai, des ateliers ponctuels pour comprendre en profondeur le mouvement — sans forme particulière, mélange d’anatomie, barre, barre au sol, yoga, manipulations en binômes (ce que j’aurai rêvé que soient les cours d’AFCMD, en somme).
Dans le métro du retour, je suis installée à l’avant, avec la vue qu’aurait le conducteur si la rame n’était pas automatique. Lorsqu’on débouche sur la portion aérienne, j’ai la sensation que cela pourrait être une chaude nuit d’été. En décembre ? Prêtant attention à l’oxymore, je me rends compte que j’ai assimilé au chant des grillons un grincement régulier de la carlingue. Ce genre de bruit qui d’habitude m’insupporte a été neutralisé par mon cerveau ; transposé dans un règne organique, non seulement il n’est plus (un bruit) nuisible, mais il est même devenu un (son) étai à rêverie.
Mercredi 4 décembre
Niveau d’énergie des enfants : Doliprane.
Le sac de danse édité par l’école où je donne cours comporte d’ailleurs une poche qui correspond pile poil à une boîte de Doliprane. Coïncidence ? Je ne crois pas.
Quelle idée ai-je eu de proposer le (début du) pas de trois des mirlitons à mes élèves intermédiaires ? Sautille la galère.
Arcane est de mieux en mieux, je me couche plus tard que prévu après avoir lancé un second épisode.
Jeudi 5 décembre
Le cours d’adultes débutants me rend euphorique. J’ai trouvé une transposition au piano très lente du solo de flûte de La Bayadère ; cela nous permet de danser le début de la variation, avec ses magnifiques ports de bras.
Juste après, je me retrouve seule, mini-descente, l’anxiété tente sa chance en me faisant culpabiliser d’avoir mentionné que je pouvais donner des cours particuliers à une dame qui épluchait sans succès l’emploi du temps à la recherche d’un autre cours.
M. m’annonce encore des dingueries en passant. Les grandes nouvelles chez elle sont rapetissées, et peut-être est-ce plus juste, broderies sur une trame qui mérite en tant que telle toute notre attention.
Vendredi 6 décembre
L’anxiété tente de passer une tête en fin de journée, c’est comme un rythme cardiaque qu’on s’efforcerait de garder calme, respirer, marcher, faire un tour, ça fonctionne plutôt bien. Puis plus trop, alors je tente de prendre mon corps à son propre jeu avec un peu de gainage pour faire monter le rythme cardiaque pour quelque chose, et que tout s’apaise ensuite, un peu comme on s’éternise dans un bain de moins en moins chaud pour faire redescendre la fièvre. Le boyfriend m’avertira que les deux techniques sont déconseillées, voire dangereuses : la chaleur de l’eau redoublant celle de la fièvre, certaines personnes peuvent s’évanouir… et se noyer dans leur bain.
Samedi 7 décembre
C’est curieux comme parfois les élèves font des erreurs qui ne correspondent pas à leur niveau. Comme cette élève de troisième cycle très solide, qui fait ses tours en-dedans avec le pied derrière le genou (dans un exercice comprenant au préalable un équilibre en retiré pour justement préparer la position avec le pied devant). Ces anicroches sont si étonnantes que je prends pour les corriger un temps que je devrais probablement consacrer à d’autres élèves plus en difficulté. Une lacune résiduelle, c’est comme un pied en serpette sur une posture globalement correcte, je ne peux pas, c’est plus fort que moi, il faut que je gomme l’incohérence. Paradoxalement, je tolère mieux un truc tout de ginguois (ou je baisse temporairement les bras ?). C’est plus homogène, c’est comme ça, approximatif, pas bien grave.
Le projet de danse dans les escaliers a été refusé pour des raisons de sécurité (même si à une danseuse toutes les deux marches, le passage restait possible en cas d’urgence). Il m’a été proposé de le filmer en amont pour le projeter, mais comme je m’en doutais, les élèves ont envie d’être présentes et de participer le soir même. Je ne sors donc pas de mon sac le bout de papier sur lequel j’ai planché la veille pour découper la musique et chorégraphier la séquence. Tant pis, tant mieux. On reprend les compositions par groupe des élèves, on nettoie et je commence à les agencer dans le temps et l’espace. Succession, bof, tuilage, mieux. Et en intervertissant le groupe 1 et 3 ? Mieux. Une minute de chorégraphie, hop. Pour la seconde, impro totale, j’imagine de reprendre les mêmes séquences en succession, à ceci près que chaque groupe apprend à d’autres un ou deux pas de sa chorégraphie pour que des échos surgissent à l’improviste parmi les groupes dont ce n’est pas le tour de danser. On n’a pas le temps de tout régler, mais de ce qu’on teste, ça devrait marcher ; j’en suis énormément soulagée.
Le samedi après les cours, c’est l’ivresse du vendredi soir. La fatigue et la satisfaction d’avoir mis derrière soi ce qu’on devait faire donnent un sentiment de liberté qui n’a rien à voir avec le nombre d’heures ou de jours disponibles devant soi. Non seulement j’ai du temps, mais je me sens autorisée à ne rien en faire si je veux, sans me laisser parasiter par ce que je devrai faire ensuite.
Fin de la saison 1 d’Arcane. Il aurait été dommage de passer à côté à cause de l’esthétique de jeu vidéo. Chaque épisode rajoute une couche au mille-feuilles des personnages, pris dans des affects et des loyautés successives qui ne s’annulent pas les unes les autres, se combinent chez chacun différemment, si bien que chacun, persuadé d’avoir raison, détient une part de vérité qu’il échoue à faire coïncider avec celle des autres. Il y a bien des personnages qui ont un bon cœur et d’autres un mauvais fond, mais de même que ni la virilité ni l’affection ne sont genrées, les personnages ne sont pas manichéens : les grands cœurs font autant voire plus de dégâts que les autres, qui, pour aveuglés qu’ils soient par la rancune ou la vengeance, n’en sont pas moins capables d’aimer. La cité s’appréhende par le même prisme d’intérêts et de positions diffractées, somme de tous les individus regroupés en alliances et factions mouvantes.
(Je suis aussi reconnaissante à la série de me permettre de mieux comprendre comment se perçoit une amie, tatouée des mêmes nuages bleus que Powder/Jinx.)
Dimanche 8 décembre
Je tente de démêler mes fils de pensée sur D’images et d’eau fraîche. Pause qui ressemble à un abandon par ras-le-bol. Il est déjà l’heure de déjeuner. Je recopie plein de passages, trop, d’un autre essai avant de le rendre. Elles vécurent heureuses. Pourquoi je fais ça ?
Dans la soirée, ce sera le montage d’une vidéo d’analyse sur La Bayadère. Aucune parole enregistrée encore. Récupérer les vidéos, les morceler en extraits et les assembler sur une timeline me prend déjà un temps infini, et rien n’est monté, et je vais me heurter à un manque de compétence, à un manque d’options de montage aussi, je crois. Je veux bien accepter que ce soit chronophage, mais chronophage pour un résultat médiocre, c’est plus dur.
Après l’anxiété, c’est l’énervement que favorise mon cycle hormonal. Je sors pour évacuer, marche rapidement comme si j’avais à faire alors que j’ai tout mon temps pour aller à la médiathèque. Sur place, une exposition d’étudiants en design textile me cueille par surprise. Liberty en ébullition de boules cotonneuses, bayadère qui se dresse en gratte-ciel, motifs cachemire qui s’échappent en trois dimensions, modelés ou crochetés, comme des cellules qui aurait muté. Ça me surprend et la surprise m’enchante, c’est doux.
Effervescence, de Leona Pellizzari-Wiart
Éclosion, d’Apolline Davy–Jugé
Gratteur de ciel, de Maroussia Gitel
Renaissance, d’Angèle Provost
Il y a aussi cette affiche qui va du chaos à l’ordre. C’est un peu la transformation que je trouve dans l’écriture, mettre en ordre de lecture le chaotique. La mutation chromique et l’effervescence née des débords des lettres linogravées me font envisager la chose en sens inverse : et si de l’ordre, on faisait jaillir autre chose, un chaos qui finalement ne le serait pas tant que ça, puisqu’on pourrait justement encore, à nouveau, l’articuler en mot, épeler ce chaos en plus grand plus coloré ?
Congee avec un demi-bouillon cube en plus du gingembre : on s’éloigne de l’Asie pour se rapprocher de l’Italie. ll fallait un peu de céleri, carotte, laurier pour qu’apparaisse la parenté entre congee et risotto.
Lundi 9 décembre
[rêve] L’appartement est doté de grandes porte-fenêtres, dont une ouvragée comme les portes-fenêtre intérieures des grandes maisons bourgeoises roubaisiennes, qui séparent salon et salle à manger sur les photos des annonces immobilières. Elle ouvre sur un balcon coursive au-dessus des voies de train. Dehors, une immense cuisine d’extérieur, plans de travail, deux fois quatre feux ! On pourrait y faire des barbecues je n’y pense jamais, d’ailleurs un bac à barbecue traîne, parmi plein d’autres trucs qui traînent, on ne sait pas trop si c’est le bordel, à l’abandon, un espace de vie ou de déchetterie un peu, vague. En rentrant, je remarque de la moisissure grise sur le mur de l’entrée, devant la salle de bain, personne ne l’a remarqué ou ne s’en est occupé ? Puis ce sont des bestioles grises qui m’assaillent, nuée d’insectes qui me paniquent jusqu’à réveil. Cinq heures du matin.
La choré de Noël est menée jusqu’au bout, et elle donne chaud. Faisant et refaisant avec les élèves, je m’aperçois que danser quelque chose de complet qui s’incorpore par la répétition m’avait manqué. Il y aurait vraiment un compromis à trouver entre le format d’un cours de danse classique, constitué d’une myriade d’exercices et d’enchaînements, et celui d’un cours de danse contemporaine ou jazz, centré sur une chorégraphie. Ils l’ont bien compris à DanceFloor Paris, studio qui propose des choré en technique classique sur des musiques contemporaines.
Mardi 10 décembre
Les trois heures de réunion passent bien avec les trois quarts de la viennoise au chocolat que j’ai apportée et dont personne ne veut. Je n’ai même pas le cerveau grillé par l’excès de dates, d’horaires, de niveaux et d’abréviations énoncés : si on met les deux-C-un deux-C-deux trad. de quinze heures trente à dix-sept heures quarante-cinq le dix-huit ça vous va ? Les cépé-heu-esse ne sont pas en répét avec le jibe ? (Cet exemple est tiré du chapeau mais écrit en toutes lettres, car c’est à peu près l’effort cognitif de repérage que ça demande à l’oral.)
Je fais bien ensuite de rester pour faire chauffer mes gnocchis, car s’ensuit avec la coordinatrice une conversation qui fait du bien. Cette femme joviale me met au parfum de l’historique des années passées, on cause équipe pédagogique, parents, préférence de niveau, format d’examen en juin, mais aussi personnalité des élèves et niveaux disparates qu’on gère bien comme on peut. C’est déculpabilisant et joyeux. Elle aussi a du mal avec les plus petits, et quand je lui dis à quel point j’aime les cours avec les adultes, elle me sonde pour d’éventuelles heures en plus l’année prochaine pour les étudiants sortis du cursus, soit le public que je préfère, celui des (jeunes) adultes amateurs. Au cours de la conversation, nous découvrons également habiter à quelques rues d’écart : « Oh, mais j’aurais pu t’emmener ! On ne discute jamais assez. » D’accord avec cette conclusion, surtout quand la conversation aide et nourrit ainsi.
L’après-midi est bien entamée, mais pas au point de n’avoir pas le temps de retourner au Canada et même de faire un saut en Islande depuis une chaise de bar à la médiathèque, lecture plongeante sur Les Falaises, puis de décider qu’il reste tout juste assez de temps pour une expédition chocolat à Lidl, l’occasion au retour de tenter à pieds la portion de trajet pour laquelle j’attends toujours le bus. Quinze minutes tout pile, c’est beaucoup moins que ce que j’imaginais, ça me libère des horizons logistiques. Moi et mes sept tablettes de bon chocolat pour moins de dix euros sommes ravies.
Les accents sexy-parodiques de la choré-de-Noël conviennent mieux à ce cours d’adultes-ci, qui ne craignant ni le sérieux ni le ridicule échappent à l’un et à l’autre. L. s’amuse de ce que je chantonne-interprète la musique ; comme les hum d’appréciation quand je mange, je n’en avais pas conscience. Le chanter-parler dont on nous a rabâché les oreilles pendant la formation, pour lequel je me sentais si gauche, s’est donc installé à mon insu ! On a des snowfkakes plein les eyelashes, on les regarde tomber en agitant le bout de doigts et on trinque en arabesque piqué, cheers, comme si on tenait une coupe de champagne à la main — « ah, là, tu nous parles ! » Bref, on s’amuse bien. Cela vire au fou rire à la fin de la séance quand je les laisse choisir une pose de fin et qu’elles se mettent en tête de former un bonhomme de neige, deux fois deux bras pour former le gros corps, une planquée derrière la figure principale pour faire les branches-bras et une encore qui vient dessiner la carotte-nez de ses mains. Mieux que les gamins qu’elles ont laissé à la maison.
Mercredi 11 décembre
La prof de jazz elle aussi compte les semaines avant les vacances, compte les mercredis, plus précisément, il en reste deux, deux mercredis avant les vacances (le mercredi-marathon compte neuf heures de cours pour elle, six pour moi). Je subis moins la journée depuis que je ne l’envisage plus en bloc : les deux heures de pause après les deux heures du matin m’aident à envisager les quatre de l’après-midi comme un bloc indépendant, à aborder à neuf. J’ai du temps pour moi entre les deux, pour marcher dans la ville, acheter du bon pain, me poser sur une chaise rembourrée.
Je découvre des dingueries en faisant le chemin du bus à pieds.
Je suis moins épuisée aussi depuis que je me dis plus volontiers tant pis. Tant pis pour ça, on ne va pas corriger, je laisse passer, les corps resteront de traviole encore un peu, tant que ce n’est pas dangereux, tant que les enfants se font plaisir et progressent un peu. Tant pis même pour la progression des plus petites, encore trop petites dans leur tête et leur corps sinon sur le papier ; je repense à une autre camarade-prof qui me confiait continuer faire de l’éveil-initiation avec certains groupes censément entrés en technique. Tant pis pour ce que je ne peux maîtriser. La relation de certaines à la répétition et à l’échec, entendu comme absence de réussite immédiate, me met moi-même en échec ; je ne sais pas comment leur faire comprendre qu’il est normal de ne pas réussir à faire quelque chose du premier coup, que c’est pour ça qu’on est là, pour apprendre, pour essayer et s’amuser d’essayer, qu’on progresse petit à petit, qu’il y a zéro enjeu, ce n’est que de la danse, et que non, ça ne veut pas dire qu’on est nulle et qu’on n’arrive jamais à rien si on n’arrive pas à faire du premier coup à gauche ce qu’on arrive à faire à droite, preuve qu’on arrive à faire des choses, plein de choses même. Évidemment, c’est quelque chose qu’on ne comprend pas à travers les pleurs, et je suis d’autant plus démunie que je n’ai jamais vraiment cessé d’être cette enfant qui n’arrive à rien si elle n’arrive pas à tout tout de suite, et qui se paralyse d’avance par l’angoisse de ne pas y arriver. H. était presque en colère quand j’ai annoncé qu’on faisait la même chose à gauche ; elle n’avait pas d’idées quand j’ai proposé d’inventer une suite en petits groupe, et n’était plus en mesure d’écouter celles de ses camarades. Là voilà qui pleure, elle ne veutpas faire ça, et quand je lui demande ce qu’elle voudrait faire, elle ne sait pas, elle ne veut pas faire ça, même si ça est assez vague pour qu’elle y case tout ce qu’elle aime danser. Sourire d’excuse et d’empathie à la maman qui récupère sa fille aux yeux rougis et tente une consolation à base de maman aussi, tu devrais venir voir le cours de danse de maman, nous aussi on fait plein de trucs moches, tu sais, mais c’est pas grave, l’essentiel c’est d’être avec ses copines et de se faire plaisir.
D’un groupe à l’autre et même au sein d’un même groupe, la créativité est chérie ou honnie. Certains enfants s’en emparent avec empressement ; ce sont les mêmes, j’imagine, qui régissent leurs jeux d’enfant en imposant à chacun son rôle, copines, cousine, petit frère ou grande sœur, toi tu feras, toi tu seras. Ces petites filles sont déjà en train de négocier les unes avec les autres pour faire ci plutôt que ça et, attends, attends, après on pourrait faire ci ça là ta da, que d’autres sont toujours plantées là, quand elles ne sont pas assises en tailleurs, résignées : elles n’ont pas d’idées. Hop, hop, on se lève, ce n’est pas avec des idées qu’on fait un poème ni en tailleur qu’on chorégraphie. Quand au bout d’une rime pauvre, elles abdiquent à nouveau, je les relance : ce que vous avez fait, vous pourriez aussi le faire en symétrique, l’une vers la droite, l’autre vers la gauche, ensemble ou en succession, de dos ou de face. Mille variations sur le même matériau.
On remédie plus facilement à l’absence d’idées qu’à la peur du jugement. À cet égard, une même classe d’âge abrite aussi bien des enfants, riches de leur fantaisie, que des pré-adolescents qui l’ont déjà abdiquée en intériorisant et anticipant les jugements extérieurs. En CM1 déjà, c’est non, non, non, sourire de bonne volonté mais poignets croisés sur la poitrine sur la défensive, non, même dos au miroir, même en fermant les yeux. Vous ne mettez jamais de musique pour danser quand personne ne vous regarde, toute seule dans votre chambre ? … ou dans le salon ? je tente à tout hasard. Nous nous renvoyons des regards incrédules : pourquoi feraient-elles ça ? pourquoi ne le font-elles pas ? Le boyfriend à qui je relate l’épisode le soir venu verbalise mon étonnement : qu’est-ce que vous faites là, du coup ? D’où leur vient la danse s’il n’y a pas d’élan ? Une pratique purement sociologique ?
Arcane, saison 2, épisode 2. Spoilers.
Le traitement de Viktor est fascinant en grande faucheuse qui n’ôte pas la vie, mais la souffrance — et avec elle, peut-être, une part d’humanité ? Graphiquement, la transition est astucieuse, de la béquille sur laquelle il s’appuie à la faux qui le précède, au bout de son bâton de pèlerin.
Jeudi 12 décembre
Quand tartiner devient compliqué
Pourquoi passer autant de temps à recopier des extraits, je me demande parfois en moine copiste sans dieu. Parfois aussi, je ne me pose pas la question, tant j’ai plaisir à m’attarder dans une œuvre, à retrouver après-coup un élément anodin qui se préparait à faire sens, et à découvrir la syntaxe réelle de phrases qui ont pris corps avec beaucoup moins de virgules que je ne le pensais, ou pas là où je les aurais spontanément mises. Les Falaises ont ceci de particulier qu’elles relancent en outre le travail associatif et symbolique mis en route chez la psy. Je me mets à penser mon histoire comme s’il s’agissait d’une intrigue à agencer. Encore une douche qui aurait pu être plus écologique.
La barre au sol est le format idéal pour rattraper des cours auxquels on n’a pas pu assister, et je vois ainsi défiler de nouvelles personnes chaque semaine. Aujourd’hui, un visage souriant sous une chevelure bleue, plus sympathique que l’en-dehors à 180° blasé de la semaine dernière.
Cinq élèves seulement sont présentes pour le cours adulte débutant, mais c’est toujours autant un plaisir — partagé si j’en crois les regrets de la dame que je ne reverrai pas avant la nouvelle année, la faute à un agenda chargé.
Vendredi 13 décembre
Le repos ne me repose pas, je repense à ce thread de @lapsyrevoltee sur les différents types de fatigue et de repos. Regarder Arcane en pilou-pilou dans mon lit s’avère moins efficace que de hâter le pas dans le froid vers le Colisée, où j’obtiens une place de dernière minute pour la soirée Preljocaj et grand plaisir interprétatif à la première pièce. Je repère au moins trois autres profs de danse dans la salle, croise une élève qui sera absente le lendemain et ne discute avec personne. Cela manque un peu.
Une conversation téléphonique avec L. où je recompte les peluches Jellycat dans mon salon (5 animaux en tutu, 2 plantes en pot, 1 radis) et me rappelle que Free coupe les communications au bout d’une heure trente.
Samedi 14 décembre
Au réveil, je sais que je manquerai de patience. Les plus jeunes ne discutent probablement pas plus que d’habitude.
Je prélève un quart d’heure sur le cous pour les faire improviser et voir comment ils réagissent à la musique sur laquelle je dois chorégraphier pour eux. Les Méditations de Thaïs ne sont pas un choix évident et ce n’en est d’ailleurs pas un : c’est le dernier titre qu’il restait dans la liste établie par les collègues musiciens.
Prendront-ils la musique de vitesse ? en épouseront-ils la lenteur ? Ils font l’un et l’autre, l’un puis l’autre. Quand je leur suggère d’essayer de danser en relation avec un partenaire comme deux de leurs camarades l’ont sponaténemnt fait, ils se mettent à me faire des dingueries, tensions spatiales en suspens, symétries rieuses ou éplorées, c’est bien mieux que tout ce que je m’apprêtais à leur proposer. S. et A. réagissent l’une à l’autre avec une lenteur et une attention rare ; quand l’une place son bras sous la nuque de l’autre cambrée et agenouillée en quatrième, c’est de toute beauté. Je me force à balayer l’ensemble du studio et à noter mentalement toutes les bonnes idées qui y naissent et y meurent dans le même instant, mais mon regard est aimanté par S., par une présence que je ne lui soupçonnais pas, qui est celle d’une artiste sur scène, accomplie.
Avec les grandes, en atelier, ça ne marche pas. Elles sont de toute bonne volonté, mais on mais je m’emmêle les neurones dans les comptes, toutes nos tentatives tombent à côté alors que ça tombait juste la semaine dernière. Je pensais que ce serait une formalité, qu’il n’y avait plus qu’à fignoler, il y a tout à reprendre et plus beaucoup de temps, j’en ressors fatiguée et dépitée, manque de pleurer quand, après avoir payé ma tradition en regrettant qu’il n’y ait plus de baguette des Flandres, je m’aperçois qu’il y avait encore un pain des Flandres.
Une jeune fille me prévient à la fin de l’atelier qu’elle ne sera pas là pour la nuit des conservatoires. Je prends bonne note de l’information et suis en train de me demander à quels aménagements il va falloir procéder quand l’empêchement familial ou scolaire que je m’apprêtais à entendre comme excuse est remplacé par tout autre chose : elle va arrêter la danse. Elle ne progresse plus, n’a plus l’envie et je sens qu’elle aurait envie que se soit maintenue cette envie quand elle évoque sa barre chez elle, les exercices qu’elle faisait avant. Je l’entends et abonde dans son sens autant que je oh non, c’est trop dommage. Je comprends que le conservatoire puisse ne pas lui convenir, les quatre heures tous les samedis, le contemporain obligatoire dans le cursus, les cours où ils sont nombreux, elle a raison, un peu trop nombreux peut-être pour une prof débutante comme moi qui peine à corriger tout le monde, qui l’ai très peu corrigée elle, avec son bon niveau et sa discrétion. Elle est adorable, sent mes regrets et me dit gentiment que mon cours était sa partie préférée, que justement, elle aurait préféré le tout classique. J’essaye de l’encourager à continuer à danser, ailleurs, dans un autre environnement, d’autres styles, n’importe, mais continuer à danser, ce serait trop dommage, sauf si évidemment, il y a tellement de choses à explorer dans la vie, je m’apprête à une énumération mais les points de suspension arrivent juste après ma première occurence, dessiner, danser.
Dans trois épisodes ce sera la fin d’Arcane déjà, alors que je suis bien installée dans la série, que je laisse le générique se dérouler une seconde fois en visionnant le seconde épisode de la journée. Spare. The misery. Everyone wants to be. My enemy.
La fatigue est telle que j’envisage me coucher après un bol de soupe avec un morceau de la baguette achetée au Lion d’or (la fameuse blague de mon grand-père : ce soir on va Au lion d’or / au lit on dort). Mais il y a Miss France à la télévision, que je rebranche pour l’occasion. J’aurai oublié et son visage et son nom l’année prochaine, mais pas le plaisir à débriefer l’émission dans le groupe WhatsApp dont JoPrincesse me renvoie le lien, renommé Tadadadaaaa après avoir été consacré à l’Eurovision. Tant pis pour la fatigue physique, le lien et la connexion réparent quelque chose sur lequel le sommeil n’aurait pas eu la même prise. J’abdique après les discours et les derniers pronostics.
Dimanche 15 décembre
Je découvre au réveil qui a été élue miss France… et qu’une élève de l’année dernière faisait partie du tableau danse classique !
Lundi 16 décembre
Émergeant lentement dans mon lit, il me semble évident que je n’irai pas au cours de stretching postural, vendredi plutôt, je somnole encore un peu. Je finis par me lever, ouvrir la fenêtre pour aérer de la nuit : les températures remontées me sortent de la paralysie du froid, finalement si, j’irais bien, j’irai oui, je vais y aller et enchaîne les tâches matinales, bol de céréales, lavage de cheveux, séchage, sac, préparation d’un colis pour Le Bon Coin que j’embarque avec moi à défaut d’avoir le temps de faire l’aller-retour avant.
C’est toujours pareil, je ne trouve l’énergie de faire que s’il n’y a plus le temps pour se poser de question. Combien de fois je me retrouve à courir sur le boulevard qui me sépare et me relie au métro — généralement jusqu’à la boîte à livres, après quoi je trottine, essoufflée. À fuir (l’inertie ou les TOC, qui ont épuisé mon avance), je me donne l’illusion de courir vers (un lieu ou une activité désirable). J’invente l’élan qui parfois me fait défaut.
Nouvelle sensation musculaire unlocked au cours de stretching postural. À droite du moins, à gauche il faut que je me tâte le dessous de la fesse et que j’y enfonce mes doigts pour constater l’activation musculaire ou son absence. J’y parviens davantage sur demi-pointes qu’à pied plat et fais le rapprochement avec l’étonnement d’une formatrice l’an passé, constatant que je m’organisais mieux sur pointes que sur demi-pointes. Ce n’était donc pas qu’une impression, j’ai mis le doigt (enfin la prof a mis ses ongles) sur l’endroit tout mou qui devrait être tout dur pour « monter » sur ma jambe de terre.
Errance commerciale de Noël. Je fais chou blanc dans mes courses, erre dans les rayons, les allées, les boutiques, leurs agressions lumineuses et sonores, ce qu’il y a en trop, beaucoup trop, et ce qui manque, exclusivité internet, plus de data, je secoue mon téléphone comme un Polaroïd à révéler, c’est flou, ce que je dois préférer ou non. Mes hésitations me dégoûtent, ça bruine de partout, je repars la hotte vide et les trapèzes bougons, mon sac si léger ce matin me cisaille l’épaule.
Une BD à la médiathèque en attendant l’heure du cours : L’été du vertige.
Mardi 17 décembre
Je rêve malsain de sexe au vu et au su d’enfants, à qui j’explique ensuite que l’important n’est pas la mécanique qu’ils miment moqueurs, comme des ouistitis incas en cours d’aérobics, mais ce qu’on ressent, la sensation de la peau, l’odeur de l’autre… Le recoin sombre de sexe adulte et consenti et désiré ne l’était manifestement pas assez pour échapper à l’amphithéâtre lumineux d’enfants ; on n’aurait pas dû. Je ne devrais peut-être pas lire Triste tigre.
Réveil doux et moelleux aux alentours de 10h et des draps en satin de coton.
Les adultes mettent plus de temps à retenir la chorégraphie que les ados de la veille (j’étais bluffée) — on n’a pas la même charge mentale, se défendent-elles, hein. Celle qui a rapporté un jupon blanc pour vivre le truc à fond se tord la cheville ; rien de trop grave a priori, mais c’était le cours de trop. Elle le finit sur une chaise, pied croisé posé sur la clayette que j’ai sortie du frigo vide pour qu’elle ait quand même quelque chose de froid à appliquer dessus (je ne sais jamais s’il vaut mieux du chaud ou du froid).
Mercredi 18 décembre
[rêve] La rue est saturée de glaciers, leurs cartes de couleurs et de parfums chimiques, mais impossible d’en trouver qui tiennent quand on s’approche des bacs, je soulève faux espoir un sachet surgelé d’un plat qui n’a rien à voir. On dirait un lieu généré par IA, crédible et même désirable de loin, où rien ne fait sens ni ne se déchiffre quand on regarde dans le détail. Nous avons perdu ma grand-mère ou ma grand-mère nous a perdues, on se cherche dans les rues.
Le réveil est difficile, l’humeur aussi. L’enfant du matin qui m’exaspère rapidement est absente ; un seul être vous manque et tout est apaisé. Mon capital zen n’est pas entamé après les cours de la matinée. Surtout, en sortant du cours, il y a cette tragédie qui passe en coup de vent dans le couloir et par contraste rend tout joyeux d’être en vie. Je vois A. et une autre maman d’élève entrer en catastrophe dans le hall de l’école, soutenant une femme qui semble au bord de s’évanouir à nouveau. Je m’approche en demandant ce qu’on peut faire, pense sucre et verre d’eau, quand A. détourne au maximum son visage de la femme qu’elle soutient toujours pour me souffler : « Elle vient d’apprendre qu’elle a perdu son mari. »
Il n’y a plus rien à faire, qu’à demander aux élèves d’attendre leurs parents dans le vestiaire, pour lui laisser le plus d’espace possible. Elles sont déjà deux à l’entourer, à attendre avec elle qu’arrive un proche… et que se finisse le cours de danse où un enfant passe ses derniers moments heureux, ignorant pour un temps encore qu’il est orphelin de père. Deux réalités se superposent dans la plus grande irréalité : la voix de la prof qui orchestre déplacements, pieds pointés et papillons et celle de la femme effondrée, hagarde, qui se demande comment elle va faire, comment elle va faire avec les enfants. Je crois comprendre que le petit est encore plus petit que le grand en cours d’éveil-initiation.
Ma dernière élève enfin s’en va, c’est un soulagement idiot : elle était la dernière à n’être pas repartie avec un parent et sa couleur de peau correspondait à celle de la femme effondrée. Il n’y a plus rien à faire. Dans la pièce d’à côté, je réchauffe mes pâtes, m’apprête à traverser en catimini jusqu’à la porte, A. me salue discrètement au passage. Dehors, des gens sortent de l’église, des collégiens attendent le bus, je prends l’autre, plein de gens vivants eux aussi et je suis heureuse de tout, de la sauce tomate industrielle aux olives dans mes pâtes, du boyfriend que je vais retrouver ce soir en visio et dimanche en vrai, des gamins survoltés parfois exaspérants que je vais me coltiner pendant quatre heures, presque du porte-feuille qui a disparu quand j’arrive à la boulangerie et que je cours retrouver au comptoir de la boutique où je l’ai oublié. Je repars quand même en sens inverse acheter le crumble aux deux chocolats dont j’ai très envie, même si j’arrive au cours après les premières élèves.
Soulagée que le foudre soit tombée à côté, que mes aimés soient bien en vie, je suis allégée des tracas quotidiens.
On m’offre : des sablés et un bracelet de grosses perles plastique tissées par une élève qui me dit fièrement qu’elle avait de la fièvre ce matin — euh, merci ?
Je m’offre : une heure de cours tranquille en proposant aux parents de regarder. C’est redoutablement efficace les parents, quand ils forment un public. Une maman trouve qu’ils ont bien progressé, elle a repéré pas mal de pas techniques. Les mirlitons mirlitonnent.
Le bruit de ma propre mastication me fait prendre conscience soudain du silence, du calme à présent… et de l’agitation dans laquelle j’ai baigné toute la journée. Il m’est si précieux que je renonce à regarder la suite d’Arcane pour lire, lire en l’absence de tout stimuli auditif. In extremis : rouvrir l’ordinateur pour commander mon dernier cadeau de Noël.
Jeudi 19 décembre
Rester au lit, somnoler encore, le cerveau toujours prêt à se remettre à mouliner, chuinté par le souffle qui retombe ample en cohérence cardiaque, sentir presque le passage des endorphines le long de la moelle épinière.
Vendredi 20 décembre
« Eat well, love life »
On dirait une armoire de câbles électriques…
Au parc Barbieux
Samedi 21 décembre
Quarante-cinq minutes pour apprendre huit comptes de huit avec les grandes, il en faudra au moins autant pour nettoyer la choré. Avec les plus jeunes, en revanche, j’ai tout juste assez, on aurait pu avancer davantage si je m’étais mieux préparée. Tout le monde est fatigué, en contemporain une élève vomit d’avoir répété la tempête juste après le déjeuner, l’atelier est abrégé. Tout le monde se souhaite de bonnes vacances, de bonnes fêtes, et en ressortant, en marchant vannée dans les rues pavées, ça y est je le sens, l’esprit des fêtes y est : le repos de n’avoir pour un temps plus rien à assurer.
Dimanche 22 décembre
Les voisins du boyfriend sont probablement au courant de mon retour.
Lundi 23 décembre
Les poignées alambiquées de la ligne 6 me fond toujours penser à la bobinette de tire la bobinette et la bobinette cherra. Je ne sais pas pourquoi cette fois je le mentionne au boyfriend, qui me dit que pas du tout, la bobinette est une sonnette que l’on tire, c’était comme ça sur les illustrations en tous cas, il revoit nettement la corde même s’il a lui aussi du mal à voir comment le tout fonctionne. Incrédule, je Google, on navigue du texte aux images et ce n’est pas clair, il y a bien une corde mais pas de cloche, plutôt un loquet qui saute, ce serait ça la bobinette, un truc qui tombe au bout d’une corde. On ne tire pas la bobinette, ma citation du Petit Chaperon rouge était inexacte : Tire la chevillette, la bobinette cherra.
Personne ne regrette le couscous décommandé au profit du restaurant vietnamien (un couscous la veille du réveillon…), ma belle-mère découvre avec ravissement le bo bun, ma grand-mère garde un bout de salade au-dessus de la lèvre en dévorant ses nems et son petit bouillon, prélevé sur un pho trop copieux par la serveuse accommodante. Ses gestes sont plus tremblés que jamais. Mon dessert enverrait le boyfriend à l’hôpital, mais je me régale et du goût et de la nouveauté : une boule de glace à la noix de coco dans un smoothie glacé à l’avocat. Des cadeaux sont échangés, certains comestibles d’autres pas, des nouvelles aussi. J’ai plaisir à être là, même si la soirée s’achève par un sentiment d’inachevé — peut-être de n’avoir pas serré dans mes bras mon père exilé en bout de table pour tousser à son aise (nous sommes en nombre impair, il est malade).
Mardi 24 décembre
En bon bousier de Noël, je roule mes truffes vegan. Mes mains paraissent passées au henné.
Pour la recette : une tablette de chocolat noir, une briquette de crème de coco (pas de lait) et du cacao où rouler la pâte refroidie au frigo après avoir fondu au bain-marie.
Je rallie Versailles puis nous rallions la nouvelle maison de ma tante en Normandie, après avoir passé tout un tas de panneaux en -ville.
Ma mère s’affaire dans une cuisine qui n’est pas la sienne, ma cousine se cuisine son repas, ma tante disparait se changer (elle a beaucoup d’allure quand elle revient, avec son chemisier blanc blousant et son pantalon à bande velours — verte). Tous les placards et les tiroirs sont ouverts, les ustensiles jaugés, on fera avec.
Les bougies sapin allumées sur la cheminée coulent à toute vitesse, épilant au passage des touffes de la guirlande qui serpentait entre. Ça sent le sapin cette année, un grand sapin pas en bois, enfin si en bois, mais un bois d’arbre qui a encore de la sève, pas le bois de lattes empilées pour représenter un arbre de Noël design.
L’impression de se manquer, chacun derrière un téléphone brièvement scrollé ou bien le partage factuel d’un quotidien où de menues indignations remplacent le ressenti, les faits partagés sans les émotions associées, je ne sais pas ce qu’ils ressentent, atomes sans petites branches tendues pour s’amarrer les uns aux autres, former des flocons familles -thylènes de Noël. On mange bien. Le feu de cheminée me réchauffe par intermittence. Je calme ma faim avec des blinis, la regrette à mi-risotto.
Minuit est dépassé depuis un moment quand on tire au sort les paquets du secret santa. Tout tombe un peu à côté et nous de fatigue, mais on reste encore un peu, et encore, il est une heure trente, deux, on est au lit à trois heures du matin. Au moment de me coucher, je découvre une enveloppe rouge, un cadeau de Mum. C’est trop, trop adorable et trop tout court, un peu à côté, le spectre du gâchis plane sur ce qui est plus qu’une attention. Un jour peut-être j’arriverai à recevoir cette dernière sans me soucier que tout tombe juste.
Dad m’a appelée, je n’ai pas entendu, je l’ai rappelé, il n’a pas entendu. La messagerie dans la nuit m’apprend que ce n’est pas lui qui m’a appelée, c’est sa poche, j’entends des bribes d’un autre réveillon : Ah ouais ? Ah ouais !… l’aéroport… le Canada, là… je reconnais les voix sans comprendre ce qui se dit, c’est étrange, d’épier sans intention de le faire ce réveillon où je ne suis pas. Les intonations me parviennent comme des didascalies, mon père parle, ma cousine parle, ma grand-mère et mon père encore, je ne distingue pas ce qu’ils disent puis si, pendant deux phrases et la conversation coupe. On ne m’appelait pas, j’ai entendu malgré moi ce qui se disait là où je ne suis pas, ne suis pas triste, la tristesse me traverse peut-être, plus sûrement la fatigue.
Mercredi 25 décembre
[rêve] Je chie des tronçons de baguette, c’est pour ça que je me sentais lourde.
Les uns douchés les autres non, tout le monde émerge difficilement autour de la table de la cuisine où l’on rapatrie les chaises, chacun au-dessus d’un liquide chaud, le panettone lentement égalisé vers la moitié. Je préfère ce lendemain au réveillon, le moment plus brouillon, plus chaleureux.
Le temps glisse comme les corps dans le canapé, affalés et on mange les restes avant d’aller se promener, du sable sous les pieds, des gants aux mains, la plage ne cesse pas d’exister en hiver, quelle étrangeté. Après dix minutes de marche sur les planches de Deauville, ma grand-mère n’en peut plus de marcher, on fait demi-tour sans aller jusqu’au bout de la promenade, jusqu’au bout de notre besoin d’embrun iodé et d’horizon, jusqu’à l’écume où l’eau mange le sable. On se contente du brouillard qui mange la mer, de la lisière lumineuse à l’horizon, lointaine trouée de soleil qui n’atteint pas la plage. On s’en tient aux immenses photographies en noir et blanc plantées dans le sable et la bruine, aux gamins qui s’en foutent que le sable soit mouillé, qui escaladent des monticules évoquant davantage les chantiers que les dunes, on s’en tient au serveur qui fait les vitres d’une terrasse vide en chemise, après le café du soleil sans soleil et café de la mer avec vue sur.
Au lieu de rentrer, on se gare en ville et ma tante et ma mère avancent quatre mètres devant ma grand-mère qui n’en peut pas plus de marcher. On pousse jusqu’à Dupont avec un thé, qui n’a plus de ces gros carré fourrés au praliné dont on se met à parler aux autres avec ferveur Mum et moi. Il reste en revanche du chocolat chaud, un chocolat chaud 70% au goût de café, c’est marqué sur la carte entre parenthèses mais je m’en étonne, me demande si le serveur n’a pas confondu avec le chococcino, mais c’est la même tasse que la dame d’à côté qui regarde à l’horizon au-dessus de sa tasse, même si la mer n’est pas dans cette direction et que l’horizon ici est une extension du seizième arrondissement de Paris avec davantage de colombages. 1000€ la combinaison rouge en stretch de chez Longchamp, nous informe ma grand-mère, qui a bizarrement moins de mal à marcher quand il s’agit de faire les vitrines et se serait bien attardée davantage devant les sacs Chanel. Ma tante presse le pas, voudrait déjà être à la voiture ou chez elle ou repartie — ailleurs, en vérité, ailleurs qui se déplace ailleurs où qu’on aille.
Le retour est plein de feux de route derrière la buée, sourcils froncés ou fantaisistes au cul des voitures. Au milieu d’une zone industrielle un magnifique arbre de lumière surgit puis s’éloigne, parfaite pyramide dorée que son apparition rend pour une fois plus magique que commerciale.
Le Mum’s omnibus dépose d’abord ma grand-mère épuisée. Il n’y a probablement pas que la fatigue et l’indigestion ; l’annonce des travaux qui doivent avoir lieu pour stabiliser la maison et empêcher que les fissures ne la détériorent davantage lui ont fichu un coup au moral, diagnostique ma mère (oui, l’assurance a envoyé le mail un 25 décembre : j’ignore s’il était pré-programmé comme cadeau de Noël — il y en a pour plus de 200 000 € de travaux pris en charge — ou si le salarié de permanence s’ennuyait). Il n’y a probablement pas que l’annonce de travaux qui vont bouleverser son quotidien d’octogénaire ; agacée d’entendre ma grand-mère se récriminer (elle ne veut pas, elle ne retrouvera jamais le même carrelage, ils ne le referont pas sous les meubles de la cuisine…) alors qu’elle s’est tapé toute la bataille administrative pour la prise en charge du dossier, Mum a perdu patience, s’est énervée qu’il n’y avait pas le choix, de toutes façons sa cuisine presque neuve, elle ne compte pas la refaire dans les vingt ans qui viennent, non ? alors quel est le problème, ni elle ni sa sœur n’en veulent de cette baraque, de toutes façons, elles la revendront quand elle ne sera plus là, on ne va pas laisser la maison s’effondrer ni s’asseoir sur 300 000 € à la revente… Ma grand-mère n’a plus protesté qu’en sourdine, clignant seulement davantage des yeux contrariée. Imaginer tout bazardé après soi après n’avoir pas molli sur le foie gras, il y a de quoi se sentir barbouillée.
On la dépose seule dans son immense maison, Mum lui monte son sac, je lève les yeux au plafond cathédrale, sonde deux grandes lézardes.
Le boyfriend, résolu à m’attendre pour dîner malgré l’heure tardive, se soucie quand nous sommes sur le périph’ de savoir si ma mère a mangé, si elle voudrait rester avec nous. Ses mains tressautent sur le volant, oh oui ! puis elle reprend la contenance que la faim et la fatigue lui ont fait perdre, et ajoute, plus très crédible mais adorable, enfin si ça ne dérange pas.
Quand je sonne, le boyfriend a les mains pleines de ce qu’il mitonne au débotté, du tofu sauté aux poivrons dans un mélange réconfortant d’oignons compotés, de sauce aigre-douce (une pointe), soja, trouvera-t-on tous les ingrédients, il nous manque le miel, ah c’est ça, et l’ail qu’on ne sent pas.
Je me sens bien, entouré d’eux deux, c’est doux et chaleureux. C’est dans ce salon en semi-bordel sans arbre de Noël que je trouve ce qui faisait défaut la veille, ce que j’ai envié tout le mois de décembre à chaque fenêtre voilée où transparaissaient les lumières des sapins, chaque lundi soir à l’arrêt de bus, à me projeter dans la cuisine de cet appartement pourtant bien moins confortable que le mien, dans un immeuble qui fait l’angle entre deux rues hyper passantes, une cuisine avec deux assiettes sur un mur bleu, porte coulissante gris foncé, trois photos encadrées et un frigo sur lequel à travers les persiennes j’imagine aimantés des photos, une liste de courses ou un emploi du temps scolaire, j’ai envié ça, moi qui n’imagine qu’avec crainte vivre ensemble, j’ai eu envie d’un lieu où l’on se retrouve à plusieurs pour manger, l’envie d’un foyer.
Le soir de Noël, quand toute célébration est passée, je le trouve, ce foyer, assise à côté de Mum sur le canapé du boyfriend qui nous accueille avec toute la générosité de sa cuisine et m’offre des livres de recettes qu’on passe en revue, comme jadis les magazines féminins, condamnant tel ou tel aliment, salivant devant des associations de saveurs auxquelles on n’aurait pas tout à fait pensé. Deux des trois livres sont auto-édités, Mum me demande comment je le sais, l’absence de mise en page ne lui a pas sauté aux yeux, je m’étonne et de ça et de la manière dont le boyfriend choisit ses cadeaux, sans se laisser porter par les têtes de gondoles ou la rêverie des rayonnages, étudiant le contenu avec force recherche sur les forums (ici végétariens). Je me sens enveloppée, nourrie. (aimée)
Jeudi 26 décembre
Le boyfriend déballe son cadeau livré à perpète au lieu de tout à côté, j’y suis allée avec ma ceinture lombaire, ai tenté de le porter sur ma tête pour préférer la hanche, merci aux poteaux-bitoniaux pour soulager les bras. Pas une boulangerie ouverte de toute la rue déplore-t-on sur mon passage, l’air fryer est livré sans croissant. On fait la liste de tout ce qu’on pourrait jeter dedans, le boyfriend frémit quand, à propos des aubergines, je remplace beignet par tempura.
Emmitouflée, je lis sur le perron au soleil. Il fait si beau, ce n’était pas arrivé depuis si longtemps, du moins dans mon ressenti… je ne me résous pas à rentrer quand je commence à avoir frais au corps et mal aux fesses, me lance plutôt dans une expédition médiathèque-de-Paris. Le rayon poésie est d’une tristesse, très scolaire, mais il y a des Jeanne Benameur qu’il n’y a pas à Roubaix, et je feuillette une anthologie curieuse de broderies, c’est son titre, anthologie curieuse, et c’est moi aussi qui mets mon nez dedans, ça m’aère. Au retour, ce sont les branches nues et noires qui brodent le ciel infusé de lumière pâle et intense, bientôt étayé par les illuminations de Noël, des guirlandes dans les branches comme un ciel étoilé, entre les rues en l’air pas encore allumées, au rez-de-chaussée sur une balustrade en fer forgé seule de l’immeuble, la joie en solo.
Lorsque l’autocomplétion de Google reste muette, je pense que c’est ça, l’expression du boyfriend est bien une invention familiale, mais Wikipédia m’apprend que c’est de l’argot partagé depuis 1976 et que l’on peut donc vraiment avoir les yeux en trou de bite.
Je ne me laisserai plus faire : c’est bien écrit, bien joué, bien exaspérant. Le timing m’insupporte, les secondes de trop le sont même à dessein ; elles font exister le comique, oui, mais le noient dès la naissance, l’avortent dans l’absurde d’un komisch qui ne fait plus rire. Au bout de dix minutes, je me suis dit que le temps allait être long. Il l’a été.
Vendredi 27 décembre
Le livre dans le sac y reste, il fait trop froid pour s’arrêter, je le trimballe jusqu’au parc Montsouris, aller et sur le retour accompagné de tout un tas de victuailles japonaises sous sachet plastique. Mon genou droit me fait claudiquer sur la fin.
Des objets ronds dans les arbres du parc : un ballon rose et un de foot perchés sur un enchevêtrement de branches nues, des boules de Noël tout autour un conifère.
Le ciel ressemble à un exercice de trigonométrie.
Oppenheimer : le casting est un crossover de Peaky Blinders, Mr. Robot et The Boys (Hughie ! s’exclame le boyfriend qui l’a remis avant moi).
« You don’t get to commit sin, and then ask all of us to feel sorry for you when there are consequences. » J’ai appuyé sur pause : le péché dont elle parle, c’est l’infidélité ou d’y avoir mis un terme, ôtant par là son soutien à une personne suicidaire ? Plus tard dans le film, je comprends que ce n’est ni l’un ni l’autre, plutôt un garde-fou sur le traitement de la culpabilité quand celle-ci émane de l’homme ayant présidé à la création de la bombe atomique — un garde-fou du réalisateur qui vaut autant pour lui-même que pour ses spectateurs-exégètes.
[spoiler] Et j’ai rêvé la main gantée de noir qui apparaît brièvement sur sa nuque dans la baignoire ? Le boyfriend l’a vue aussi, mais l’interprète comme une trace de sa culpabilité à lui, pas comme l’assassinat préventif d’une communiste.
Samedi 28 décembre
Il ne fait pas gris, il fait blanc. Sans soleil, la journée n’est plus rythmée, le temps ne passe plus si visiblement — première étape pour tâcher de se dédouaner de celui dont on ne fait rien.
Tu m’étonnes que je n’avais pas été payée : je n’avais pas envoyé la facture.
Après Oppenheimer hier, Gattanca : deux bons films, mais aussi deux boy’s clubs. Autant ça peut se justifier pour Oppenheimer vu l’époque représentée, autant le futur de Gattanca est à ce niveau déjà daté.
Dimanche 29 décembre
[rêve] Le cours de danse s’enlise ; trente minutes et nous sommes encore aux pliés.
Au réveil, j’apprends la nomination de Roxane Stojanov la veille au soir dans Paquita. Elle avait un aplomb d’étoile dans Rearray.
Tofu frit et curry japonais
Glace coco et smoothie avocat (23 déc.)
La Cité de Dieu : un bon film, bien déprimant.
Lundi 30 décembre
Dada Masilo est morte le 29 décembre à 39 ans. C’est une hécatombe de décès précoces dans le monde de la danse ces derniers temps, Dada Masilo suivant Michaela DePrince (29 ans) et Vladimir Shklyarov (39 ans).
Un repas bien français au restaurant vietnamien avec Mum et ma marraine : nous parlons essentiellement de nourriture. Je suis arrivée les mains vides, ma marraine avec des cadeaux, et cela m’a semblé normal sur le moment : quand grandirai-je ? Évidemment qu’elle n’allait pas se contenter du déjeuner proposé comme cadeau, j’aurais dû le savoir et agir en conséquence.
En versant le thé au gingembre, j’ai fait tirer la langue à l’éléphant.
Rendez-vous inutile chez la gynéco : passé 30 ans, il n’y a plus de frottis tous les 3 ans, mais un autre examen plus complet tous les 5 ans. Je me sens bête, me confonds en excuses.
Regardant le premier épisode de Chernobyl, je ne cesse de penser au roman de Svetlana Alexievitch sans me souvenir ni de son autrice ni de son titre (La Supplication).
Il faut la saisie dans le moteur de recherche pour se rendre compte de la différence orthographique de la ville-cataclysme, qui n’a de T qu’en français.
Je n’ai encore préparé aucun cours, mon dos rechigne, mon genou droit est en PLS. Ce n’est pas encore la panique, mais presque la détestation de soi. Je n’ai envie de rien, tout désir en berne ou plutôt : envie d’une myriade de choses que je suis incapable d’aller chercher, pas l’énergie pour, tout se ressent comme effort, comme paralysé par le froid. J’essaye de me rassurer, ce sont les hormones, je le sais, je ne dois pas tenir ce que je pense ces jours-ci pour une vérité, et pourtant. Je l’éprouve ainsi. SPM.
Mardi 31 décembre
Insomnie matinale. Le jour n’est pas levé que, derrière mes paupières, des monstres lumineux mangent l’ombre. La respiration en cohérence cardiaque chasse le spectre de la migraine ophtalmique. Les pensées parasites parasitent, j’essaye de prendre la distance, passe derrière la rambarde d’une patinoire imaginaire et les regarde tournoyer devant moi, l’une sort vexée de la piste, et soudain il n’y a plus personne, maintenir l’image de la patinoire me demande toute l’attention mentale que le manque de sommeil m’autorise. D’image mentale, la patinoire redevient souvenir, celle de Boulogne-Billancourt où l’on allait avec l’école, où j’ai appris à patiner et où s’entraînait parfois en même temps une championne (Surfa Bonaly ?), et l’esprit divague, est-ce que je pourrais prendre des cours de patinage artistique, y a-t-il seulement une patinoire pas loin de chez moi (je ne crois pas).
L’humeur s’améliore au cours de la journée : la lecture vaut méditation et remettre mon corps en état de danse m’apporte son lot d’endorphines. Ce n’est donc pas un réveillon SPM, mais un réveillon à la cool, plateau de makis en pilou-pilou et chaussettes à paillettes pour marquer l’occasion. On s’ambiance en regardant la série Chernobyl, le contraste me fait rire et le voisinage calme m’épargne tout FOMO. Bonne année à vous.