Le titre est beau. Il m’attire, comme m’attire le mélange d’essai et de récit à la première personne. Ça commence bien entremêlé, puis Julia Kerninon tire si fort le fil que soudain je me demande comment j’en suis venue à lire une biographie de Gertrude Stein. On finit par s’éloigner, on divague et ça se précise, je crois.
Gertrude Stein fait figure de maîtresse du passé qu’on réécrit pour s’écrire soi, prendre la place dont on rêve ou qu’on mérite (on hésite entre gros melon et petit rééquilibrage féministe). Le passé devient un présent dont on n’a pas pu se saisir, dont on se ressaisit — un passé qui n’en finit pas de passer, de rester présent. Ces considérations sont d’autant plus stimulantes qu’elles sont ancrées très concrètement dans la grammaire, dans l’expérience de l’autrice comme traductrice. J’aurais aimé que ce soit davantage fouillé.
Par exemple sur la conjugaison : Julia Kerninon souligne de fort intéressantes choses sur le prétérit, mais quid du present perfect ? Si le prétérit est bien cette île passée détachée de tout présent, alors le present perfect doit être une presqu’île menant ou revenant du passé, il doit y avoir quelque chose à y trouver.
J’aurais aimé aussi que les liens soient moins souterrains, des ponts plus que des tunnels. Car en dehors de ces archipels grammaticaux où le sens affleure, je me demande souvent quel rapport, quel lien ? Quand Julia Kerninon cite Deborah Levy, je me dis que leurs travaux se ressemblent, plaisants et pleins d’amorces intéressantes… qui ne vont nulle part. Je ne peux m’empêcher d’être déçue et m’en console comme je peux : la déception serait-elle plus stimulante qu’un tout bien ficelé qui s’oublie plus facilement ? On se retrouve avec un essai à transformer et finir soi-même, un essai FIY finish it yourself.
La raison d’être de la ponctuation est notamment d’aider le lecteur à associer correctement tous ces petits osselets, en les réunissant en groupes sémantiques, comme des kits de montage en sachets […]
Quand je la lis, régulièrement je m’égare, parce que je confonds les adverbes et les prépositions, je me trompe dans mon association des petits vocables américains, je favorise une hypothèse erronée et je remonte la mauvaise piste, et c’est seulement arrivée au dernier mot de la phrase, qui n’a sa place nulle part dans ma logique, que je comprends que j’ai fait fausse route, et je reprends au début. Être parvenue à faire une aventure non pas de son argument, mais de sa phrase elle-même, quel génie.
Ça a l’air mi-génial mi-imbitable.
[idéal de l’écriture comme] l’art performance qui nous propose de considérer des émotions comme le regret d’avoir donné, la honte de n’avoir pas pleuré, la honte d’avoir tort, l’hésitation, la fureur, la timidité, des émotions que nous connaissons mais qui dans la réalité ne nous arrivent jamais que par surprise. Nous n’avons pas le temps de nous y préparer, et l’instant d’après ce n’est déjà plus qu’un souvenir, même pas une expérience, un fragment de mémoire floue comme du verre flotté dont nous ne pouvons tirer aucune leçon. L’art performance et certaines pièces d’art conceptuel imaginent des installations qui reproduisent comme magiquement ces émotions, pour nous donner enfin une chance de les regarder en face, et d’y penser.
Et si j’aimais la danse précisément pour ça, pour l’incarnation d’émotions qui se laissent contempler ?
[la traduction] dans cet exercice, je suis plus proche des textes que je ne le suis même des miens […]. C’est comme une forme de lecture maximale.
(Déjà dans la copie j’éprouve une forme plus soutenue de lecture.)
Aimée aussi : l’idée qu’écrire cet essai était une manière de continuer à lire.
Ce qui me captive, c’est la façon dont le passé ne cesse de revenir à nous sous une forme nouvelle, comme s’il nous poursuivait ou nous devançait, comme s’il contenait déjà en lui tout ce qui se passerait après. […] pour les Grecs anciens, les rêves étaient des oracles prémonitoires, venant nous parler de ce qui est à venir, nous alerter, nous préparer, contrairement à notre croyance moderne qu’ils nous instruiraient plutôt sur le passé déjà vécu. […] C’est peut-être ça que dit le prétérit anglais souvent identique au présent : on dirait le présent, mais c’est le passé.
Les deux ne me semblent pas incompatibles. Notre lecture présente du passé constitue un moyen de nous projeter dans le futur.
J’essaie de dire que pour moi, le passé est là tout le temps, comme les morts, comme certains faits ayant eu lieu longtemps avant ma naissance continuent d’exister en moi, de se déployer en un fouet souple […]. Le limon met du temps à se déposer au fond du verre, à libérer l’espace et le regard.
Spontanément, j’aurais invoqué la boule à neige ; le limon fait plus sérieux. Le passé n’en finit pas de se relire. (Je l’ai découvert en écrivant des lettres de motivation, qui chaque fois relisent le même CV pour le faire aboutir comme nécessairement au poste convoité.)
Écrire sur ce qui s’est passé, c’est se ressaisir de ce qui nous a forcément échappé, et tenter de lui donner une forme lisible, une cohérence.
De fait, ça s’est rarement passé comme ça : ça s’est passé et on le raconte comme ça.
Les mots que nous choisissons, parfois à notre insu, composent une histoire aux dépens de toutes les autres.
Ça me défrise parfois, j’aimerais écrire en arborescence, à partir d’une même phrase développer deux paragraphes concomitants.
Dans l’élan d’écrire sur le passé, je crois qu’il y a toujours le désir conscient ou non d’imposer sa version des choses. Pourtant, quand un écrivain entreprend de le faire, il lui est impossible de prédire s’il va capturer ce passé, le neutraliser, avoir le dessus, avoir le dessus, ou au contraire devenir sa proie, et demeurer à jamais prisonnier de son propre récit comme d’une boule de neige.
Expérience similaire en écrivant le journal de ce blog : vais-je réussir à capter des moments et les archiver ? arrêter de les ruminer après avoir jeté sur eux un filet de mots (neutralisation réussie) ? détruire toute puissance et faire retomber le soufflé avec des phrases trop lourdes (neutralisation ratée) ? me laisser embarquer dans une narration ou des atermoiements interminables quand j’avais prévu d’en finir avec ?
Écrire un livre, c’est ce même mouvement circulaire que font dans les films les gangsters avec une pointe du diamant sur une vitre, sciant une issue au bord tranchant par laquelle ils espèrent passer la main pour attraper un trésor, une œuvre d’art dans un musée la nuit, au péril de leur honneur et de leur vie.
À tâtons, essayer de choper le truc.
Pour la circularité : dans Le passé est ma saison préférée le titre de chaque chapitre correspond aux derniers mots du chapitre précédent.
Il y a bientôt dix ans, j’ai soutenu un doctorat de littéraire, qu’on pourrait définir plus simplement comme un diplôme en patience.
[…] je pose le livre ouvert à côté de moi, je le cale avec la tranche d’Against Love de Laura Kipnis qui a exactement la bonne densité pour ça, et je tape mes notes pendant une heure ou deux.
Le graal. Il faudrait que je fasse des essais avec divers ouvrages de ma bibliothèque ; souvent je me sers de mon portable, en priant pour que le poids ne marque pas le dos du livre.
Représentation du samedi 23 novembre Toutes les photos sont de Stéphane Bellocq
et sont tirées d’autres représentations
La compagnie Illicite Bayonne passait au Colisée avec La Belle au bois dormant de son chorégraphe attitré, Fábio Lopez. Ce dernier nous avait fait travailler en atelier un court extrait de la variation du prince, et j’étais curieuse de voir ce que l’ensemble donnerait.
On peut déjà saluer l’entreprise de reprendre un grand ballet du répertoire en langage néo-classique avec en tout et pour tout onze danseurs, corps de ballet et solistes inclus. Curieusement, d’ailleurs, ce sont les scènes d’ensemble les plus réussies. Avec seulement quatre couples de danseurs, parfois moins, la scène est pleinement occupée, ça virevolte, ondule, torsade et pique de partout. La quenouille sur laquelle se pique Aurore dans la tradition devient ici un motif stylistique, repris dans des mouvements de mains — de doigts, même ! — très précis, qui donnent vraiment du piquant à l’ensemble. C’est particulièrement visible chez Carabosse, il est vrai interprétée par le chorégraphe (voir le mouvement dansé par le corps qui l’a forgé est toujours révélateur). La gestuelle, très expressive (expressionniste ?), me plaît beaucoup, comme me plaît celle de Thierry Malandain, dont Fábio Lopez a été le danseur. La filiation est là, il y a de ça, en plus nevrosé-torturé.
Autant le chorégraphe s’est approprié les ensembles, autant je comprends moins son (absence de) parti-pris pour Aurore, à la partition très classique, dans ce que le terme peut avoir de plus rigide. « Celle qui dansait Aurore interprétait moins que les autres, » déplore le boyfriend. Et pour cause, elle n’avait pas grand chose à se mettre sous le chausson. Je suis assez d’accord avec une ancienne camarade, « on dirait une variation scolaire de fin d’année ». Les pas d’école s’enchaînent sans relief, comme si le passage sur pointes avait fait perdre sa gestuelle personnelle au chorégraphe (hormis la fée et Aurore, tous les rôles sont dansés en demi-pointes). J’ai pourtant du mal à croire qu’il ne s’agisse pas d’un choix, fut-il maladroit. Ce contraste malheureux serait-il là pour vider la princesse de sa substance, et transférer le centre de gravité du ballet vers le prince ? Aurore fait sa princesse en paillettes, pointes et tutu, l’archétype est planté, on peut l’évacuer et se concentrer sur le prince… dont on ne sait pas trop s’il s’agit de Florimond ou d’un « prince des ténèbres » à la généalogie plus trouble.
La feuille de salle, rédigée avec les pieds, explique en effet avoir introduit un nouveau personnage, fils de Carabosse : « Le ballet de Tchaïkovsly crée un merveilleux monde musical pour Carabosse dans le Prologue mais les thèmes apparaissent à peine à nouveau dans le ballet et donc le grand personnage Carabosse est mis de côté. Sans aller trop loin, je crois que nous avons essayé de résoudre ce problème narratif avec l’introduction d’un nouveau personnage, son fils, un Prince des ténèbres. » On aurait donc un prince pris entre un amour pur(ement abstrait) pour Aurore et l’influence de sa maléfique maman, laquelle endosse les habits de la marâtre en « ensorcelant » son fils pour que ce soit lui qui présente à Aurore l’épine sur laquelle elle se pique (épine pénis ?).
Dans ce scénario, Aurore n’a pas plus de consistance que la Dulcinée de Don Quichotte ; elle n’est là que pour aider le prince à régler son complexe d’Œdipe et tuer le père — enfin la mère, interprétée par un homme (chez Perrault, c’est une ogresse qui veut dévorer sa belle-fille et ses enfants). Le prince tue Carabosse, le bien triomphe sur le mal, (l’homosexualité est refoulée ?) ils se marièrent et vécurent moyennement heureux.
Je ne suis pas bien sûre de tout ça, j’avoue, j’ai fait mon max pour essayer de retrouver du sens, mais sur le moment, l’intrigue n’est pas aisée à suivre, même en connaissant l’histoire et la version Petipa du ballet. Je n’ose pas imaginer quand on n’a pas cette dernière en tête et qu’on se demande ce que fait Aurore à danser en somnambule un bandeau noir sur les yeux. Quand on connait, en revanche, ce déplacement narratif de l’adage à la rose est assez savoureux… même s’il est aussi un peu sadique, parce que les équilibres sont suffisamment difficiles pour qu’on n’y ajoute pas la gêne d’un bandeau (la danseuse pourtant solide galère un peu, la pauvre). Et symboliquement gênant, maintenant que j’y repense… normalement ce passage intervient au premier acte quand Aurore, tout à fait éveillée, rencontre ses prétendants ; de le transposer après qu’elle s’est piquée et faire se succéder les partenaires alors qu’endormie, elle n’a pas son mot à dire prend symboliquement des allures de viol collectif. Le Beau au bois dormant aurait-il eu besoin de renfort ? Bref, arrêtons là les frais interprétatifs, ça devient glauque alors qu’on n’y pense pas tant que les danseurs font vivre le conte.
Une dernière chose m’a interpellée, moins par rapport au ballet en lui-même, qu’à mes attentes inconscientes de spectatrice : le choix des solistes, plus petits et costauds que le reste de la compagnie, soit le contrepied des physiques de prince et de princesse. Le simple fait que cela fasse bizarre montre que c’est nécessaire ; on doit pouvoir voir un Prince pas bien grand et une Aurore robuste sans se dire qu’elle est « moins gracieuse » (déjà, gracieuse, je déteste ce terme qui habille d’élégance tous nos préjugés). Mais il y a encore du boulot, vu les réflexions entendues à la sortie… et mes propres pensées-réflexes, que j’ai du rejeter, alors même que j’avais déjà en mémoire un modèle similaire, mon ancienne prof de danse, qui participait avec nous aux spectacles, possédant à peu près les mêmes proportions et une manière similaire de danser (avec des accélérations et suspensions très nettes, qui rendent la danse très vivante).
Pour notre dernier repas ensemble, le boyfriend voulait quelque chose de quand même… quelque chose de bien, pas un repas de restes. Il nous prépare une salade de chèvre chaud de chef, avec des rocamadours du fromager et un de ces miels semi-solides vendus dans des pots en verre carrés. Quelques noix concassées par-dessus. On se régale. Pour le dessert, on se partage une religieuse au chocolat (et au café pour les petites crottes de la collerette) qui vient de la boulangerie du coin de la rue. Elle est assez bonne pour n’être pas mauvaise, mais assez lambda aussi pour s’engouffrer sans manière, ce qui est une autre forme de plaisir en soi. En finissant chacun notre moitié, on se surprend à penser qu’on aurait pu en manger chacun une. C’est bien aussi, on finit la deuxième saison de Mindhunter sans être écœuré (en passant le générique pour éviter les images subliminales de cadavres).
Dimanche 3 novembre
Ses mains chaudes autour de ma taille rappellent à mon corps comme il sait si bien s’amollir et comme, déjà, il a repris sa tenue de qui a à faire ce qui est devant être fait. Je fourre mon nez dans ses cheveux, autant pour humer la rémanence de son parfum que pour échapper aux émanations fétides d’une nuit trop couverte. Et déjà, je suis à la porte. Au métro. Au train. Rentrée.
Me laissant transporter sans trop sortir mon téléphone, je remarque pour la première fois un invader dans le tunnel du métro — mosaïque noire et grise juste après Porte d’Orléans, en allant vers Alésia. L’incongruité (ou mon attention flottante) me réjouit. Plus loin sur la ligne, des vociférations racistes me font sursauter : « Les musulmans sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les arabes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. » Le racisme le cède au prosélytisme tandis que le prêche du dimanche se rapproche. Je suis presque soulagée par l’élargissement des invectives : « Les bouddhistes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les faux chrétiens sont les malades. » Ah ? Un adjectif s’est glissé parmi les croyants. Il faut refaire un tour des religions, musulmans, arabes, boudhistes, chrétiens (sans chercher l’intrus) pour obtenir la fin du sophisme : « Les faux chrétiens sont les malades. Les méchants et les criminels de ce monde sont les malades. Accepte Jésus pour ta guérison. » Doit-on en déduire que Jésus est la science ? Vous avez deux stations.
Je rêve qu’on m’étrangle (je sais qui est on) mais au moment où je perds conscience, où je meurs peut-être, je me réveille — à l’intérieur du rêve. Expression plus littérale de l’angoisse, tu meurs.
Le stress monte, les tâches s’empilent, je les vois immenses en contre-plongée. Le cours du soir me semble fouillis ; difficile de voir clairement les corrections à donner quand et les élèves et moi sommes concentrées sur la mémorisation des exercices. Je relis la rentrée de septembre sous ce prisme : le même fouillis mnésique avec en plus les prénoms à retenir, les visages à reconnaître, les organisations corporelles à deviner. Forcément, c’était beaucoup, forcément c’était trop.
Mardi 5 novembre
Je mesure le stress accumulé à la longue nuit dont j’émerge : neuf heures et trente minutes de sommeil qui ont coupé court, l’anxiété fauchée. Le plaisir a de nouveau sa place ; la polenta que je cuisine pour une fois avec assez de sel et d’huile d’olive (et des olives, et des herbes de Provence) me contente plus qu’elle ne devrait.
Au cours de barre à terre, les grimaces de surprise m’apprennent qu’elles non plus n’avaient jamais vraiment compris l’implication musculaire de « repousser le sol ». Elles me pressent de réitérer l’exercice-découverte auprès de leurs camarades du cours classique, et nous voilà toutes agenouillées, orteils en dorsiflexion, puis debout, oscillant sur demi-pointes en tentant de pousser sur nos orteils, sans nous contenter de tout empiler et faire peser sur le coussinet.
Parce qu’elles sont réceptives, arrivées aux tours je leur propose d’essayer l’exercice de ma tutrice pour débloquer la tête. Et c’est ainsi que des trentenaires / quarantenaires / cinquantenaires se mettent à sautiller en diagonale et à tourner sur leurs deux pieds une fois arrivés au bout. Il faudra réitérer pour savoir si cela fonctionne aussi bien sur les adultes que les enfants ; en attendant, la régression de l’expérimentation nous amuse.
À la fin, T. me remercie pour les cours toujours vivants et dynamiques. Je suis davantage allée vers elle ce soir, alors que je l’ai un peu négligée jusque là, ne sachant pas trop par quel bout prendre les corrections avec elle (il y a des corps qu’on lit moins facilement que d’autres). Je dois prendre garde à ne passer trop vite sur les élèves moins doués ; ils ne sont pas moins passionnés que les autres, et se montrent souvent plus sensibles à des encouragements et attentions qu’on leur prodigue plus chichement. Je repense aussi à ce hack de ma tutrice : quand on ne sait pas quoi dire à une élève, inventer une correction bidon, n’importe, juste pour montrer qu’on fait attention à elle… et l’attention stimulée, on se met alors à trouver des corrections réelles qui peuvent faire progresser.
Le bus ne daigne pas passer, ou il est déjà passé, mais F. me sauve en me ramenant au métro. Je m’y laisse fasciner par le sosie de Gaspard Ulliel, même regard, même lèvre ourlée, sa beauté me déstabilise. J’en oublie mes réflexes oculaires, me fait peut-être bien surprendre en plein délit de dévisager. En face de moi, un type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême, n’arrête pas de taper sur la cuisse de mon voisin, lequel à chaque fois, sans jamais montrer aucun signe d’agacement, ôte son écouteur, fait répéter le prêtre qui n’est pas d’ici, et acquiesce, ça c’est un bon gars, parole d’honneur, un chic type, avec lui à côté de moi je ne risque rien, moi qui suis jolie, mains qui repoussent pour dire c’est en tout bien tout honneur, parole d’honneur, sans maquillage ni rien, ça c’est pouce en l’air. Avant de descendre à Lille Flandres, la réincarnation de Gaspard Ulliel me fait signe du regard, je ne rêve pas, ses yeux reprennent à plusieurs reprises la même glissade. Perdue dans mes fantasmes de midinette flattée, je reste interdite, me demande un court instant s’il me fait signe par-dessus la jeune femme qui l’accompagne, avant de me reprendre, le métro déjà reparti : la station de la gare charriant son lot de voyageurs, il me suggérait plus probablement de saisir l’occasion pour descendre, changer de rame et échapper aux paroles d’honneur du type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême. Lequel reste encore avec nous quelques stations. Lorsqu’enfin il descend, un voyageur pourtant monté peu de temps avant ne peut réprimer une exclamation de soulagement, il n’en pouvait plus.
Des nouvelles de la maman avec qui j’avais discuté en visio : sa petite fille qui avait passé le premier tour des sélections à l’école de danse de l’Opéra n’a finalement pas été retenue. J’imagine les montagnes russes émotionnelles. Je suis malgré tout contente d’avoir eu de ses nouvelles.
Dans mes DM Instagram aussi, une réponse qui me soulage ; je craignais d’avoir été inopportune et blessante quelques jours auparavant. Le « dur » a été perçu comme honnêteté amicale.
Mercredi 6 novembre
Dans le bus, une voix de gamin m’insupporte. Pourquoi leur faut-il constamment commenter l’inintéressant d’une voix suraigüe ? Je ne pourrai pas H24. Déjà que ça me semble compliqué pour les heures à venir…
Je ne lutte pas avec le dernier groupe. Tant pis, ce ne sera que du très à peu près, tant pis pour elles. Et elles se marrent, pour certaines. La miss infernale a décidé aujourd’hui qu’elle était Picasso, se donne des manières et parle avec un accent surjoué. « Pourquoi elle prend un accent italien ? » demande I. depuis l’autre barre. Probablement que je hausse les épaules, fais une moue dubitative ou ignore carrément la remarque. J’ai renoncé avec cette classe en général et cette élève en particulier, je ne cherche plus à comprendre, j’attends que ça passe. « Picasso n’était pas italien » poursuit I., offusquée par l’incohérence de sa camarade. Tiens, c’est vrai, je n’avais même pas relevé.
Après le cours, la dame rayonnante de l’accueil me dit qu’en sortant du cours, I. a dit à sa mère que c’était génial. Je la regarde incrédule : I. ? On parle bien de la même ? La I. qui passe son temps à râler qu’elle est fatiguée ou qu’elle en a marre de ce qu’on fait ? Celle-là même. Il n’y a pas que les voies du Seigneur qui sont impénétrables, c’est ce qui me vient à l’idée dans le métro retour en y repensant (encore de magnifiques fossettes parmi les passagers, gratouillant la tête hirsute d’un tout petit chaton adorable dans une écharpe). Je suis évidemment fatiguée à la fin de la journée, mais il me reste une certaine clarté mentale, c’est appréciable.
Qui peut bien m’envoyer une lettre si épaisse ? Je ne reconnais pas l’écriture, mais quand j’avise les timbres Pokémon, soudain je sais. C’est le livre. J’ouvre, et c’est joyeux et un peu triste et émouvant et incroyable. C’est tellement elle, ces deux paquets avec leur étiquette, que je ne sais pas quoi répondre à part OH MY FUCKING GOD, ce qui me vaut un emoji diablotin violet en réponse.
Jeudi 7 novembre
Petite insomnie d’endormissement. Un moustique écrasé à deux heures du mat’. À deux heures du mat’ en novembre.
Elle craignait que ce soit trop facile mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas si débutant que ça. J’en suis ravie, même si cette crainte du trop facile me surprend de la part de l’élève qui a probablement le moins de facilités du cours.
À la barre au sol, je bugue pour désigner la partie de la jambe du genou au pied, invente à la volée l’avant-jambe, calqué sur l’avant-bras. Une jeune femme s’amuse de mon cafouillage : dans le développement du schéma corporel la jambe est précisément la partie du genou au pied ; au-dessus, c’est la cuisse. Et l’ensemble ? On a un problème de synecdoque. Et de pléonasme lorsque l’on parle du travail du bas de jambe.
On s’attarde dans les vestiaires avec A. Il n’y a plus que nous. A. évolue dans un environnement de travail toxique qui fait un double effet kiss cool avec sa maladie chronique — maladie chronique en dépit de laquelle elle a commencé la danse : cette femme est badass. Badass mais au bord de craquer — d’après la police, parce que d’après les organisateurs elle est déjà en plein burn out. Le niveau de saturation mentale est tel qu’elle n’arrive plus à savoir si elle orthographie correctement certains mots, elle les copie-colle. Je le vois en cours : son cerveau refuse de processer les coordinations un peu plus complexes (et je ne sais pas comment l’expliquer, mais je vois que c’est de la fatigue, pas une difficulté de motricité). On parle un assez long moment ; je l’encourage à aller voir son médecin pour un éventuel arrêt maladie. Sa fille dit pareil. Son mari ne comprendrait pas (l’auto-censure face à la personne avec qui on vit, si ce n’est pas un red flag, ça aussi…). Elle ne demande jamais d’arrêt, même quand elle n’en peut plus, même si ça joue contre elle pour le renouvellement de sa RQTH. S’arrêter, ce n’est pas elle. C’est vrai, je renchéris, ce n’est pas elle, c’est eux : ses collègues qui la poussent à bout (les anecdotes sont assez hallucinantes). Quand on se quitte, elle paraît un peu plus encline à considérer la partie d’elle qui se dit que, quand même, ce ne serait pas mal, peut-être, de sauver sa peau.
Vendredi 8 novembre
[rêve] Dans une grande salle aux airs d’église, N. fait danser des enfants. Ou c’est une fête d’école. Il y a des enfants, du brouhaha, du mouvement. Puis c’est plus calme et nous sommes dans un coin de la pièce, G. et moi, immobiles dans les bras de l’autre, lui face à la salle moi face à l’angle. Quelqu’un, une figure d’autorité en ces lieux (prof ? prêtre ? surveillant ?), nous demande de nous écarter. Je me décale comme on ôte un paravent, pressentant un problème : de fait, il a le sexe à l’air, pantalon baissé. Je le sentais confusément. Il se fait réprimander. En contrebas, la table du réfectoire, dont le revêtement mat fait penser à une longue table de tennis de table, est toute sale. Elle a été sablée pour que les enfants puissent danser dessus sans glisser. Il faudra penser à la nettoyer avant d’y manger.
Et si on déclinait les analyses colorées de Michel Pastoureau dans l’univers du ballet ? Je passe déjà en revue les ballets pour classer les costumes par couleurs, l’étrangeté d’Alice en violet, la fée Canari et la Mort en jaune, l’exception des Émeraudes en vert, le ballet blanc qui ne l’était pas toujours… Ça y est, j’ai les neurones excités. Insomnie.
Samedi 9 novembre
[instantanés oniriques] Le lion posé sur les draps froissés comme un chat se retrouve dangereusement proche de mon visage pendant la levrette. / Des parents d’ados se dépannent de films-pellicules — avec deux ou trois expositions, tu préfères ? Mon inconscient a inventé les filtres Snapchat sous forme de Polaroïd. / Je récupère les baguettes dans un bol à ramen mis à tremper ; je ne vais pas les laisser dehors sous la pluie. / Bols de croquettes remplis, les chats sentent le départ.
C’est un fiasco total. Non seulement je dois donner quatre heures de cours en en ayant dormi cinq à cause d’une insomnie, mais j’ai complètement merdé, aucun atelier de préparé, persuadée que c’était la semaine d’après que je devais récupérer les deux groupes en même temps. Les élèves ne sont pas au courant, rechignent pour certaines à l’idée de passer l’intégralité des quatre heures en classique. Un groupe de copines me presse de les laisser inventer une choré en autonomie ; dépassée, je lâche, il n’y a de toutes manières pas assez de mètre linéaire de barre pour faire cours tous ensemble — ce à quoi je me raccroche en l’absence d’atelier. Même ainsi, c’est l’anarchie, les plus jeunes mettent un temps infini à lacer leurs pointes, des élèves qui ne suivent pas le cursus complet et viennent prendre seulement un cours en plus arrivent en décalé alors que la barre est terminée (je les envoie s’échauffer dans le studio d’à côté) et ça discute dans tous les sens, je n’arrive pas à me faire entendre, je n’arrive pas à penser alors que tout est improvisation, tout est décision à prendre à la volée. Ce n’est pas qu’une impression de lendemain d’insomnie : les plus calmes et plus âgées gonflent les joues face au temps perdu en bavardages. C’est le chaos. Je ne cherche même plus à bien faire, juste à tenir. Jusqu’à la fin, jusqu’au déjeuner, jusqu’à la minute suivante.
Deux nouveaux élèves se sont présentés à mi-mâtinée, deux garçons d’un niveau avancé : j’abandonne l’idée de travailler la variation de la flûte de La Bayadère et me rabats sur celle du danseur en brun de Dances at a Gathering que nous avions travaillée avec les plus jeunes — leur avance leur donne de l’assurance et évite tout ralentissement supplémentaire pour les plus avancés. Apprendre l’intégralité de la variation est utopique alors, lorsqu’il ne reste plus qu’un quart d’heure, je leur propose d’improviser une fin, en se laissant guider par le mélange de lyrisme et de caractère qu’ils ont appréhendé jusque là. Et c’est le seul beau moment du cours, cette improvisation dans laquelle ils se lancent avec plus ou moins de confiance. J’y admire la sensibilité poétique de la petite M. ou encore les trouvailles au caractère trempé de C., plus avancée, qui confirme adorer Carmen, ou Esmeralda je ne sais plus. Surtout, il y a ce moment où la musique fait croire à un arrêt : tous spontanément étirent et suspendent leur geste, et alors, tous autant qu’ils étaient chacun dans leur bulle se trouvent réunis en un même tableau, c’est très beau.
Ne sachant pas plus si je devais dois assurer le cours suivant avec des élèves que je n’ai pas en temps normal, je reste dans le studio. Attendant un cours qui a heureusement été annulé, j’en profite pour passer la variation de Nikiya. Je retrouve un peu de calme, de plaisir aussi.
Plus de neurones. Seize ans après tout le monde, je regarde Mamma Mia sur Netflix et mamma mia que c’est cringe par moments, ce traitement amoureux de la relation père-fille — il n’y a pas de mots ou de gestes déplacés, mais tous les plans sont saturés des codes de la comédie romantique.
Dimanche 10 novembre
j’étends la lessive, lave les justaucorps à la main, démonte le siphon sans pour autant réussir à déboucher l’évier, cuisine un chili sine carne, blogue un peu, jette par écrit la trame d’une vidéo et teste enfin le micro prêté par L. avec et sans mouflette (le morceau de mousse se nomme en réalité bonnette)
Lundi 11 novembre
Je souhaite un joyeux anniversaire à ma cousine et l’update qui suit prend en ampleur, diagnostic de la relation des trentenaires avec le monde du travail en général et de l’entreprise en particulier.
Une étudiante en école de mode m’interroge pour son mémoire sur « Panser le corps du danseur classique ». Le sujet me paraît aussi flou que passionnant et je comprends après en avoir discuté un peu qu’on lui a retiré son projet initial, sur le peu d’adaptation du vestiaire de la danseuse classique aux personnes racisées, au prétexte qu’elle risquait de tomber dans le cliché. J’ai pensé que les profs en question ne voulaient pas se mouiller sur un terrain somme toute glissant, mais c’est encore plus intéressant — et déprimant — que ça : les professeurs qui n’ont pas validé le sujet ont tous fait de la danse classique…
L’étudiante ne sait pas encore trop comment orienter son mémoire, alors on a parlé un peu en vrac de rapport à la blessure, dans l’apprentissage, la prévention, sur scène (est-ce que les béquilles de Marie Chouinard peuvent compter ?) et de textiles (les matières des justaucorps qui sont agréables ou pas, les innovations dans les pointes et demi-pointes, les modes dans les vêtements d’échauffements…). J’ai donné les références auxquelles je pouvais penser : mes chaussons mdm renforcés, pensés par un danseur australien pour atténuer le risque de tendinite ; les biographies d’Aurélie Dupont et David Hallberg (il y a de quoi réfléchir à la question des blessures !) ; le livre de Philippe Noisette sur les couturiers de la danse (il date de quand ? ah, 2003, c’est un peu vieux — et paf un petit coup en passant)… J’avais complètement oublié la différence d’âge après trois heures passées sur mon canapé à boire du thé et se partager les cookies qu’elle avait apportés.
L’école a proposé de maintenir les cours en dépit du jour férié : elles sont six, la moitié, c’est parfait pour davantage de corrections individuelles. J’adore ce travail d’enquête éclair, à chercher ce qui cloche et comment le remettre d’aplomb, repérer le bras gauche trop en arrière pour l’une, le droit qui n’ouvre pas pour l’autre, le talon qui se soulève discretos pour amorcer et ruiner le tour… Je prends aussi du temps pour L., que je corrige trop peu d’habitude à défaut de savoir par où commencer. Cela me permet de conscientiser que le différentiel de rotation entre son genou et son pied est constant, et non concomitant à certains passages plus techniques. Il faut que je le garde en tête et que je ne la lâche pas, car autant les épaules levées d’A. relèvent de l’esthétique, autant ce non-alignement des genoux est risque de blessure. Mais aussi : est-ce que je n’oublie pas la danse dans ce jeu d’horlogerie ?
Le boyfriend en visio depuis son lit me donne envie d’en faire autant. Endormie avant minuit, cela faisait longtemps.
Mardi 12 novembre
La sieste m’est peut-être davantage encore nécessaire pour m’apaiser que pour récupérer. Allongée sur le canapé, ralentie par des respirations de cohérence cardiaque, je sens un espace se faire en moi — une pièce rectangulaire dans laquelle je peux m’assoupir.
Il me faut un calme relatif pour lire Jeanne Benameur. Mais alors quel calme absolu ensuite elle fait naître. Il y a de l’espace entre les phrases. Des sujets qui ne sont pas souvent les mêmes. Il faut ça pour attraper ce qui se trame entre des intimités inventées.
Il a fait jour aujourd’hui, des nuages blancs plutôt que gris, parfois même ornés d’une lisière mordorée, puits de lumière pictural autour d’une sous-couche bleue. La nuit n’est pas encore tombée, mais le jour s’est déjà bien rabougri. En voyant une crêpe à la crème de marron et à la chantilly en story, j’ai su exactement de quoi j’avais envie pour le goûter et suis allée trouver le tube Angelina entamé dans la clayette supérieure du frigo. Je l’ai pressé sur le bout de mon doigt comme sur une brosse à dent dans les pubs pour dentifrice, et sur de la gâche. Une envie concomitante /contradictoire de marmelade au gingembre me fait découvrir qu’il y a là un accord à explorer.
Ça y est, la pompe à chaleur turbine, rajoute son bruit à celui du radiateur, à celui des acouphènes, ça vrombrissiffle.
Je révise mes cours — comme une leçon et comme une voiture, en procédant à des ajustement dans les exercices.
Dans le métro du retour, je n’ose pas demander, doute puis, après une requête Google pour vérifier que ma supposition concorde avec la housse coudée, ne me retiens plus : vous jouez de l’oud ? Le musicien est surpris que je connaisse son instrument.
Mercredi 13 novembre
Elle parle, se tortille, se tort, commente, proteste, se suspend à la barre en laissant glisser ses pieds vers l’écart entre les exercices, se rapproche de la copine pendant les ronds de jambe pour lui dire un truc et rebelotte, parle sur la musique, gesticule, perturbe. Comme on sépare les enfants à l’école, je lui demande de passer sur une autre barre. Elle est outrée, c’est l’exil en Sibérie au moins, elle proteste vigoureusement, non pas l’autre barre, y’a pas le miroir, elle ne peut pas voir l’exercice en même temps, se récrimine, comment elle va faire, c’est nul, elle ne peut pas. Mais si, elle va pouvoir, en faisant travailler sa mémoire, refaire le court exercice qu’on fait depuis trois cours et que je viens de remontrer in extenso en musique. Au pire, elle peut copier sur sa voisine de barre. Parlotte et gesticulation intempestive me fatiguent, mais je sais que c’est normal, on ne peut pas en vouloir aux enfants. Réitéré à maintes reprises et combiné au caprice, en revanche, ça me donne envie de l’étriper.
J’entame l’après-midi avec un quota de patience plus diminué qu’à l’accoutumée, et à la quatrième heure de la journée, je craque et hurle sur la gamine verbalement incontinente qui malgré deux demandes gentiment formulées continue à triturer le tapis sur lequel elle est assise pour des étirements plus confortables (je comprends mieux leur état déplorable, du coup) TU LÂCHES CE TAPIS [PRÉNOM EN PLUSIEURS SYLLABES POUR UN EFFET ENCORE PLUS MAR-TE-LÉ] ! L’agacement a transformé en gueulante ce que j’avais anticipé comme un rappel à l’ordre un peu sec, je vois la gamine se figer, à la lisière de pleurer. Moi-même surprise, je suis immédiatement redescendue dans les tours, mais j’ai passé la soirée à flipper que les parents se plaignent.
L’anxiété au top a rapproché la gueulante d’un moment plus tôt dans le cours où j’ai demandé une volontaire pour une démonstration de ronds de jambe. La même enfant s’est proposée, on a montré ensemble comment on devait essayer de garder le talon en avant tout le long du trajet et comme elle twistait dans le mouvement sans parvenir à le rétablir d’elle-même (ce qui est archi-normal, c’est compliqué), j’ai demandé si je pouvais lui toucher les hanches, pour qu’elle puisse comprendre comment faire le mouvement de jambe sans que le bassin bouge. On a terminé en rectifiant la position du pied derrière. Elle avait un drôle d’air après, je lui ai demandé si ça allait, et son petit oui m’a interrogée : est-ce qu’elle était vexée de ne pas avoir réussi du premier coup ? est-ce que mes deux doigts de chaque côté de la taille l’avaient gênée ? est-ce que ça pouvait avoir avec le fait qu’elle est un peu enrobée ? Je me suis promis de ne plus recourir aux indications manuelles avec les enfants, trop enclins à vouloir faire plaisir et se soumettre à une figure d’autorité pour oser retirer le consentement qu’ils ont verbalement donné l’instant d’avant. À la limite, un pied ou un bras, mais rien au niveau du tronc. Tant pis si je ne réussis pas à leur faire comprendre verbalement et qu’ils dansent de traviole pendant quelques années encore. Qu’ils se sentent bien est plus important. Ce sera aussi mieux pour ma santé mentale, que mon anxiété n’ait rien de ce genre à se mettre sous la dent pour me faire paniquer. (De fait : RAS au cours suivant, l’enfant est là, égale à elle-même.)
Deux mois après avoir commencé à travailler au conservatoire, je signe enfin mon contrat à la mairie — l’occasion de découvrir l’intérieur Art déco du bâtiment. J’aurais presque envie de m’y perdre pour l’explorer.
La RH qui a préparé le contrat est en réunion ; une de ses collègues m’installe à un poste vacant pour que je puisse lire au calme le contrat avant de le signer. Debout à côté de moi assise, elle prend le temps de m’expliquer tout ce qui pourrait poser question, et même ce qui n’en pose pas. La gentillesse des gens du Nord me surprend encore. L’atmosphère de bureau en revanche me saute à la gorge, avec ses trombones, ses dossiers, ses bureaux en quinconce et les commentaires à voix haute de fin de journée, quand on n’en peut plus trop de toute cette monotonie réitérée. Je m’échappe presque, comme si ça pouvait me rattraper.
En attendant mes cours du soir, je vais lire à la médiathèque et n’y lis pas : un atelier de dictée est en cours à haute et intelligible voix. C’est plein de virgule articulée, de prolégomènes, tout est bon dans le cochon, je répète, tout est bon dans le cochon. Trop paresseuse pour entrer en résistance, j’attrape un livre de recettes sur les ramens en exergue au milieu de l’espace manga, et m’installe sur le canapé qui m’appelle — qui appelait aussi probablement l’homme entré dans l’espace un café à la main, comme s’il cherchait un poste libre ou quelqu’un à saluer dans l’open space. Traces de comique.
Je prends quelques recettes en photos, les envoie au boyfriend qui me demande si je peux en faire des photocopies. Des photocopies alors que les instructions sont lisibles sur les photographies ?! Nous avons un grand moment d’incompréhension en quatre SMS, avant que la pièce tombe et qu’il capte être so 2000. Mieux vaut être so 2000 que juste Leblanc.
L’attente à la médiathèque laisse à l’anxiété le temps de remonter ; je patine sur cette envie de ne pas y aller. Pourtant, quand j’y suis, je n’y suis pas mal. Puis carrément bien. Les progrès des adultes débutants sont incroyables ; ça me fait sautiller de joie.
Aux reflets dans la vitre du métro, je me rends compte que la jeune femme à côté de moi a pleuré ou se retient de. Ça n’a pas l’air d’aller, est-ce que je peux faire quelque chose ? Un carré de chocolat peut-être ? Non, elle est triste, c’est tout, alors je la laisse tranquille, je picore mes cacahuètes et mes raisins secs le plus discrètement possible, comme si l’on pouvait vraiment ignorer quelqu’un assis à côté de soi à qui l’on vient de parler. Alors que le métro approche l’une des deux stations de Croix, elle se tourne vers moi, les yeux brillants et murmure un merci en posant la main sur mon poignet. Elle serre doucement et, sans réfléchir, mon pouce se referme sur sa main en une brève caresse. On se sourit, tristement et pas tristement. Le moment est intense de vulnérabilité partagée.
Déjà elle est descendue, le métro reparti et, alors que je me sens déborder de bonté narcissique, me revient à l’esprit le mendiant aux ongles crasseux ignoré un peu plus tôt dans la même rame… et l’interview de Samah Karaki qu’avait écoutée le boyfriend sur l’empathie, à géométrie si variable qu’il est bien peu raisonnable de faire reposer une quelconque action politique dessus. De mémoire, la neuroscientifique expliquait que, comme notre énergie, notre empathie est une ressource finie que l’on dirige en priorité vers ceux qui nous ressemblent, et qu’elle est donc sujette à de multiples biais (de genre, âge, classe, origine…). Voilà pourquoi la jeune femme triste qui descend dans une ville bourgeoise m’émeut tendrement quand le mendiant aux ongles crasseux me répugne… et celui-là moins que l’autre mendiant croisé dans l’après-midi qui, me voyant une tablette de chocolat à la main m’a demandé si j’aurais… un carré de chocolat ? D’habitude je demande une petite pièce, mais là… Le chocolat aux amandes fait de gros carrés, il apprécie celui que je lui remets : « C’est du bon chocolat, ça. » Un low-costjunk à 50% de cacao que je m’enfile avant la danse. Mais un levier d’empathie, qui nous réunit un instant dans la gourmandise.
Vendredi 15 novembre
Pourquoi suis-je surprise de ce que les semelles de mes chaussures de professeur se décollent alors que j’ai toujours défoncé mes pointes et demi-pointes ? Vive la superglue.
Je cours après les jours, passe la journée à rédiger mon journal d’octobre. Est-ce de vouloir tout trop retenir qui me donne l’impression d’être dépassée ? Devrais-je lâcher du lest pour ne pas me sentir débordée ? Je ne sais pas vraiment pourquoi j’éprouve le besoin de tout consigner. Surtout ne rien perdre de ce qui est vécu. Peut-être devrais-je noter uniquement les émerveillements, sans m’attarder sur les atermoiements vaseux de l’anxiété. Ou m’en tenir à des journaux aux thématiques plus légères : ce que j’ai vu dans le métro ce mois-ci / remarqué en donnant cours / cuisiné (les gnocchis d’OwiOwi)…
Samedi 16 novembre
Les cours se déroulent avec aplomb, l’atelier carrément avec plaisir. On a échangé les groupes avec le professeur de contemporain et j’ai désormais les grandes l’après-midi, jusqu’aux vacances de Noël. Je découvre ces élèves sous un autre angle, les redécouvre complètement pour certaines : il y a l’ébauche de lumière sur le visage de K., l’expressivité d’A, et plus incroyable encore, l’aisance et l’engagement de N., jamais loin de la maladresse et de l’ennui dans le cours traditionnel.
On improvise dans un dénuement de technique dont j’espère qu’il va favoriser l’expressivité. Avec seulement des marches et des regards (auxquels on ajoute des ports de bras dans un second temps), je leur demande de découvrir un immense espace (paysage, bâtiment…) associé à l’émerveillement… puis à la solitude, voire à la peur. Après un passage par groupe, je les fais verbaliser leurs observations : elles mentionnent le sourire pour l’émerveillement, et moi aussi je pensais, mais il a été finalement très peu mobilisé. Je constate une grande disparité dans l’expressivité des visages — encore plus que de niveau. Et cela semble quelque chose de profond (générationnel ? Mum m’a parlé d’une étude qui allait en ce sens), pas juste de la timidité.
On passe à une courte composition (deux comptes de huit) en petits groupes, puis on joue avec les musiques, voyant ce qui se passe avec un tempo plus beaucoup plus lent ou rapide — quelles adaptations s’offrent ou s’imposent ? Elles se prennent au jeu quand je leur propose de choisir chacune une musique surprise pour les autres. Je leur abandonne mon téléphone, elles complotent, pianotent leur idée dans Spotify puis me remettent le téléphone en désignant le méfait accompli : celle-là, madame. Il y a plein de choix que je ne connais pas, d’autres qui me font rire d’avance, faisant redoubler de méfiance rigolarde le groupe qui s’apprête à passer (cette génération écoute encore Eminem). On s’amuse et elles dansent bien. Alors que l’horloge nous autoriserait à arrêter là l’atelier, elles demandent à recommencer une dernière fois. C’était chouette.
L’anxiété a disparu. Pas diminué d’intensité : disparu. Bordel, je revis. J’exulte, même. Je finis et publie le journal d’octobre, qui la veille encore me semblait un puits sans fin à rédiger.
Dimanche 17 novembre
[rêve] Ai-je remarqué qu’il a maigri ? Le boyfriend soulève le drap qu’il a sur lui. Je n’avais pas remarqué, je constate : de ses cuisses et ses mollets ne restent plus qu’une structure de quelques articulations et tendons reliés par des tiges. J’essaye de me souvenir comment ça faisait de toucher ses jambes massives, quelle forme a le regret, la sensation perdue. Rien de cela ne serait arrivé si je ne m’étais pas demandé (avec une pointe de regret ? vite passé) si c’était le dernier homme que je connaîtrais. Je l’ai effacé. Alors je négocie dans ma tête : un ou une autre amante, pourquoi pas, mais alors pas avant longtemps, pas avant soixante-dix, quatre-vingt ans, soixante grand minimum, je calcule à la volée, soixante moins quarante, ça nous laisse vingt ans devant nous, vingt ans, c’est une belle relation.
Après avoir fini Les Profanes, j’écris toute la matinée, tout le début d’après-midi pour le blog. Tout écrire, tout consigner, pour ne rien oublier (ou au contraire, pouvoir oublier sereinement). La dernière fois que j’ai eu une telle frénésie d’enregistrement, je crois, je m’apprêtais à aller chez la psy ou je creusais déjà avec elle.
À 15h passées, j’enfile des vêtements par-dessus mon pyjama pour attraper les rayons de soleil qui viennent de surgir avant son coucher. Un tour du parc Barbieux et un goûter nutriscore E plus tard (des Dinosaures trempés dans un chocolat chaud), la lumière tombe.
Lundi 18 novembre
Une bonne journée puis un quiproquo en visio, qui m’envoie gratter le plafond de ma salle de bain à 23h pour me défouler sur les moisissures avec lesquelles je cohabitais depuis un peu trop longtemps.
Mardi 19 novembre
C’est amusant, ce groupe d’adultes avancés n’a jamais fait de pas de valse en tournant, sauf une qui vient d’une autre école et qui sait, parce qu’elle s’est coltiné nombre de rôles de fée dans sa jeunesse, à faire des pas de valse en tournant avec sa baguette magique alors que sa copine avait le super rôle de la méchante qui faisait des trucs trop cool.
N’ayant pas l’énergie pour courir après le bus, je me dis que je prendrai le suivant. En retard de dix minutes. Soit 25 minutes à attendre dans le froid pour un retour chez soi vers 22h45 quand le réveil sonne à 7h33.
Mercredi 20 novembre
Mon meilleur mercredi de prof de danse so far : je n’ai envie d’étriper personne. Pas de négociation incessante pour regagner l’attention, les enfants fatigués se relèvent au bout d’un ou deux hop hop, les bobos sont supportables ou se résolvent auprès des parents, je reçois un coloriage à dominantes orange et violet pré-abîmé par le sac où il a voyagé, et surtout, surtout, les deux petites pestes qui me font appréhender le dernier cours de la journée sont recadrées par la directrice, qui ne tolérera aucune moquerie, elle ne veut pas de ça dans son école. D’ailleurs, elle va regarder le cours, tire un fauteuil depuis l’accueil et s’installe à l’autre bout de la salle, depuis lequel elle lance de temps à autres une correction sans méchanceté mais sans enrobage, pour rappeler aux pimbêches perfect qu’elles aussi ont des choses à travailler. Je me sens un peu sur le grill, de voir mon travail ainsi observé, mais c’est tellement agréable de donner cours sans lutter entre chaque exercice, ni suspecter du foutage de gueule dans l’air ! Je peux prendre le temps de donner des indications à celles qui ont plus de mal sans que ça dégénère avec les autres ; la barre file à toute vitesse et les enfants, concentrés, dansent mieux que jamais.
Évidemment, quand la directrice part, la tension se relâche, et je dois demander à I., qui (dé)place ses camarades manu militari, de ne pas les pousser. Mais je ne la pousse pas ! Dans sa tête, je le comprends à retardment, pousser implique la volonté de faire tomber. L’image du caddie que l’on pousse lui aussi ne me vient pas de suite, ce n’est peut-être pas plus mal. Le cours se poursuit et se finit avec moins de fluidité qu’il n’a commencé, mais de manière beaucoup moins chaotique qu’à l’accoutumée. On n’a fait que de barre, ça râle quand j’annonce qu’il n’y aura pas d’étirements (avec les élastiques, ça les amuse beaucoup), il n’y a plus le temps. Dans les faits, on a fait moins de 25 minutes de barre, mais efficace, quand le milieu s’est effiloché avec l’attention…
Les animations de Noël sont en place à Lille. Les petits non et grands oui des oursons polaires déploient leur douceur de peluche et me donnent envie d’y mettre la main, comme on caresse la gorge d’un chat qui soulève le menton. Presque malgré moi, je reproduis leurs mouvements : échauffement avec les oursons avant de me planter devant le chœur des pingouins pour faire des loopings cervicaux avec eux. Supprimez le référent et cela fait une super performance de danse contemporaine.
J’échoue à me coucher tôt, mais au profit d’une passionnante discussion engagée à la suite d’une réaction anodine en DM Instagram. Il en va des conversations écrites comme des verbales, la nuit favorise les confidences qui n’en ont même pas l’air.
Jeudi 21 novembre
[rêve] Il n’y a plus de passage, je m’accroche à l’extérieur du château et tombe à l’eau, remonte sur une promenade aux balustrades ouvragées réalisées par tel orfèvre du luxe ou des contes de fées, quelque chose de l’ordre du médaillon en pierre, ouvert. Je loge au bout, dans un immeuble laid de Saint-Rémy, bourgade blanche mi-encaissée mi-surélevée au fond du décor vallonné et des lignes de transport. Quelque part, je pose ma tête sur l’épaule de G. en me demandant où ça risque de mener, sans vouloir que ça mène ailleurs, je veux qu’il ne se passe rien, que ça. La ville est en alerte, la menace redoutée, sa survenue anticipée ; quelque chose de dérisoirement lourd a été placé sur une grille au sol, qui ne l’empêchera pas de bouger, mais qui nous avertira collectivement. Malgré la menace, je dors avec E. et le danger survient en pleine nuit, on lace nos chaussures à toute vitesse, moi en tous cas, lui est plus lent, je ne sais pas si l’on sera assez rapides pour fuir à temps, moi seule sûrement, mais tous les deux ? J’aurais dû dormir chez ma mère, je le savais pourtant, que le danger était imminent, pourquoi être restée à dormir là, chez moi, je le savais pourtant.
Des photos de neige circulent un peu partout sur les réseaux, mais rien ne tombe du ciel blanc quand je sors pour aller à la médiathèque et faire quelques courses.
Après les gnocchis d’hier et les épinards de ce midi, je me demande si je ne pourrais pas remplacer « cuisiner » par « faire fondre du gorgonzola dans des trucs ».
Je règle un nouvel exercice pour les bras avec l’élastique sur la danse des chevaliers de Roméo & Juliette. L’héroï-comique me réjouit.
Adultes et enfants progressent vraiment à des rythmes très différents. Mercredi, il a fallu un bon moment pour mettre en place la mécanique des assemblés avec des enfants qui dansent depuis plusieurs années — sans arriver à la version finale, juste partir sur deux pieds en parallèle, brosser le sol avec un pied, sauter et arriver sur les deux. La coordination est compliquée pour eux, les jambes se replient en l’air ou le pied ne brosse plus ou le saut se déplace, ou tout à la fois et d’autres inventions encore. Ce soir, avec les adultes qui ont commencé en septembre, la phase d’apprentissage en parallèle dure quelques minutes, on passe directement à la version en troisième position. En trois mois, ils ont rejoint le niveau des enfants de 9-10 ans qui ont commencé à 7-8 ans. Si jamais vous avez envie de commencer et pensiez que vous étiez un peu trop âgé… Mes adultes ont à peu près tous les âges entre 21 et 56 ans (sauf 35-40 ans, manifestement la fourchette du baby repli).
Vendredi 22 novembre
Jour off à se terrer au chaud avec le boyfriend. À 23h, je m’agace de n’avoir rien anticipé pour le lendemain ; c’est l’inconvénient du week-end lorsqu’il ne s’étale pas sur deux jours consécutifs — devoir se reprendre à peine relâché.
Samedi 23 novembre
Le réveil pique, mais les cours se déroulent mieux que jamais. Surtout le premier, où l’on se retrouve en effectif réduit. Manquent et ne manquent pas les bavards. Les présents s’en rendent compte et déplorent que ce ne soit pas toujours comme ça, ils progresseraient plus vite. Ce n’est pas moi qui le dit, mais je le pense comme eux. Le cours a filé, ils se sont essayé avec succès à plein de nouveaux pas (piqués en tournant et déboulés, notamment).
Avec les grands aussi, ça file, 50 minutes de milieu sur 1h30 de cours (commencé avec 10 minutes de retard, car il y a très exactement 0 minute prévue pour l’intercours avec le contemporain), ce n’est pas tous les jours. On s’amuse avec sérieux, je lance les garçons dans les tours à la seconde et tout le monde dans les tours suivis et les entrelacés. Je remarque que ce genre de difficulté les stimule davantage qu’un enchaînement un peu complexe ou que la recherche de sensations permettant de perfectionner un pas qu’ils ont presque. La moitié des élèves vient probablement davantage pour le contemporain et le jazz ; il faut qu’il y ait de l’esbroufe ou à tout le moins de l’amplitude pour qu’ils s’amusent et y mette du leur. Deux garçons (jeunes hommes, même) se sont récemment rajoutés au cours et leur présence m’est précieuse. Toujours souriants et l’œil rieur, ils m’offrent un appui complice au milieu de visages souvent fermés par la fatigue, l’adolescence ou la concentration.
En atelier, on travaille sur les qualités de mouvement. En m’appuyant sur quelques catégories labaniennes que j’ai failli vomir d’overdose, j’invite chaque groupe à transformer sa courte composition pour la danser selon un nouveau rythme. L’impact (accélération) les amuse, même si le résultat est parfois plus brusque qu’incisif. L’impulse (décélération) n’amène pas la résonance et la moelleux que j’attendais ; c’est le rythme continu (absence de toute accélération ou décélération) qui transforme le plus en profondeur leur danse, et leur permet d’atteindre une qualité de mouvement que je ne leur avais encore jamais vue. C’est doux, lié, on croirait les voir évoluer en apesanteur. A. dira : comme si elles dansaient dans l’eau. C’est ça.
Pour un événement qui aura lieu dans tous les espaces du conservatoire, j’imagine une danse dans l’escalier en colimaçon, qui serait visible d’en haut à mi-chemin entre le début d’Études et la comédie musicale à la Busby Berkeley. La fin de l’heure approchant, nous allons tester en contrebande la mise en place in situ (en contrebande, parce que je ne sais pas si le projet sera accepté, ni si j’ai vraiment le droit d’entraîner les élèves là-dedans). J’ai vu ce que je voulais voir.
Retour auprès du boyfriend. Après l’amour et avant le spectacle, on goûte à mes premiers tamago marinés, jaune coulant, blanc ourlé de la grisaille caractéristique. Avec le pak choï et les algues réhydratées, ils promeuvent les nouilles instantanées au rang de ramen maison, et n’ont rien à envier à ceux des restaurants — constatation du boyfriend aux papilles pourtant exigeantes. Je n’aurais jamais imaginé que ce soit si facile à faire, avec si peu d’ingrédients ; je ne sais pas ce qui m’a poussé à Googler la recette il y a quelques jours, et jamais avant.
Sur le chemin, nous sommes un peu incrédules d’être ainsi, dehors, habillés, près de côtoyer du monde, alors que nous sommes encore chauds de notre cocon. Je suis une endorphine géante, dans les rues de Roubaix, puis tout en haut du Colisée, grâce à des places de dernière minute. La relecture de La Belle au bois dormant m’absorbe, tandis que le boyfriend joue au mauvais élève, me chuchote des remarques comme je peux en avoir quand on regarde un film qui n’est pas de mon choix. Il m’avoue ensuite avoir piqué du nez à deux reprises, mais avec goût puisqu’aux moments les moins réussis — une lecture critique profane, en quelque sorte. (Je suis mauvaise langue : ses analyses sont toujours pertinentes.) Le plaisir se poursuit à la sortie, de croiser quelques tête connues : une ancienne de la formation, des élèves à qui je donnais cours le matin même, d’autres professeurs… le petit monde de la danse. Toujours, je suis épatée par la vitesse et l’acuité avec laquelle le boyfriend lit les gens, intuitionnant en quelques minutes des portraits plus justes et plus fins que je ne suis capable de le faire plusieurs mois.
De retour à la maison, on va pour regarder le premier épisode de la série Dune, mais je suis plus absorbée par le boyfriend que par l’écran. Elle était bien cette série, plaisante-t-on avant d’enfin lancer le premier épisode. Avant, après, l’amour : ce qu’on fait, ce qu’on ressent, reçoit, donne, ce qu’on nomme sien en-dehors de soi.
Dimanche 24 novembre
Après une nuit d’amour, forcément, beaucoup de sommeil et somnolence et pas grand-chose.
Lundi 25 novembre
Je ne dis rien que je n’ai déjà dit, et pourtant, c’est la magie de la psy, des liens apparaissent, ça converge, cohérent, là sous mes yeux, expulser boutons verge chaire souvenirs peur (dermatillomanie, dyspareunie, dégoût, anxiété, TOC), peur d’être intrusive, peur d’intrusion. On débroussaille, mais déjà, ça converge, tout se met en ordre — de joyeuse bataille. Ce que je porte ne m’appartient pas, de l’entendre ça pèse déjà moins, ce n’est pas à moi, ce n’est pas moi — ni qui je suis ni de ma faute. C’est comme la tristesse qui parfois me traverse, dont je sais qu’elle ne m’appartient pas (c’est difficile à dire autrement : je ne suis pas triste alors, la tristesse me traverse). Ou plus récemment quand ça pleure en moi (mais moi pas). Je vais bien et je vais aller encore mieux, déjà ça va mieux.
À la médiathèque où je me pose en attendant de faire cours, je tombe sur la bande-dessinée Un si grand amour, sous-titrée Histoire d’une rupture, en réalité l’histoire d’un cheminement psy pour sortir d’une relation toxique en examinant ses schémas d’attachement. Surmoi, moi, ça.
Sur les conseils du boyfriend, je regarde le premier épisode d’Arcane. Ça me fait bizarre de suivre une narration quand l’esthétique appelle le jeu et transforme les personnages en pantins, forcément animés par une manette invisible.
Mardi 26 novembre
Il faut est tombé ; je m’amuse en préparant mes cours, enfin. Caitlyn Smith chante en boucle Snow Day pendant que je floconne en pilou-pilou dans mon salon, tour secabesque et ports de bras lyrico-kitchounes, on ne se censure pas. Les élèves adultes m’ont prévenue dès septembre qu’il faudrait une choré de Noël, c’est la tradition dans cette école, sur une musique de Noël. J’ai écumé Spotify à la recherche d’une chanson qui ne donne pas envie de péter des clochettes au bout de la troisième écoute, et grâce à la magie des playlists, j’ai trouvé ça, Snow Day de Caitlyn Smith (évidemment, je ne connaissais pas). J’ai commencé à leur apprendre la choré sur les cinq dernières minutes du cours, en leur demandant si ça comptait comme choré-de-Noël et c’est bon, il y a de la neige dans les paroles, et dans nos corps des tours-tourbillons et des mouvements de main façon valse des flocons, c’est validé.
Mercredi 27 novembre
En la recadrant, je fais pleurer une enfant. Accroupie à sa hauteur, on lève le quiproquo, les larmes passent et l’incident est classé, sans être ressassé par l’anxiété. Je lâche du lest, pas de bourrée, dis parfois genou pour talon et talon pour genou, au-dessus des orteils, oublie le pas de trois des mirlitons pour lequel j’ai trimballé mon ordi toute la journée, à la place on a fait des assemblés on commence plié on finit plié entre les deux les jambes se rejoignent et tendent mais on finit plié, plie, plie.
Deuxième épisode d’Arcane : la dramaturgie de la scène du tribunal est folle, avec des panneaux qui obscurcissent le dôme-verrière à mesure que l’accusé approche pour, on l’imagine, se rouvrir une fois la lumière aura été faite sur l’affaire.
Jeudi 28 novembre
C’est une journée comme j’en avais rêvé dans me vie de prof de danse qui-ne-serait-pas-que-ça : un tour du parc Barbieux au soleil en pleines heures de bureau, une amie qui vient déjeuner de ramens maison-sur-base-industrielle, quelques pages lues et des cours dans une ambiance détendue à se prendre pour Nikiya. L’absence d’anxiété permet de vivre chaque moment de la journée sans être tendue vers le suivant. Je sens le soleil sur mes joues, comme probablement le héron sur ses plumes (de loin, sur la pelouse, j’ai l’impression de voir un manchot ; puis les pattes fines et le cou cygnesque se déplient et le voilà devenu conforme à son ethos de héron ; quand j’ai contourné le plan d’eau, il s’est à nouveau renfrogné et, de dos, arbore des épaules de vautour).
Noël sera normand cette année, et sans le boyfriend, ça va faire bizarre.
Vendredi 29 novembre
[rêve] La tuberculose se passe comme un Covid. Je crois que je l’ai et ne fais pas tout à fait ce que je devrais pour éviter sa transmission aux autres.
Je passe l’essentiel de la journée en pilou-pilou à lire en suivant le soleil dans le salon. Cela fait une éternité que je n’avais pas lu un livre, a fortiori un essai, d’un trait. Elles vécurent heureuses, l’amitié entre femmes comme idéal de vie, de Johanna Cincinatis.
Samedi 30 novembre
[rêve] Je me relève pour me calfeutrer de la lumière, ajuster les rideaux des pièces alentours, fermer les portes quand cela ne suffit pas. Surtout que rien ne passe, ne rien voir, pouvoir dormir.
[rêve] Nous sommes en voyage. G. est parti avant moi, en oubliant des affaires, deux chemises, des items de trousse de toilettes. Je vais devoir m’en charger, caser dans mon sac ces choses qui ne m’appartiennent pas. Il reste des crottes aussi, que je prélève avec des mouchoirs pour les jeter ; un peu de merde me reste sous l’ongle.
Lille le samedi après-midi est déjà blindée en temps normal, mais alors le samedi après-midi avant les fêtes, ça a des airs de braderie, à touche-touche dans certaines rues autour de la grand place. J’ai rendez-vous après le conservatoire pour un chocolat chaud avec une femme de mon cours adultes débutants. Cela fait du bien d’avoir une sociabilité à domicile, même si je repense à cette histoire des amitiés féminines comme lieu de travail émotionnel — ça me passionne et m’épuise à part égale. Revenir au chaud ensuite, un gros bol fumant de nouilles instantanées à 18h.
Soirée William Forsythe & Johan Inger ou Mayerling ? D’un côté une triple bill facile à suivre, avec une pièce que j’avais trouvée sympathique, de l’autre une découverte exigeant d’étudier un minimum le livret avant de venir. J’ai fantasmé un hypothétique week-end à Londres pour découvrir Mayerling dansé par le Royal Ballet… et choisir le plaisir facile. Je n’avais pas mis les pieds à l’Opéra depuis une éternité.
Blake Works I est fidèle au souvenir que j’en avais : les chansons m’indiffèrent trop pour que la pièce m’exalte, mais c’est indéniablement plaisant. J’ai quand même un peu regretté les interprètes de la création : ils s’éclataient sur scène, c’était jouissif à voir, quand cette seconde génération a l’enthousiasme un poil trop… déférent ? On dirait qu’ils dansent du Balanchine, me suis-je dit à un moment, et j’ai cristallisé là-dessus, c’était ça, comme du Balanchine, sans comprendre de suite ce que je mettais là-dessous. Comme un truc moderne d’il y a un certain temps ? Comme la pièce d’un maître dont on n’a pas tout à fait la culture ? Comme une vieille conne, j’ai pensé que ça swinguait plus avant, à la création ; Caroline Osmont, Marion Gauthier de Charnacé ou François Alu dansaient avec des accents d’autres danses plus urbaines. La battle de ballet à laquelle on assistait (dans I Hope my Life ? Waves know shores ?) est devenue un passage parodique qui fait rire la salle ; la gentille provoc’ n’est plus crédible.
La pièce reste un formidable terreau pour observer tous ces danseurs que je n’avais encore jamais vu en vrai. Comme souvent, les vidéos sont trompeuses : je peine à identifier Shale Wagman, qui me semblait pourtant si superlatif, et ne suis pas loin de me laisser surprendre par Inès McIntosh, moins marmoréenne que je l’imaginais. Bleuenn Battistoni quant à elle a quelque chose que j’aimerais découvrir ailleurs, son impassible cage thoracique enserrée dans la taille empire d’une robe de Juliette ou dans le corset d’un tutu plateau. Au final, la véritable révélation de ce ballet, pour moi, a été Naïs Duboscq — si je ne me suis pas trompée dans mes recoupements, entre feuille de distribution et photos sur Instagram. Sa façon de danser, qui pour le coup swinguait, m’a marquée sans que je retienne ses traits (j’ai seulement gardé des proportions, une tête un peu plus grosse, un chignon banane très haut, qui m’évoquent je ne sais trop pourquoi l’Amérique des diners).
Un doute soudain : est-ce que la couleur des costumes pourrait être un clin d’œil à Serenade ?
Après l’entracte, la vie mène à une Impasse chorégraphiée par Johan Inger — une belle omission dans ma culture chorégraphique. Cette dernière n’est pas encore totalement à la masse puisque la gestuelle et la scénographie me font rapidement penser à Sol León et Paul Lightfoot, chorégraphes phares du Nederlands Dans Theater où Johan Inger a passé plus de dix ans. J’ai grand plaisir à voir danser Ida Viikikonski, Andrea Sarri (qui me fait penser à l’amoureux de JoPrincesse, c’est fou !) et Laurène Lévy, même si je suis rapidement happée par une danseuse que je ne connaissais pas, Lucie Devignes, je crois. Là encore, le coup de cœur vient sans préméditation.
Puis c’est le coup au cœur à la toute dernière occurrence de la maison en néon ; cet élément du décor est remplacé à plusieurs reprises par une version un peu moins grande, comme si on passait de la grande famille de l’enfance à une petite famille qu’on commence à trois. La dernière réplique est si petite que, plantée en avant-scène alors que le rideau continue sa lente descente inexorable, la maison est devenue… une stèle. L’évidence me prend par surprise, ça me prend quelque part à l’intérieur de moi, je suis suspendue à ce que je vois comme à des lèvres qui dispenseraient une sagesse si simple que je l’ai toujours omise, là juste devant moi, j’attends de voir, j’ai déjà compris, je vais comprendre, je bois l’absence de paroles, ce que peut l’art. J’en oublie ce qui précède de peut-être plus convenu, le grand cirque et chambardement du monde sous la forme de personnages dépareillés (femme enceinte, reine, clown, circassienne en habits de lumière…) qui s’agitent et joutent. J’en retiens la tendresse de certains pas de trois et les ensembles entraînant, joyeuse smala qu’on n’arrive jamais à faire passer à table — même sur la photo, où j’ai l’impression d’entendre Laurène Lévy crier. À table ! Avant que nos corps soient froids.
Avant ces primi et secondi piatti de choix, il y avait Rearray, un trio d’une vingtaine de minutes que les balletomanes m’avaient fait anticiper comme un aperitivo sans grand intérêt — l’équivalent d’une ouverture qui fait sas de transition avec l’extérieur avant une soirée symphonique composée d’un concerto et d’une symphonie. C’est pourtant la pièce qui m’a fait la plus forte impression. Comme si, littéralement, elle imprimait en moi des images, des mouvements. Au moyen de flashs d’obscurité. La première fois que le noir se fait de manière totalement imprévue, en plein milieu d’un mouvement, je ressens comme un fort regret de ne pas avoir bien capté ce qui se passait. C’était quoi, cette dernière image ? de quels mouvements était-elle la somme ? la troncature ? Réitéré, le procédé se met à fonctionner comme révélateur, m’obligeant à mieux observer — dans la crainte de la prochaine interruption, dans l’espoir aussi d’un fondu au noir qui non seulement ne serait pas le dernier, mais rouvrirait le regard, comme un obturateur qui se ferme brièvement pour le nettoyage automatique de la lentille.
La lumière n’est pas coupée d’un coup, mais ce n’est pas non plus un fondu au noir. On a un dixième de seconde avant que, on sait que c’est le dernier mouvement que l’on voit, et déjà on ne voit plus, on ne sait plus ce qu’on a vu ou cru voir. Ou on l’a si bien vu qu’on en a été ébloui, l’image a oblitéré le mouvement duquel elle émanait. Flash d’obscurité, prescience de la perte. De ce qui précède, qui échappe à la mémoire. De ce qui est, peut-être, en train d’être dansé dans le noir. De ce qui aurait pu être, sans interruption. Quand la lumière se rallume, les danseurs ont continué, imperturbables, ou sont passés à complètement autre chose. Je goûte la facétie de certaines ellipses (la lumière se rallume sur un danseur assis comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas en train de se démener à la précédente seconde de lumière — ou en coulisses), mais c’est vraiment le rapport à la mémoire et au désir de retenir qui me saisit.
Quand on croit retenir un mouvement, on n’en a souvent que des instantanés photographiques, instants-clés entre lesquels on extrapole un mouvement rêvé. On n’y peut rien, c’est ainsi que fonctionne notre mémoire, plus photo- que cinémato-graphique. Et pourtant, quand on croit retenir une image, il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une reconstitution, compilation de plusieurs photographies qui n’a jamais existé. D’une façon ou d’une autre, le mouvement échappe, impossible de le retenir, on ne peut que s’en laisser traverser, se laisser impressionner. Le rappel est difficile pour moi qui voudrais toujours tout retenir — à la fois mémoriser et garder. Étudiante, je passais un temps infini au-dessus de mes notes de philosophie ou d’histoire, à patiner dans l’enchaînement des faits ou des arguments parce que j’avais la sensation d’oublier ce qui précédait au moment d’enchaîner ; j’aurais voulu penser en même temps la cause et la conséquence, et face à cette impossibilité structurelle, j’étais obligée de revenir au début et de reprendre encore et encore, jusqu’à la litanie et sa vaine conjuration face à la peur de sauter dans le vide d’un maillon logique ou temporel à un autre.
Qu’ai-je retenu ? Beaucoup et bien peu. Les coudes élastiques de Loup Marcault-Derouard, qu’on verrait bien danser du McGregor aussi. L’aplomb tranquille de Roxane Stojanov, qui n’a pas l’air défrisée de reprendre un rôle créé pour Sylvie Guillem — elle a raison, femme danseuse soliste, elle est à sa place. Cet instant de pas de deux qui en cristallise tant d’autres, quand Roxane Stojanov prend appui sur Takeru Coste pour un grand développé à la seconde et qu’il ou elle rétracte ses appuis, l’équilibre poursuivi jusqu’à ce que la lumière à son tour se retire, comme une main ou une épaule. Tout est là, je me dit sur le moment. Mais quoi ? La disparition, la suspension, peut-être, qui la précède. Je prends conscience que c’est la même chose avec la vitesse, dont je regrette parfois l’omniprésence en vieillissant : elle me vole et dévoile tout à la fois mon butin de spectatrice. Comme l’obscurité, la vitesse dérobe, et comme elle, elle souligne. L’équilibre au sein du déséquilibre. La suspension d’une spirale, dans un tour en torsion soudain ralenti. Le lâcher-prise dans la maîtrise, signature de cette virtuosité décontractée. Et Roxane Stojanov, l’air de rien en T-shirt à col rond et collants noirs, superbe.
ballet triple_bill[3];
rearray(){
triple_bill[0] = "Blake Works";
triple_bill[1] = "Impasse";
triple_bill[2] = "Rearray";
}
/* Oui, je n'appelle pas la fonction, elle ne renvoie rien ; je ne vais pas réviser des trucs oubliés depuis 10 ans pour la blague. */
L’illustration de la couverture m’a attirée en me rappelant celle d’Un monde plus sale que moi. Normal, c’est la même maison d’édition et la même illustratrice. J’ai ouvert, picoré au début et au hasard, mais la thématique était aussi lourde que le livre léger, je l’ai reposé sur l’étagère. Après un tour au dernier étage (l’étage des essais), je pensais encore à la prose aérée de Lucile de Pesloüan et j’ai eu envie de lire ce que l’on pouvait écrire ainsi — en l’appelant roman, quand la même écriture attelée à tout autre chose que l’inceste aurait été poétique.
le procès-verbal
je raconte tout
me viennent même des épisodes jamais relatés
à ma psy, à mes proches
je m’enthousiasme presque
il y a ça et ça et ça
et ça, ça compte ?
je dépeins une des plus grandes violences de mon enfance
il ne s’agit pas cette fois d’un geste sexuel ou d’un coup de martinet
mais quand le gardien de la paix entend cette histoire sordide
il s’arrête et ouvre grand les yeux
On ouvre souvent grand les yeux à la lecture de ce roman-recueil, et peu à peu on découvre que l’inceste recouvre tout un système qui dépasse de loin les agressions sexuelles qu’il protège. J’ai commencé à le comprendre lors d’un épisode qui suit une agression sexuelle par le frère de la narratrice sur celle-ci et une amie à elle, qui dormait chez eux cette nuit-là. Paroles rapportées de la mère de la narratrice à la mère de l’amie :
on comprendrait que vous portiez plainte mais votre mari peut aussi le frapper on est tout à fait d’accord avec ça on peut l’emmener ici si vous voulez, vous pourrez vous défouler sur lui
On est tout à fait d’accord avec ça. Oo
l’inceste ce n’est pas seulement de la pédocriminalité
l’inceste c’est se servir et se croire tout-puissant
au-dessus de tout
au-dessus des lois
Les dingueries relatées sont rendues possibles par tout un tas de remarques insidieuses, de dérapages mineurs et malsains, puis plus du tout mineurs, minant le quotidien, l’équilibre mental.
je ne sais plus si c’est vrai
à force
on raconte aux enfants que les monstres n’existent pas
[…] je ne sais toujours pas que Clarisse, petit fille,
se cachait sous son lit, serrait les poings, les yeux,
ses peluches, quand son oncle pénétrait dans la maison
elle, elle savait que les monstres existent
La narratrice raconte sa mise au ban et celle des autres victimes de son père lorsqu’elles se décident à parler et porter plainte :
Suzanne a parlé mais il est toujours là
il fanfaronne et fait le pitre […]
Suzanne ne vient plus dans les réunions de famille
cela ne dérange personne.
un village trop petit
je m’ennuie
les chemins se resserrent sur mon passage
j’ai dix ans et je suis mélancolique
[…]
l’ambiance n’est pas la même dans les onze maisons
sur le portail de la nôtre, on aurait dû accrocher
« attention père méchant ».
ce ne sont plus des souvenirs d’enfance
ce sont des flashs de violence
tous mes souvenirs deviennent flous
et se barrent peu à peu d’une croix rouge
[…]
tout ce que je n’ai jamais trouvé normal ne l’était pas
œdipe c’est pareil, c’est tout sauf une petite fille qui tombe amoureuse de son père et qui veut la mort de sa mère
œdipe, c’est tout sauf un enfant dominé par ses pulsions sexuelles
œdipe, c’est un mythe
et si freud n’avait pas vécu dans une société où l’homme est tout-puissant et les enfants des moins-que-rien,
sa première théorie aurait peut-être vu le jour :
l’abus sexuel est à l’origine de névroses
l’histoire d’œdipe n’est pas simplement celle d’un enfant qui tue son père et qui épouse sa mère
l’histoire d’œdipe c’est aussi celle de laïos, le père d’œdipe
qui, dans sa jeunesse, viola un prince
ce prince se suicida de désespoir
le père de ce pauvre enfant maudit alors laïos, le père d’œdipe :
si tu engendres un fils ta maison entière s’abîmera dans le sang
on connait la suite.
Je ne connaissais pas le début.
réparer
je recolle les brèches
je colmate les fissures
les japonais utilisent de l’or pour recoller la porcelaine
et moi je caresse les cheveux de ma fille
qui jamamis ne ternissent
qui brillent d’un roux doré
si doux si précieux.
En recopiant des extraits, j’en ai pris conscience : tout du long, pas de majuscule, comme un récit sans origine, ininterrompu, chuchoté ; mais à chaque fois un point final, pour y mettre un terme.