Voyage en Calabre : itinéraire et bonnes adresses

On cherchait pour nos vacances mère-fille un coin d’Italie que Mum n’ait pas déjà visité et elle a fini par trouver : la Calabre. Le bout de la botte, tout en bas, en face de la Sicile.

L’itinéraire

Carte du bas de l'Italie avec les villes mentionnées dans l'article
Pas loin de 2000 km en tout

Mum a préparé l’itinéraire (gloire et grâce à elle) avec le guide Lonely Planet. Si vous voulez vous en inspirer, sachez qu’il est adapté à notre rythme (on ne se presse pas en vacances) et à nos désintérêts (les châteaux et les églises, c’est extra pour le décor ; si on peut être dispensées de les visiter, on aime autant). Nous, on est là pour la promenade et le régal, pour flâner et s’imprégner des ambiances. Grimper pour un panorama pourquoi pas, mais avec une glace une fois arrivées au sommet.

…

4 nuits à Naples

    • Le vieux Naples 💛 💛 💛 🍽️ 🍦 
      Des ruelles, du bordel, de la splendeur, de la crasse, des églises, du bruit, des banderoles…
    • Pompéi 💛 💛 💛
      Je pensais voir quelques murets de fondation et des colonnes plus ou moins debout, et c’est une ville entière que j’ai découverte, avec des rues, des trottoirs, des murs hauts et des toits parfois, des échoppes avec leurs jarres incluses dans les comptoirs, des maisons avec leurs fresques, leurs mosaïques…  Ce sont bien des ruines, mais l’on dirait moins celles d’un site archéologique que d’une ville détruite par la guerre — surtout lorsqu’on voit la cité antique d’en haut, se détacher de la ville moderne. On y a passé plusieurs heures et on pourrait y passer facilement la journée, plusieurs journées : Pompéi est aussi longue à explorer qu’une ville encore vivante, davantage même dans la mesure où l’on furète parmi les maisons des particuliers.
    • Herculaneum 💛 💛
      Doublon de Pompéi ? Pas vraiment. Herculaneum est plus petit, mais on y découvre des étages : deux, parfois trois, un bout d’escalier ; des maisons avec leur impluvium, mais aussi des puits de lumière, tout en haut, ornés de simili-gargouilles ; et des squelettes figés dans les garages à bateau, alors que les habitants tentaient de fuir par la mer avant qu’elle n’entre elle aussi en fusion. Un tour par le musée permet de s’esbaudir de la finesse des orfèvreries (je ne me suis pas remise de la jarre violette miniature gravée dans une petite pierre précieuse…).

…

2 nuits à Buonvicino

    • Buonvicino 💛 🍽️
      Un petit village aux rues pavées de mosaïques en galet, avec un kiosque, une vue lointaine sur la mer et une très bonne table. Le tout sous la houlette de notre guide félin errant, baptisé Marco il gatto pour l’occasion.
    • Diamante 💛🍦
      Il n’y a pas des masses de villages mignons au bord de la mer en Calabre, et Diamante fait partie des heureuses exceptions (aux côtés de Tropea et Pizzo), avec une jolie promenade en bord de mer et des ruelles animées par de nombreuses fresques de street art. On y déguste aussi un délicieux granité au cédrat.
    • Marina di Belvedere
      Notre premier village pierreux couleur terracotta.
    • Paola 🍽️  
      Une vieille ville bien insérée dans la nouvelle, avec une belle arche ornementée comme une église, des plantes, des églises, des ruelles…
    • Fiumefreddo Bruzio 💛
      Le village est pittoresque dans le genre pierreux, mais le wow est surtout dû au château en ruine et à la vue qu’on y a sur la mer Tyrrhénienne depuis la terrasse — un cadre parfait pour tragédie antique.

…

4 nuits à Pizzo

    • Pizzo 💛 💛🍦
      Un très chouette village au bord de la mer, touristique dans le bon sens du terme : on a envie de s’y attarder, s’y installer pour le temps des vacances. Il y a à voir, c’est animé, aménagé, avec un parking où se garer à proximité et un bon choix de restaurants, une jolie plage juste là, en bas du château, des ruelles ni délabrées ni muséifiées, une gelateria familiale où viennent se ravitailler les enfants et les vieux du quartier… Tout y est pour venir s’y promener, baigner, restaurer.
    • Tropea
      Un gros village (une ville ?) au bord de la mer, touristique dans le mauvais sens du terme : on est content d’y passer, et de ne faire que ça, justement. Passer et s’en aller. C’est le Saint-Trop’ calabrais, ça grouille, de monde, de pittoresque organisé, des merdouilles à vendre à tout coin de rue.
    • Nicotera
      Un village qui mise tout sur sa vue et quelques ruelles qui semblent décorées spécialement pour Instagram.
    • Capo Vaticano
      Cette vue sur la mer.
    • Zungri 🤷‍♀️
      Quand on a visité Pompéi quelques jours plus tôt, le contraste est rude — rustre. Si vous aimez les ruines troglodytes, rendez-vous plutôt en Dordogne.
    • Vibo Valentia
      Un château, des ruelles, le cagnard, plus aucun restaurant qui sert… parfois on rate un peu une rencontre avec une ville, et ce n’est pas si grave, il y a des tartelettes à la crème de pistache pour compenser.
    • Scilla 💛
      LA Scilla de Charybde en Scylla. On n’a pourtant pas l’impression d’aller de mal en pis en visitant cette jolie petite ville, puis le village de pêcheur en contrebas : une partie des maisons a ses fondations dans l’eau, comme à Venise… Une fois qu’on a laissé le car de touristes pressés prendre sa glace à prix parisien, on savoure le calme revenu, le sourire aux yeux bleus du vendeur, assortis à la mer juste là, devant laquelle s’ébat une portée de chatons sauvages. (La plage en revanche a laissé soupçonner la dangerosité de la mer, avec des rouleaux assez violents survenus de nulle part pendant une trentaine de secondes alors que tout était d’huile…)
    • Reggio di Calabria
      La grosse ville de la région, avec une grande promenade le long de la mer, plus impressionnante que belle (un petit côté quais de Seine sur la partie en contrebas). Les arbres qui la bordent sont en revanche magnifiques.

…

3 nuits à Chorio

    • Chorio
      Le village n’a rien de spécifique hormis son incroyable AirBnB de nonna vintage.
    • Bova 💛
      Quelques ruines et pas mal de rénovations en tuiles et pierres, c’est mignon, fleuri, avec une improbable locomotive à vapeur sur la place principale alors qu’aucune gare n’a jamais desservi le village.
    • Pentedattilo
      Un village fantôme au pied d’une énorme roche en forme de main, auxquels quelques durs à cuire (exposition plein Sud) essayent de redonner vie. À 32° à l’ombre, on n’a pas eu le courage d’en sortir pour arpenter ce qu’il reste de rues.
    • Brancaleone
      La petite ville moderne n’a en soi aucun intérêt, mais elle abrite un  hôpital pour tortues de mer (qui viennent pondre sur les plages de environs), et Mum avait très très envie d’aller voir les tortues de mer. On y a rencontré Gaia, bambina de 2 ans en convalescence.
    • MuSaBa 👁️
      Ce musée est à voir, dixit le guide, qu’on soit ou non amateur d’art contemporain. Le guide n’a pas tort. C’est un lieu improbable, à hauteur d’un délire d’artiste : Nik Spatari a utilisé les ruines d’une abbaye médiévale pour en faire son musée (en mode, moi aussi, j’aurai ma chapelle Sixtine torturée), et investi les environs à coups de sculptures et mosaïques — une espèce de Parc Güell au milieu de nulle part.
    • Gerace 🍦
      Gerace, le village aux 100 églises, c’est un peu comme Roubaix, la ville aux 1000 cheminées : une exagération sur fond de vérité. On n’a pas compté les églises, mais il y en a tellement dans chaque village qu’on n’a pas eu l’impression d’en voir spécialement plus que d’habitude.

…

2 nuits à Santa Caterina dell’Iono

    • Santa Caterina dell’Iono
      N’y entrez pas en voiture, c’est à peu près tout ce que j’ai à vous en dire.
    • Stilo
      Nous n’avons pas visité l’édifice religieux à visiter, mais depuis la terrasse attenante, nous avons profité d’une vue plongeante sur ce joli village en pierres.
    • Stevanno 🤷‍♀️
      Apparemment, Stevanno possède une plage prisée des hippocampes, mais comme on n’en a pas croisés, ce fut sans grand intérêt.
    • Tiriolo
      Depuis les hauteurs de ce village (qui ne s’appelle ni Triolo ni Tiriolet), on peut voir les deux mers, Ionienne et Tyrrhénienne… par temps clair. Ce n’était pas tout à fait le cas quand nous y sommes passées, on a deviné plus qu’aperçu les limites bleutées des horizons, mais cela donne une idée des distances, un léger vertige peut-être à confondre vastitude et étroitesse.
    • Catanzaro
      Une ville moderne qu’on n’a pas eu le courage de visiter, dans laquelle on a seulement fait étape pour déjeuner.
    • Le Castella 💛 💛
      Nous devons cette heureuse découverte à un accident routier et des travaux de voirie : ennuyée dans les embouteillages, j’ai compulsé le guide et déniché cet arrêt non prévu. C’est une station balnéaire charmante, avec des terrasses qui donnent envie de s’y attarder. Sa plage de sable dorée (dans ce coin à galets, c’est suffisamment rare pour être signalé) a pour toile de fond un château en ruine posé sur une presqu’île : on se baigne dans une carte postale.

…

4 nuits à Ciro

    • Cirò 🤷‍♀️
      Le guide indiquait que ce village au cœur des vignobles était un incontournable… en oubliant de préciser qu’il l’est uniquement pour les amateurs de vin. Il faut en effet avoir un petit coup dans le nez pour trouver du charme à ces ruelles passablement glauques.
    • Cirò Marina 🍦
      Oui, mais non, peut-être, ah ? presque, mais non. L’appréciation clignote comme un néon. Il y a du potentiel pour que ce soit charmant (de grandes plages, un petit port, un bon glacier), mais ça ne l’est pas. Une fois accepté qu’il n’y a rien à voir, pourtant, et que le farniente prend le pas sur la visite, on s’y sent bien.
    • Morano Calabro 🍽️  
      Le village s’apprécie probablement davantage de loin (par l’espace qu’il occupe sur la colline) qu’entre ses ruelles (le crépi gris a moins de charme que la pierre), mais je ne puis être objective, ravie du déjeuner gastronomique que j’y ai dégusté.

…

Les bonnes adresses

AirBnB

Casa Chiara Italia à Naples
On aime ou pas la thématique Vésuve des tableaux, mais l’Haussmanien napolitain, ça en jette, avec une hauteur sous plafond délirante et un énorme lustre en cristal de famille (auquel il manque quelques pampilles… cassées ou volées, l’histoire ne le dit pas).

Chez Gorgia à Chorio 
Si cet AirBnB était un programme télé chroniqué par Télérama, son genre serait quelque chose comme : appartement baroque de nonna vintage. Il y a en trop, partout, de tout, trois Bialetti dans le placard, des affichettes en série, des tasses en exposition sur la cheminée, des victuailles dans le frigo, plus plein que quand je fais le plein, des bouteilles d’huile d’olive, fraîche ou rance, des magazines étalés sur la table basse, des produits de soin dans la salle de bain, une boîte à mouchoir dans chaque pièce, une mappemonde en guise de lampe de chevet, un meuble-machine à coudre en guise de table de chevet, des bonbonnières de biscuits et de céréales, la table déjà mise à notre arrivée… Un accueil d’autant plus incroyable que la profusion du lieu contraste avec la pauvreté apparente des environs.

Casale dell’Attiva à Cirò
L’unique agriturismo de notre séjour. Malgré une nuit où les chiens de la ferme ont beaucoup aboyé, le bruit des travaux viticoles et la virulence des moustiques, j’ai adoré notre séjour dans cette maison rustique sobrement meublée (une vague réminiscence de la chambre de Van Gogh ?) et bien bouquiné dans le salon de jardin sous la tonnelle, avec le bruit des cigales et la vue sur les oliviers.

…

Restaurants 🍽️  

Matteo à Naples : à emporter ou à manger sur place dans une ambiance cantine (archi climatisée), il faut goûter la pizza fritta une fois dans sa vie (mais peut-être pas deux). Intégralement plongée dans la friture, cette curiosité ressemble presque plus à un beignet qu’à une pizza, et se digère de même.

Gastronomia Focetola à Paola : la terrasse de cette charcuterie-fromagerie donne sur une place sympathique à l’entrée de la vieille ville. J’y ai découvert la confiture de cédrat, servie en sucré-salé sur une tranche de fromage grillé : un délice !

Borgo dei Greci à Buonvicino : une très bonne table, avec vue (lointaine mais idyllique) sur la mer. On m’y a servi une polenta comme je n’en avais jamais mangée, mitonnée à l’huile d’olive et aux petits légumes du jardin, servie dans une cassolette entourée de spaghettis frits, croustillants comme des gressins. Dépité que nous n’ayons plus faim après ce primo piatto, le serveur nous a offert de délicieuses bruschettas !

L’Antico Borgo à Morano Calabro : nous sommes tombées par hasard sur ce qui s’est avéré être un sacré restaurant gastronomique. Incroyable carparccio de crevettes et burrata pour Mum, tartare de saumon à l’olive noire, cédrat et bergamote confits, glace à l’huile d’olive pour moi. Nous avons pris 3 desserts pour 2 et je ne regrette rien, bien qu’il a fallu ralentir dans les tournants en reprenant la route.
…

Glaciers 🍦

On mange de très bonnes glaces à peu près partout pour presque rien (2€50 le cornet) en Calabre. Voici quand même quelques gelateria qui m’ont marquée.

Mannela à Naples
Je n’ai goûté qu’une seule glace dans cette chaîne de qualité et c’était bien trop peu (je blâme la pizza fritta).
🍦Un parfum à goûter : crema Mennella, mêlant amandes et cacahuètes, mamma mia.
🍦Un parfum à éviter : cioccolato fondante. Au chocolat corsé se mêle un parfum d’orange pas du tout annoncé (apparemment c’est récurrent).

Dal Perugino à Diamante
Je n’ai pas goûté les glaces, mais le granité au cédrat était fou : très sucré et très bon.

L’Angolo del Gelato à Pizzo
Une gelateria familiale où il fait bon revenir pour déguster environ tous les parfums une fois goûté le tartuffo, entremet glacé avec un cœur de chocolat fondant (en théorie, quand on a le courage d’attendre).
🍦Des parfums à goûter : pistache et noisette parce que l’Italie, fior di latte pour l’onctuosité, stracciatella pour sa base généreuse de fior di latte, ricotta pour l’originalité.

Bar del Tocco, di Rinaldis Giuseppe à Gerace
J’y ai pris un granité, mais quand j’ai goûté la mini-brioche archi-délicieuse qui était servie avec, j’ai regretté de ne pas avoir pris la grosse brioche con gelato (remplie de glace, oui, oui). Si vous y allez, merci de me la faire manger par procuration (la pistache fonctionne très bien avec la brioche)(de rien).

L’Antico Gelateria à Cirò Marina
L’enseigne affiche les prix obtenus dans des concours de glaciers (je me propose comme jury si vous connaissez quelqu’un qui connait quelqu’un), mais ce ne sont pas nécessairement les parfums primés qui sont les meilleurs : préférez les classiques aux inventions composées. J’y ai mangé deux glaces par jour pendant trois jours ; la serveuse, adorable et amusée, m’a offert la sixième.
🍦 Un parfum à goûter : le cioccolato fondante, réellement cacaoté par rapport au cioccolato tout court.
🍦Un parfum à éviter : pistache-amande

Journal de mai 4/4

Lundi 22 mai

Nous sommes toutes dans le studio quand nous recevons par e-mail les retours sur nos cours d’éveil-initiation. Ce que je lis ne me surprend pas, mais d’autres n’ont pas cette agréable surprise. Il y a de la dureté, des récriminations, des choses probablement bien intuitionnées mais qui ne se disent pas, pas comme ça, et je me demande pourquoi, de toute ma longue scolarité, c’est la première fois que cela se passe comme ça, dans la fatigue de sensibilités qui n’en finissent pas de s’entrechoquer. É. non plus, en école de commerce avant de se réorienter, n’a jamais connu ça. Est-ce de toucher au corps, qui nous touche ainsi ? Pour le boyfriend, qui a fait les Beaux-Arts, c’est évident : c’est le propre des écoles d’art d’être remplies d’artistes aux sensibilités exacerbées.

___________

Cours de progression technique (aka le cours où l’on apprend à donner cours). Une séance ludique, avec accessoires :

  • des assiettes en carton lestées de patafix : on a l’air malin avec ça sur la tête, mais il y a une raison pour laquelle les princesses apprennent le maintien avec des livres sur la tête dans l’imaginaire des contes. Marcher avec un poids en équilibre sur le sommet du crâne aide à situer correctement la verticalité… et fait travailler les muscles profonds du dos : je peux vous dire que ça a sacrément bossé entre mes omoplates ! En un quart d’heure, je suis passée d’une démarche précautionneuse à l’extrême, avec de fréquents arrêts pour ramasser les assiettes, à une marche beaucoup plus fluide, puis des transferts de poids type temps liés, avec des changements d’orientation de la tête.
    On a aussi utilisé ces assiettes lestées pour donner du poids dans le bras qui ferme dans les tours et détournés, histoire de le sentir davantage et de ne pas le laisser à la traîne ;
  • des bandes élastiques qu’on utilise habituellement pour travailler les pieds, ici pour sentir la résistance des bras et du dos (dans les tours, notamment) ;
  • de grands éventails pour travailler sur l’amplitude du mouvement (je n’avais jamais vu des éventails comme ça : le tissu se prolonge au-delà des baleines, frémissant comme la queue d’un poisson exotique).

___________

De la séance de psy, je ressors triste d’être vénér et vénér d’être triste. On ne peut pas gagner le boost de neurones et de bonne humeur à chaque fois. (Le lendemain, je réaliserai avoir été en SPM.)

…

Mardi 23 mai

Séance en autonomie. Du yoga pas trop violent mais qui bouge quand même ? Je propose de lancer une vidéo d’Adriene. Les commentaires de mes camarades qui découvrent la chaîne et ses idiosyncrasies (attends, mais Benji, c’est le chien ?) rendent la séance plus ludique, mais cela crée aussi une distance, une résistance : je reste sur le qui-vivre, craignant que mes camarades puissent ne pas apprécier une proposition dont je me sens responsable. Cette séance ne propose pas un flow fluide comme c’est souvent le cas chez Adriene : deep stretch, on aurait dû se méfier de l’intitulé. Mais comme le fait remarquer L., alors qu’on attendait dans une position improbable qu’elle prenne fin, la succession des étirements est bien pensée. On s’amuse en outre de nos zones de raideur et de souplesse inversées : ce qui est une quasi-torture pour C. et moi est d’une aisance déconcertante pour L., qui luttait quelques instants auparavant alors que C. et moi nous la coulions presque douce.

Séance de chant mis en mouvement avec des enfants d’école primaire. Il y a une raison pour laquelle je danse et ne chante pas, comme par exemple le fait que mon timbre de voix n’est pas très agréable ou que je peine à trouver la bonne hauteur et à conserver le rythme. Par exemple. C’est la dernière semaine de cours, mais c’est un peu la semaine de trop.

À chaque cours de musculation des chaînes musculaires sa découverte d’un pas de danse classique que je fais de traviole. Aujourd’hui : mon pied gauche part complètement en serpette dans les soubresauts (merci la parallèle pour cette révélation) et je perds l’alignement avec le genou. Il va falloir que je trouve comment corriger ça avant que ma street cred de prof d’éveil-initiation en prenne un coup.

…

Mercredi 24 mai

La première partie du cours d’AFCMD est théorique, stimulante : quand même, il y a tant de choses à apprendre, à découvrir, à étudier, ouvre-toi un peu meuf, sois curieuse, merde. On passe à la pratique : nope, sortez-moi de là rapidement, par pitié. Bouger au ralenti en produisant toutes sortes de sons ne me fait pas vibrer.

Qu’il s’agisse de respiration ou de sexualité, je dois me rendre à l’évidence : j’ai du mal avec le corps organique, viscéral, qui ne soit pas le corps musculo-squeletique qu’on peut s’entraîner à contrôler. Je jouis de la maîtrise, pas du débordement.

Passage à la médiathèque et, pouf, après-midi évaporée.

…

Jeudi 25 mai

É. a rapporté du banana bread pour fêter la fin d’année imminente. C’est toujours elle, souvent du moins. J’ai eu un court moment de motivation l’an dernier (un banana bread également), et depuis manque à ce genre d’attentions.

Nous prenons un verre en fin de journée, presque toutes ensembles, comme nous l’étions plus régulièrement l’an passé, en première année, quand les amitiés ne s’étaient pas encore resserrées en géométries variables à l’extérieur des cours. Il m’a fallu du temps cette année pour m’ajuster à cette nouvelle position, ne pas être exclue sans être vraiment incluse, trouver la juste distance pour ne pas être blessée d’entendre tout ce qui se fait sans moi, sans d’autres, sans m’isoler et m’exclure des discussions, qui restent gaiement ouvertes à toutes, en tout temps. Diplomatiquement invitée à un anniversaire parce que j’avais cours le même soir dans la même rue, j’ai pris conscience que cette sociabilité, vers laquelle je lorgnais avec une pointe de regret, ne me convenait pas, qu’il n’y avait aucun regret à avoir, sinon celui d’être un peu éloignée géographiquement de mes amies. Je ne sais pas appartenir et ne pas appartenir. J’apprends en triangulant, en discutant vivement avec les unes puis avec les autres, essayant de me tenir à équidistance. On mettra ça sur le compte de l’âge, de ses décalages.

Nous prenons donc un verre en fin de journée, presque toutes ensembles, et je suis à équidistance des autres de la table, des boissons ou non alcoolisées. Un tour de table désorganisé se fait des pires et meilleurs moments de l’année, manière de nous réapproprier le questionnaire de l’école, rempli avec plus ou moins de diplomatie. Le pire fait catharsis, le meilleur tourne pas mal autour de la carte blanche chorégraphiée en commun. L’idée est lancée d’imprimer des T-shirt personnalisés, entre tics de langage (dont un que je n’avais jamais relevé), phrases mémorables et autres petites idiosyncrasies. Il y a encore des hésitations pour certaines, mais mon cas est tranché, déroulé des deux mains comme une enseigne en néons : chocolat noir. Avec une précision de taille, grossie à proportion de l’amertume perçue quand elles essayaient un carré : 90%. Fair enough. C’est tranché également pour J. : ce sera Christine. Lors d’une mise en situation où l’on jouait les enfants et où on lui avait demandé comment elle s’appelait, alors que chacune se nommait sans inventivité, elle avait répondu du tac au tac ce prénom qui n’était pas le sien, avec une décontraction, une évidence telle qu’on en avait beaucoup ri. La running joke a continué le reste de l’année, au point de semer le doute chez les premières années : « Mais elle s’appelle J. ou Christine ? » Christine is the queen. Sur le modèle de mon 90%, j’ajouterais bien en-dessous une didascalie entre parenthèses, rappelant nos tentatives pour minimiser ses retards quotidiens : (Elle arrive.)

…

Vendredi 26 mai

 

Journée complète avec 3 classes d’enfants pour le projet chant et danse. C’est un bon entraînement pour apprendre à gérer de plus grands groupes, mais c’est éreintant. À midi, complètement abrutie, je vote pour abandonner lâchement les maîtresses et retourner déjeuner au calme aux studios. L. et son BAFA se marrent ; elle m’imagine bien en colo, tiens.

L’après-midi, nous passons deux heures à essayer de régler un cercle circassien avec les CE1. C’est trop compliqué pour leur âge — ou alors il faudrait qu’ils fassent de la danse à l’année. La formatrice de chant les en pense capable, et ils le sont d’une certaine manière, mais une manière qui n’est agréable pour personne. Nous reproduisons sans nous en apercevoir les travers de nos formateurs et encourageons-houspillons des enfants de 8 ans pendant 2h30 sans pause. Tout le monde est lessivé à la fin.

La formatrice a voulu attendre le jour J pour fixer les places et les rôles, dans un but pédagogique, dit-elle, afin de garder les enfants attentifs, autonomes. Cela fonctionne peut-être en chant, avec la chef de chœur qui continue de guider sur scène, donne les départs, souffle les paroles, mais pas en danse. Et quand bien même cela marche, marchotte : c’est inutilement stressant pour les enfants.

La restitution a lieu sur scène, devant des parents presque plus difficiles à cadrer que leurs enfants. Parents, fratrie, bébé : ça parle, ça filme, ça crie ;  les adultes gesticulent jusqu’à obtenir un coucou de leur fils, de leur fille, censés se tenir bien droit dans la position du chanteur-danseur (à mi-chemin entre “le spaghetti cru” et “le spaghetti cuit”, sachez-le). Nous restons sur scène avec les enfants pour les guider ; je n’ai pas l’impression d’y être, aucune confusion possible entre le rôle du danseur et celui de l’accompagnateur.

Nous n’avons pas le temps de féliciter les enfants que c’est la fin du spectacle, de l’année. Nous sommes en bas des marches devant la scène / à la sortie de l’auditorium au soleil / derrière les grilles du Conservatoire / à la bouche du métro où nous souhaitons quelques bonnes vacances / attablées à la table d’une brasserie artisanale qui, dieu merci, propose aussi du jus de tomate (essayez donc de trouver des boissons non alcoolisées non sucrées…). On finit la tournée du meilleur / pire moment de l’année pour celles qui n’étaient pas là la veille, on enchaîne sur la compagnie où tu danserais dans tes rêves les plus fous, il y a du name dropping contemporain qui ne me dit rien entre deux Batsheva. Le Royal Ballet pour moi, je crois. Ou la compagnie de Russell Malliphant, mais je n’ai pas le temps d’aboutir cette pensée. Pourquoi je ne suis jamais passée par la case interprète ? Darling (je ne le dis pas), je n’ai jamais eu un niveau pro (je le dis). É. me reprend : « Tu as un niveau professionnel. Tu vas être professeur de danse, tu as un niveau professionnel — juste pas d’interprète. » En prime, j’ai le droit à une imitation de comment je danse quand je danse “contempo”, avec des accents dynamiques et des  mouvements de tête de drama queen, interprétés par notre drama queen en chef ; ça me fait rire, ça nous fait rire, quand bien même ce n’est pas moqueur. La tendresse aussi peut faire rire. Les comptines des enfants ne cessent de revenir dans la conversation, quelques notes suffisant à rendre fou le juke box collectif. On tente un gage pour dé-chanter : chaque départ de chantonnement est puni d’une goutte de tabasco, obligeamment fourni avec le sel de céleri (le jus de tomate comme jeu à dé-boire).

…

Samedi 27 mai

Réveillée avant 6h du matin avec les comptines entêtantes de la veille, qui tournent en boucle : ce n’est pas exactement comme ça que j’imaginais mon premier jour de vacances. Mais soit.

Le stress lié à la formation se résorbe, mais le répit risque d’être de courte durée si je me laisse envahir par un autre enjeu, que l’occupation incessante, très cadrée, mettait en sourdine — celui de réussir à finir mon manuscrit, réussir à finir quelque chose, lui donner forme et fin, enfin. Cela me taraude, comme une menace de maintenant ou jamais, hyperbolique, risible mais réelle dans son ressenti. On va calmer le jeu, ramasser ce qui traîne dans l’appartement, faire son Duolingo du jour, prendre des notes pour ce journal, lire Singuliers et ordinaires, L’Éloge des fins heureuses

J’investis le parc Barbieux en chantonnant Doodley do, je suis la protagoniste d’une comédie musicale, I like the rest but the thing I like best, tout se déroule devant moi, chemin fleuri, soleil, tapis vert, it goes doo-d-ley-do, j’ai la marche conquérante et la ritournelle implacable, pour un peu les branches se mettrait à faire chœur et les canards à danser, d-ley-do. C’est la bonne humeur des possibles ; je me tiens au seuil des vacances comme un vendredi soir au seuil du week-end.

…

Dimanche 28 mai

Légère panique à l’idée de ne pas arriver à bout de mon projet, et de ne pas non plus profiter des vacances. Vacances J+2 et déjà l’angoisse de gâcher, le devoir de rentabiliser. Les heures où prendre le soleil et les phases d’efficacité intellectuelles se superposent ; elles s’annulent par synthèse additive en début d’après-midi quand les neurones partent faire la sieste, et la peau se hérisse à l’idée que le bain se transforme en coups. Il faudrait plusieurs matins dans une journée. Ou accepter de ne pas “profiter” du soleil.

J’emprunte des rues que je n’ai jamais arpentées pas très loin de chez moi. L’appareil photo ne sort pas beaucoup de sa sacoche, mais les jambes sont dégourdies.

Les comptines restent envahissantes. Dans la rue, sous la douche, à tout instant. On dirait des pensées parasites. Ça tourne comme un gyrophare. Même les litanies d’Alice et moi ne parviennent pas à prendre le dessus.

Le boyfriend : on veut tout mettre dans sa première œuvre ; on calibre souvent mieux les projets suivants. Je ne suis pas d’accord sur le terme d’œuvre concernant mon projet, mais j’espère.

La fatigue vient avec la tombée de la nuit, rend le sommeil facile.

…

Lundi 29 mai

Rêve : je prenais le train avec Joël (pourquoi Joël ? je n’ai pas eu d’interaction avec lui depuis des mois voire des années), il rentrait de loin, de l’étranger probablement, et je rentrais aussi, d’où, peu importe, à l’arrivée il s’avérait qu’il y en aurait encore pour 22 heures de route, en voiture, je hâtais la recherche de l’agence de location dans le centre commercial en paniquant à l’idée des heures interminables à venir, je n’aurais pas du prendre ce train, je devrais peut-être prendre l’avion pour repartir, revenir, m’épargner 22 heures de voiture.
Il se pourrait que le manuscrit m’ait donné une impression d’enlisement (22 heures de travail dessus suffiront-elles ? Non).

Au réveil spirale une idée que j’avais déjà eue des années de cela : étudier le comique dans la danse. Ça s’articule et se poursuit pour ainsi dire tout seul dans ma tête : je me rends compte que je suis repartie sur une piste seulement quand, arrivée en bout, je relève la tête de mes pensées comme on sort la tête de l’eau pour reprendre son souffle en crawl après une apnée, pour aussitôt y retourner. Il faudrait que je me lève. Les idées s’articulent en boulette fil de fer et aimantent un tas de souvenirs, de fragments qui viennent s’y agréger comme exemples qui illustrent et relancent le questionnement. Après le petit-déjeuner, je prends des notes. Une page, deux pages, trois pages, un plan pour ainsi dire. Quelque chose de moins ambitieux que le projet que j’ai commencé en 2015. (Je ne me souviens jamais des dates, mais c’était le Nanowrimo et il avait été interrompu par les attentats de Charlie Hebdo.) Me voilà à commencer un nouveau projet alors que je n’ai toujours pas fini l’autre ? C’est n’importe quoi, et pourtant : ça m’a excité le neurone, ça m’a mise en joie ; je me remets à l’écriture dans le présent, curieuse de ce qui va en sortir, sans plus exécuter en larbin les intuitions mortes de mon moi passé. Paralléliser des projets à des stades divers pourrait n’être pas une mauvaise chose, si la vitalité des débuts, l’excitation de la conception rejaillit sur l’écriture plus laborieuse de ce qui a déjà été déniché, pensé, architecturé. (J’essaye aussi, à la fin de chaque séance de rédaction, de garder un passage facile pour m’y remettre le lendemain.)

Il fait un temps à bouquiner dehors pour moi, à faire de la meuleuse pour le voisin. Je fuis racheter un coupe-cuticules. C’est un outil satisfaisant, le coupe-cuticules, je suis satisfaite de mon achat (la lame de l’ancien est tombée entre les dalles de la terrasse, irrécupérable). Deux bulles sont incluses dans le manche en plastique ; quand la lumière du soleil passe à travers, ça me rappelle les bulles d’un presse-papier de mon grand-père. Le pouvoir poétique d’un simple défaut de fabrication dans un objet manufacturé en série…

Une routine s’installe : écrire un peu, ce journal, le manuscrit ; faire défiler les aperçus au bas de vidéos YouTube à la recherche de passages que j’ai analysés mais parfois aussi inventés ; déjeuner de petites salades ; se faire jouir et s’endormir un peu derrière les rideaux au soleil ; lire (la fin de l’Éloge des fins heureuses) ; sortir enfin un peu, pour les jambes ; dîner, regarder un épisode de Scenes from a marriage ; m’épater du profil du boyfriend en visio. Nouveauté de fin de matinée : une barre à la cheminée, pour se remettre les muscles en place. Le placement s’installe, je le sens, une puissance venir.

…

Mardi 30 mai

…

Mercredi 31 mai

Vite, vite, tourner les pages, recopier, sauvegarder des extraits avant de rendre les livres à la médiathèque. Je voudrais ne relever que les passages qui m’ont intimement marquée, mais je me laisse entraîner à recopier davantage, des formulations clés dans l’argumentation de l’ouvrage. Cela devient long, à quoi bon, mais au lieu de sélectionner davantage, la résignation me fait précipiter la saisie, et le téléphone sans cesse glisse de son rôle de presse-papier.

Je voudrais finir le recueil de Cécile Coulon avant de le rendre, mais la poésie ne peut pas se lire vite, l’intention se heurte à la forme. Des lignes passent sans sens. Puis la lecture imprime son rythme, et je retrouve la luxuriance du jardin, les feuilles qui bruissent sous la lumière, l’accès au présent sensible redonné par le truchement de la lecture et des pauses en son sein.

Mission médiathèque et commission pour Lux, qui était en visite à Roubaix le week-end précédent et regrette de ne pas avoir réalisé un achat. C’est bientôt méfait accompli. Jouer au messager ailé de Twitter m’amuse.

Grandeur et décadence des vitres sales dans la golden hour

Journal de mai 3/4

Lundi 15 mai

Nous sommes censées nous donner mutuellement cours pendant 1h30, à deux dans un studio vide. Nous passons une bonne heure à parler de choix et chemins de vie. N. rayonne quand elle parle de la place du scoutisme dans sa vie. J’aime pour cela l’entendre parler de flots, jaune, rouge, vert, de parole de feu, de père spi(rituel), tout une mythologie qui m’est étrangère. Je n’y comprends pas grand-chose, seulement qu’il s’agit d’étapes, d’introspection, d’accompagnement, de cheminement, et que ça la transporte et l’interroge. Au-delà des événements, du décorum, on sent qu’elle a trouvé une communauté qui l’aide à avancer. Elle rayonne quand elle en parle, et s’ouvre, se livre, de métaphore en anecdote, un diamant dans chaque caillou, et chaque caillou unique dans le gravier.

…

Mardi 16 mai

La formatrice nous fait expérimenter un atelier de découverte de la danse classique. Pas de barre, pas de terme techniques de pas, mais une simple marche pieds parallèles dans l’espace, à laquelle s’ajoutent peu à peu des indications qui structurent le corps dans l’espace :

  • une posture érigée,
  • des bras tenus de sorte à ne jamais clore l’aisselle,
  • les surfaces internes des cuisses à tourner devant soi — l’en-dehors comme l’intime qui s’offre,
  • un déplacement qui se fait en croix, latéralement et d’avant en arrière — la première position au centre de cette croix,
  • des ports de bras qui s’articulent autour de leur propre croix, dont le centre est également en première position (double axe couronne-bras bas & première-seconde),
  • le tout à placer face à un public qu’on ne perd jamais longtemps du regard — cette contrainte superposée aux déplacements en croix fait naître les épaulements.

L’approche est intelligente. Elle éclaire Z., en tous cas, qui a pris ses premiers cours de danse classique l’année dernière, la cinquantaine déjà entamée. Faire ressortir des principes structurels avant d’entamer un apprentissage forcément un peu morcelé me semble une bonne piste pour faire débuter des adultes — les grands absents de cette formation, où la pédagogie est pensée uniquement pour les enfants.

La nuit courte n’aidant pas, j’ai du mal à maintenir mon attention lors de la conférence sur les missions des conservatoires. Le changement de politique explique certains décalages que j’avais perçus entre “mon époque” et aujourd’hui : à leur création, les conservatoires ont été pensés comme des succursales des écoles supérieures, des pépinières délocalisées pour repérer ceux qu’on formerait comme danseurs professionnels ; aujourd’hui, ils doivent remplir un service publique d’ouverture à l’art, indépendamment de ce que pourront devenir les élèves, pré-pro, amateurs éclairés ou spectateurs avertis. Je découvre avec surprise que les textes officiels préconisent des cours pour adultes débutants et des cours de composition chorégraphique pour les adultes aguerris ; je n’en ai jamais entendu parler en conservatoire.

…

Mercredi 17 mai

Observation d’un cours de première année de danse classique. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la prof est méchante. Elle est jeune, formée à l’idée que nous sommes au service des élèves et pas les élèves au service de la danse ou du nôtre, mais ses loulous s’en prennent plein la tronche. Pas d’invective directe ou de remarque sur le physique, c’est plus insidieux : jamais rien de positif qui soit souligné, des rappels constants de ce que cela fait des mois qu’ils travaillent tel ou tel exercice, des massacres, des ohlala, des prénoms qui fusent, suivis de temps de pause théâtraux où les élèves ont tout le temps de se raidir et de se demander ce qu’ils ont bien pu faire de si terrible ; tout semble fait pour leur faire sentir à quel point ils sont nuls.

Mon seul espoir est que cette attitude soit une réaction de stress, générée par notre présence, trois apprenties profs. Que par peur d’être jugée, l’enseignante adopte une posture autoritaire, dépréciant le travail de ses élèves pourtant hyper attentives et volontaires. Je fais semblant d’y croire, souris d’excuse et d’encouragement aux élèves dès qu’il y a eye-contact.

Cela finit de balayer mes scrupules à devenir professeur de danse. Ce n’est plus une question de niveau et de compétences, mais d’attitude : je veux prendre la place des gens comme ça pour les empêcher de nuire. Je voudrais montrer que l’on peut être exigeant sans être méchant ; prendre du plaisir dans la rigueur, dans une bonne ambiance ; se réjouir de ses progrès, si minces soient-ils. Et si je ne parviens pas à faire mieux qu’elle avec les élèves (ce qui est probable : on voit toujours moins de choses quand on doit mener le cours que lorsqu’on l’observe tranquillement), du moins ne les aurai-je pas dégoûtés de la danse classique.

________

Dans le métro parisien, j’observe, je me laisse surprendre par ce que j’ignorais quand je l’empruntais quotidiennement, et que je ne remarque pas tant dans le métro lillois : l’extrême diversité des gens qui s’y croisent. J’ai l’impression de voir dans une rame l’échantillon des avatars les plus divers possibles qu’il serait possible de créer avec x formes de sourcils, nez, coupes, couleurs de cheveux et accessoirisation.

Toutes les combinaisons semblent permises, au-delà même de panoplies archétypales qui feraient tomber directement dans une case (la Parisienne du XVIe, le jeune cadre dynamique, l’ado gothique… ; en métropole lilloise : les bourgeois catho de Croix, les ados en jogging de Roubaix, les mères de famille voilées ou non, les jeunes femmes archi pimpées, cheveux gras ou laqués…).

En face-diagonale de moi, une jeune femme très belle, aux traits fins, métis je crois, joue les contrastes avec des baskets de sport blanches et un ensemble pantalon-chemisier noir, fluide, soyeux — élégant et synthétique, pourtant ; elle pianote sur son téléphone, une bague dorée à chaque pouce — sans vulgarité ostentatoire pourtant, tous bijoux assortis. J’aime qu’on ne puisse pas la classer, qu’elle ait du goût, le sien.

Dans la travée, debout, se tient une jeune femme autrement incaractérisable. Rien ne coïncide avec rien : son manteau en tissu, coupe et matière qu’on verrait bien portées par une jeune altermondialiste, a un motif bleu-noir trop discret pour cela ; il jure un peu sous son sac à main plus habillé, qui relève de la maroquinerie pour dame en caban et talons. On ne lui donne aucun âge : elle a la voix flûtée d’une enfant, mais des obligations à gérer au téléphone ; un front haut et large, que viennent distordre d’épais verres de lunettes, rendant le bas de son visage plus fluet (de faux airs de Cortex). Elle pourrait être une toute jeune femme qui fait plus que son âge, ou une femme dont l’âge aurait oublié de s’inscrire sur son visage et dans sa penderie. Je la voudrais musicienne, sans savoir pourquoi. Le sac noir, peut-être, un peu usé mais de coupe moderne : plus volumineux, il aurait pu devenir un étui à instrument.

…

Jeudi 18 mai

Cette fois-ci, je parviens à me brancher sur l’énergie de la ville, sans qu’elle me décharge entièrement de la mienne et me fasse sentir en terrain de jeu rabâché. Je retrouve le Paris que j’aime, le Paris où je m’oriente facilement, où l’on se retrouve de même. Où il y a toujours quelque chose à observer, dont s’amuser. Une statue antique qui fait de l’exhibitionnisme sur le balcon d’un appartement privé. Des tag amoureux sur une fontaine. Un passant avec un tote bag Bonne gueule et qui la tire. Une pancarte sur les grilles du jardin du Luxembourg rappelant aux influenceurs, influenceuses, Français, Françaises des Instagram, que toutes les photos à visée commerciale sous soumises à approbation préalable du Sénat.

Une glace de la Fabrique givrée avec JoPrincesse, après-avant promener notre discussion dans tout le Luco, les chemins détournés, réumpruntés pour prolonger le plaisir de se retrouver. Elle s’arrête un instant pour prendre en photo des arbres majestueux ; je ne les avais pour ainsi dire par vus, parce que je ne fais que dire, justement. Le reste, les arbres, le monde dans les allées, devant les kiosques de boisson, sur les quelques bandes de pelouses autorisées (une densité telle que les gens ont l’air d’attendre le début d’un concert en plein air), tout ça, je le vois sans le voir, un brouhaha estival comme dans une brume de chaleur. Je parle trop, trop vite, l’enthousiasme, l’amitié me soulèvent, le soleil revenu, j’oublie souvent de me taire, de me caler sur le calme de mon amie — qui ne m’en tient pas rigueur. Sur un banc, côté ombre ou côté soleil, je ne sais plus où on en était entre les couleurs à prendre sur les joues et le coup à éviter sur le nez, elle me dit que ce calme date de son quatrième mois de grossesse, elle l’a senti, elle aussi, ça l’a inquiétait, qui elle devenait ? Les hormones sont passées, le calme est resté, ça fait du bien, en fait. Elle a mis à distance qui elle devait, a constaté son attache à qui elle voulait, et ne s’oublie plus dans sa nouvelle vie, sa nouvelle vie qui n’a pas changé et qui n’est plus la même de n’être plus la sienne seule. Il y a une autre vie arrimée à la sienne. Elle est, ils sont deux, trois, une : famille ; elle est aussi seule à me rejoindre, à conserver notre amitié rapprochée. Elle est belle, ses yeux clairs, brillants, de tout son calme dispensé.

…

Vendredi 19 mai

Un banh mi mi-ombre mi-soleil, sur une table où l’on devine un échiquier, dans un renfoncement qu’on ne nommerait pas même square. Il fait beau en ville. Ça chauffe à l’arrière des lèvres.

Le boyfriend se dit qu’il pourrait venir se manger un banh mi plus souvent, il ne le fait pas s’il est seul. Ça a probablement moins à voir avec la solitude qu’avec la difficulté à marcher, qui vide la flânerie de sa substance. On ne flâne pas d’un point A à un point B. Pour moi, manger un sandwich seule en ville, aller seule au cinéma, faire seule n’importe quoi qui n’a pas à être fait, se vit comme un plaisir transgressif, une fugue qui n’inquiète personne, où je me conduis selon mon bon plaisir du moment, jolie lumière à droite, glace à bâbord, sans avoir à m’adapter à aucune autre personne ni convention horaire. C’est moi enfant, qui me dérobe à l’adulte que je suis devenue, tout en jouissant de ses prérogatives. Incartades insues.

Le boyfriend me fait découvrir le “vrai” Tang Frères, que je m’obstine à appeler Frères Tang, et que je confondais avec le Paris Store qui lui est quasiment accolé. Ça grouille de monde, c’est bruyant, désagréable, on ne trouve pas tout ce que l’on cherche… Les items manquants seront dégotés chez “mon” Frères Tang, celui plus petit tout près de la place d’Italie, auquel je venais me ravitailler quand j’habitais le quartier — fierté de propriété mal placée.

Je relève les nouvelles échoppes de Bubble Tea qui ont ouvert. La file d’attente qui se trouvait perpétuellement devant Chatime s’est déportée juste à côté : on fait maintenant la queue pour des pancakes soufflés.

Dans la rue, soudain, le boyfriend se retourne et vivement : « Oui, je te vois » — à une femme à la dérive que je n’avais pas vue, pas entendue, qui le remercie, ça fait du bien, merci, d’être vue, de voir son existence reconnue et non ignorée comme un dérangement. Elle nous avait interpellés d’un « Hey, double chignon ! » Tant que le boyfriend aura son man bun haut et moi mon chignon bas enroulé à la hâte pour prendre ma douche, je ne veux pas d’autre nom de couple, de gang : call us double chignon.

 

Le pèlerinage du XIIIe ne serait pas complet sans une glace à La Tropicale. Le boyfriend opte pour un sorbet esquimau, et je ris je ris en voyant sa tête s’allonger quand il engloutit le dernier bloc de glaçon citronné qui ne tient plus au bâtonnet.

Le soir, twist dans la série que nous regardons ensemble, dont je ne comprenais pas qu’elle s’appelle Mr. Robot, un personnage plutôt secondaire. Puis la joie brute, distincte du plaisir, de sa peau contre la mienne, de ses paroles tout contre moi.

…

Samedi 20 mai

Présentation Melendili <—> boyfriend sur fond d’éclair à la cacahuète, quiche et brownie au praliné. On a parlé d’intolérance pour des cheveux teints en rose, de Blanquer et de catcheurs habillés en dorés, de classe sociale réelle et perçue, d’encourager ses proches à aller chez le psy en repoussant d’y aller soi-même, du rapport à l’échec et de la perception d’avoir plus ou moins échoué, de campagne amsterdamoise et de Cornouailles, de mariage superflu, des chats qui grattent la terre dans le potager, du piège et de l’agrément du confort, de reconversion réelle ou fantasmée (mais souvent supportée financièrement par les proches, fin de la blague). Plus difficile encore pour Melendili : aimer son métier, mais pas les conditions dans lesquelles l’exercer.

On parle longuement, j’ai le temps d’aller reprendre une pâtisserie et de me laisser hypnotiser par les boucles d’oreilles dorées de Melendili, ondulées comme un bord de moule à tarte. Pull rayé, tonalités douces assorties, elle est classe, posée.

La parole circule et va là où elle ne serait pas allée si nous n’avions été que toutes les deux : non seulement parce que, par ignorance, désintérêt ou dépit, je fuis la politique hors période électorale, mais aussi parce que la triangulation fait surgir des remarques à la troisième personne, en passant, tiens… On parle des envies et des réticences à partir de région parisienne, des brocantes en Normandie (elle) et des marchés de petits producteurs en Touraine (lui). Melendili n’aurait pas parié que je me serais autant plu dans le Nord. Sur le mode : on ne sait jamais, tu pourrais te plaire encore ailleurs. J’objecte que la voiture tous les jours, c’est encore autre chose. Melendili par ses préférences personnelles argumente tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre, team du boyfriend puis la mienne. C’est un signe que la rencontre prend, quand on se ligue gentiment contre vous. Ce serait aussi un signe qu’il y ait un Paris Store à Tours, en plus du chèvre frais et de la difficulté à faire des choix, certaines plus que d’autres, ne suivez pas son regard derrière ses lunettes de soleil.

Plus tard dans la nuit, la peau presque translucide, un peu rougie autour des yeux élargis, la question de savoir ce que j’en pense, au fait, moi, du mariage. Que c’est superflu aussi, quand il n’y a pas d’enfant. Mais pas qu’il ait posé la question, tard dans la nuit.

…

Dimanche 21 mai

Le boyfriend se rendort sur le canapé en me tenant le mollet, tandis que je continue à bloguer. J’aime le sentir abandonné contre moi. (Je n’avais juste pas prévu qu’il serre si fort que je doive finir par dégager mon mollet sous peine de ne plus le sentir.)

Curry de quattre heures, et sommeil qui me rattrape dans le train. L’air de vacances se dissipe quand j’arrive à Lille et ressors dans Roubaix tout gris. Les fleurs roses que j’avais laissées ouvertes m’ont laissé leur souvenir en pétales sur la terrasse ; de nouvelles, rouges, ont éclos en mon absence.

Journal de mai 2/4

Mardi 9 mai

Une belle relation avec les enfants, c’est ce que je choisis de retenir de mes 20 minutes avec des 5 ans, au-delà de tous les ajustements préconisés par la formatrice pour adapter la séance à ces petits êtres si peu coordonnés. Je crois que c’est bon, j’ai troqué la panique contre le stress en ce qui concerne les cours d’éveil-initiation.

4h d’AFCMD sans pause. De l’improvisation hasardeuse (ça m’énerve) + un focus sur la respiration (ça me crispe à faire ressortir toutes les tensions) + beaucoup de torsions de la colonne (ça réactive le spectre de la blessure au niveau des lombaires) = sentiment de colère immense, qui implose en larmes. J’en ressors lessivée. Heureusement, c’est le jour de mon cours de travail des chaînes musculaires, et je troque la fatigue émotionnelle contre une saine fatigue physique. Cet endroit est devenu mon safe space.

Dîner : tartines d’avocat sur du pain au sarrasin, puis de banane sur lit de peanut butter. Soit un repas qui aurait conduit à l’hôpital le boyfriend, allergique à la totalité des ingrédients (je triche, j’oublie de mentionner le fromage de chèvre).

…

Mercredi 10 mai

— Tu as conscience que tu es une… fille originale ?
Gné ? Devant mon air dubitatif, la psy précise : HPI, hypersensible, zèbre, comme tu voudras appeler ça…
Alors pourquoi pas, on pourrait remplacer psychokhâgneuse ou première de la classe par un de ces termes-là, mais qu’est-ce que ça apporterait de plus, à part de pouvoir servir mon ego en entrée avec du jambon cru ou de le peindre aux côtés d’une pomme et d’une pipe ? Je suis très (trop) flattée. Et dubitative : en quoi est-ce original ? Si je suis hyper-quelque-chose, alors les trois-quarts de mes amis le sont aussi, au bas mot. C’est peut-être là mon point aveugle ; je repense à ma mère me confiant m’avoir crue élitiste, enfant, avant de comprendre que je ne cherchais pas le brillant ou l’exotique, mais des présences stimulantes, les autres m’ennuyant vite. La psy est presque étonnée quand je lui dit que je n’avais pas de mal à me faire des amis, enfant ; rassurée quand je confirme que, oui, évidemment, j’ai toujours cherché des amitiés authentiques, pas de la copinade (big up à Eli, qui troquerait bien « Tu fais quoi dans la vie ? » pour « As-tu peur de mourir et pourquoi ? »).

On ne va pas se mentir, mon côté première-de-la-classe est hypé par cette histoire d’HPI ; c’est en outre mon argument principal pour candidater à l’étiquette. Quand la psy me demande pourquoi il fallait que je sois toujours première (et je suis optimiste en mettant la phrase au passé), je suis prise de court. Parce que. C’est un impératif catégorique murin. Elle insiste pour que je développe. Je repense à ma grammaire latine, à mon incompréhension que “le meilleur” (d’un groupe) soit un superlatif relatif, et le superlatif absolu, seulement “très bon”. Au fait, qu’être la meilleure, c’est susciter l’admiration, et qu’être admirée dispense de se demander si on est aimée. Cela me passe par la tête, mais ce n’est pas ce qui sort, ce jour-là, ce n’est pas cette analyse rodée devenue poncif personnel. Je réponds autre chose, que la psy prend en note. Elle y revient plus tard dans l’entretien, tourne la page pour souligner la nécessité de retrouver l’expression exacte, son incongruité : être première, c’est reposant. Le boyfriend éclatera de rire quand je lui rapporterai ça. La pression qu’on se met pour être et rester à la première place ? Oui, mais non. Avoir la meilleure note, c’est l’assurance temporaire d’avoir fourni assez d’effort ; sinon, s’il y a mieux, c’est que je n’ai pas fait de mon mieux, ou pire, que mon mieux était insuffisant. Le repos, c’est de ne pas avoir à se soucier de ça, classer l’affaire et passer à autre chose. À quoi ? demande la psy. On recommence, évidemment. Jusqu’à atteindre fatigue et lassitude.

Je me demandais le mois dernier si “ça me suffirait” un jour. La psy tranche : ça ne suffira pas, jamais. C’est structurel. C’est mon mode de pensée, de fonctionnement ; mon cerveau est câblé comme ça. Point. Au lieu de me plomber, le constat m’égaye : ce n’est donc pas moi — ou plutôt si, c’est moi qui suis comme ça, ce n’est pas de ma faute. Ce n’est pas que je ne suis “jamais contente”, comme a parfois pu s’en inquiéter Mum : je suis contente (souvent), mais pas contentée (ou pas pour longtemps).

Pour éviter que la frustration prenne le pas, la psy me conseille de mettre en place un double standard : distinguer ce qui est objectivement attendu de moi (pour valider le DE par exemple) de ce que je voudrais obtenir de moi-même ou de ce que j’estime qu’il faudrait dans l’absolu (par exemple une carrière de danseur professionnel pour devenir prof de danse). Ne pas mélanger les deux. Cela peut paraître basique comme conseil, mais alors l’apaisement que cela procure en remettant les choses à leur place, en leur redonnant leur juste proportion… Définir ces deux pôles aide à remettre du mouvement là où la paralysie guettait : je peux utiliser ce qui est attendu pour m’auto-lâcher la grappe par rapport à un idéal inatteignable, et ce que je voudrais de plus pour m’éperonner un peu quand ce qui est demandé me semble trop basique.

Écartant d’éventuelles particularités qualitatives en les réservant aux personnes autistes, j’avais toujours pensé à l’intelligence cognitive comme à une donnée quantitative, dont on a plus ou moins, au même titre que les autres formes d’intelligence, corporelle ou émotionnelle…  La penser de manière qualitative rend la chose bien plus intéressante. La question n’est plus de savoir si j’ai un stockage mémoire plus élevé ou un traitement des données un peu plus rapide que la moyenne (qui n’est pas une moyenne pour rien), mais de comprendre comment ce câblage influe sur la structure de la pensée, jusqu’à avoir un impact sur la confiance en soi. Je n’avais jamais pensé que structurellement, je pouvais être amenée à douter.

Sans me rendre compte de l’ironie de la chose, je me remets à douter, mettant en doute l’intuition de la psy. Le soir, je compulse en ligne des portraits-robots d’HPI / hypersensibles, cherchant des indices pour confirmer ou infirmer l’hypothèse. Certains traits HPI pourraient me correspondre, mais une “pensée en arborescence”, c’est suffisamment vague pour déclencher l’effet Barnum. Et revient régulièrement un sentiment de décalage qui m’est étranger : je sais que je peux paraître étrange à certains (ils manquent simplement de fantaisie, si vous voulez mon avis), mais je ne me suis jamais sentie “différente” (big up à JoPrincesse : quand elle m’avait confié avoir souffert de cette sensation d’être différente, j’avais écarquillé les yeux, incapable de comprendre comment un vilain canard boiteux pouvait se confondre avec une princesse). Côté hypersensible, ça se défend plus. Jauger l’intensité de son émotivité est compliqué, mais j’ai indéniablement des seuils sensoriels à fleur de peau (je dors avec un masque-à-yeux car la moindre lumière me dérange, la musique devient trop forte pour moi bien avant de l’être pour le reste d’un groupe, j’entends certains chargeurs quand ils sont branchés…).

…

Jeudi 11 mai 

Cours de danse éveil-initiation. Une camarade montre l’exercice et demande aux enfants s’ils ont compris. Un index se lève à hauteur de poitrine : « On a tous les trois les mêmes chaussettes », commente-t-il ex nihilo en désignant les pieds de ses camarades, chaussés de chaussettes noires tout ce qu’il y a de plus basiques. Tous les adultes de la salle ont essayé de ne rire que sous cape.

__________

30 minutes avec des 5 ans dissipés.
Une camarade pourtant habituée à gérer des enfants résume : C’était ho-rrible. Elle vient de découvrir ce par quoi j’ai commencé, et dont je m’éloigne désormais en sens inverse : le sentiment de perdre le contrôle et de se faire submerger par les enfants. Toutes mes camarades sont dépitées, moi plutôt guillerette : même quand ça va mal, ça va. J’ai perdu une bonne partie des enfants à tour de rôle en cours de route, mais pas mon calme. C’est bon, je suis vaccinée. Et je peux partir en free style vol de papillon à la fin de l’enchaînement semi-improvisé — quand on remplace la petite boule et l’étoile par l’image de la chenille et du papillon pour obtenir plus de lié dans le passage de l’un à l’autre au sol, y’a forcément un enfant qui veut voler.

Quand, au déjeuner, je raconte ça à une camarade ayant fait cours dans un autre studio, elle s’arrête de remuer son Tupperware : « Tu entends ce que tu es en train de dire ? » me demande-t-elle, en proud mama de 15 ans ma cadette.

__________

Cours de progression technique : nous sommes deux, trois avec l’enseignante, qui engage une discussion informelle. On évoque avec précaution notre lassitude concernant certains cours d’AFCMD, où l’analyse du mouvement se noie dans d’interminables écoutes de micro-sensations. À notre plus grande surprise, elle se renverse sur sa chaise comme une ado excédée, jambes écartées, bras qui partent en cambré, mimant l’ennui de rester allongée au sol pendant ces cours, à écouter ses sensations : « Moi, quand j’écoute mon cœur, ça me donne envie de sauter par la fenêtre. » Une ancienne danseuse du ballet de Cuba, si élégante, douce, qui fait l’étoile de mer morte sur sa chaise, en se moquant ouvertement d’un enseignement à propos duquel on essayait de ne pas trop se montrer circonspectes… Je me suis mordu le doigt pour ne pas partir en fou rire.

Mon binôme de classique, qui a suivi un enseignement intensif de haut niveau mais dont les expériences en compagnie ont vite tourné court, a exprimé son inquiétude de ne pas trouver de poste dans les structures permettant de former les pré-pro, la préférence étant souvent donnée aux anciens danseurs de compagnies prestigieuses. Notre formatrice a répondu un peu à côté, et mis dans le mile de mes inquiétudes à moi : un bon danseur ne fait pas nécessairement un bon professeur, c’est même souvent l’inverse. Quelqu’un qui a rencontré d’importantes difficultés (et persévéré) s’est interrogé à leur sujet, a cherché des moyens de : il est habitué à varier son approche ; tandis qu’un danseur très doué, devenu professeur, va avoir tendance à attendre que l’on fasse comme lui (voire qu’on l’admire) et que tout coule de source. Cela n’a pas rassuré ma camarade, déjà intimement persuadée de la chose (les grands noms lui ont moins appris que des professeurs plus modestes), mais moi si, énormément.

J’avais déjà articulé ce raisonnement — on en avait parlé la veille avec la psy —, mais parfois il faut que certaines choses soient dites par certaines personnes pour qu’elles puissent acquérir une légitimité autrement plus stable que les pensées contradictoires qui nous traversent en tous sens, et se déposer en nous, calmement. Venant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba, j’ai pu acter que ce raisonnement n’était pas qu’une tentative d’auto-légitimation, et voir se rouvrir l’espace d’une légitimité possible. Avec bonheur et humour : notre formatrice a ajouté que le meilleur professeur de pointes qu’elle a eu était un gros homme ventru qui n’avait jamais enfilé de pointes de sa vie, « mais quand il montrait avec ses mains, je comprenais tout, c’est avec lui que j’ai compris ».

(Cette conversation m’a également fait prendre conscience, à ma grande surprise, que dans le monde de l’enseignement de la danse français qui nous attend, ma binôme et moi sommes pour ainsi dire à égalité, alors que son bagage est autrement plus important que le mien. Mais je me garderai d’en faire un motif de réassurance personnelle, l’élitisme mal placé du système étant plus sûrement à mettre en cause.)

__________

J’en viens je ne sais plus comment à évoquer le MBTI au boyfriend, qui se met à faire un test en ligne derechef, me lisant les questions à voix haute. Notre visio du soir se transforme en reaction video. Il y a du touché-coulé trahi par des sourires mais-euh (mes préférés : il sait que je sais, et il y a tellement de tendresse à m’apercevoir que je sais ça), des certainement pas et des hésitations qui en disent tout aussi long, des questions ou trop faciles ou trop dures, une ou deux surprises pour moi, un visage qui n’en finit pas de se moirer sous mon regard tandis que se dresse le portrait de mon partenaire INFP.

…

Vendredi 12 mai

3h30 de cours puis d’atelier avec Fábio Lopez, un chorégraphe néoclassique qui affectionne les contractions et dos arrondis. Mon dos m’empêche d’y aller à fond, mais l’esthétique me plait en tant que spectatrice, avec des bras classiques extrapolés vers l’arrière, des mains monster aux doigts écartés et légèrement pliés, des accents subits qui résonnent passé le point d’impact…

Brève discussion à la fin du cours, où sont évoquées des réalités du terrain souvent tues : le rôle des subventions et des politiques, la participation à des événements en extérieur que le chorégraphe goûte moyennement mais qu’il fait pour ses danseurs, pour qu’ils puissent bénéficier de cachets supplémentaires, ou encore les actions de sensibilisation qui ne rapportent pas d’argent mais sont nécessaires pour s’assurer un public. Auprès des enfants, il nous dit genrer davantage les rôles que la danse ne le fait aujourd’hui (nous avons d’ailleurs travaillé une variation pour homme avec lui). Dissocier les danseurs en force et jogging des danseuses en pointes et jupette est le seul moyen qu’il a pour le moment trouvé pour surmonter l’a priori des garçons, rassurés par l’aspect athlétique de la batterie ou des portés.

__________

Bilan de fin d’année approchante. Comment dire ce qui à notre sens doit être dit sans pour autant se montrer d’ingrates râleuses ? On essaye de souligner ce qui a été, de ne pas oublier que cela n’a pas été de soi (la directrice a du se battre pour conserver les financements de la résidence permettant stage et restitution scénique).

…

Samedi 13 mai

Le meilleur créneau pour ouvrir une parenthèse d’éternité est entre 13 et 15h30 : la digestion plonge dans une semi-léthargie, et le soleil, déjà haut, ne laisse pas anticiper sa redescente. Je ne fais rien, c’est-à-dire que j’entre, je sors, avec une tartine de fromage, une autre tartine, des lunettes de soleil, je lis (Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur) dans le fauteuil de jardin, sur le tapis de yoga sorti sur la terrasse comme une serviette sur la plage, je m’y étire, davantage que le chat des voisins dans le jardin en contrebas. Mes pieds sans chaussettes sentent l’air plutôt que les pieds, sentent la chaleur du soleil, le crissant du tapis sur lequel j’articule les orteils, chien tête en bas, aucune envie de faire du sport, juste besoin de sentir mes genoux se déplier, fente twistée, les nuages n’ont pas le temps de traîner, ça file, ça frémit, tout s’agite dans le calme, les branches du saule pleureur, les insectes, pollen, akènes un peu partout, les voisins, la ville au-delà, cobra, toute cette proprioception réveillée par le grand air de la terrasse, shavasana, torpeur de la volonté et acuité de la peau, réceptive, qui se met à réclamer d’autres caresses que celles du soleil.

Cucumber sandwichs et direction le spectacle de l’école du Ballet du Nord.

…

Dimanche 14 mai

1 BD 1/2 au soleil
1 sieste mi-ombre mi-soleil
1 tour du parc Barbieux
2 onigiris pour inaugurer les moules que j’avais rapportés de mon voyage au Japon… il y a 6 ans.

De la gaité, des possibles qui se rouvrent la fin de l’année approchant, de la légèreté à essayer.