Images mentales

Des images de pensée. Non, il ne s’agit pas de figures de style ni d’IRM. C’est le nom qu’ont donné Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu à tout un tas de griffonnages qu’elles ont collectionné. Ni gribouillage exécuté mécaniquement tandis que l’on téléphone ou se concentre sur autre chose, ni schéma à visée pédagogique, l’image de pensée est contemporaine de l’idée. Simultanée, même : comme d’autres réfléchissent à voix haute, il en est qui réfléchissent le crayon à la main. Un schéma de ce genre n’explique rien, sinon sa propre pensée à celui qui le produit. Il n’est pas destiné à être montré et le spectateur le demeure : il regarde sans voir. Dans cette profusion de flèches ou d’éléments qui font système, quelque chose se joue, prend forme, sans qu’on sache nécessairement quoi au juste, puisqu’on n’entre jamais dans la tête de l’autre. Et c’est précisément cela qui a fasciné les deux chercheuses : le mystère de l’origine de la pensée.

Bien qu’elles insistent sur le fait que ces schémas ne sont pas spécifiques aux esprits géniaux, et qu’elles en ont également récupéré d’anonymes, on aurait pu croire que leur collection d’images de pensée d’artistes ou de scientifiques célèbres –toujours des originaux– participait de l’étude génétique et sa curiosité effrénée pour les brouillons : l’idée même d’une architecture, bien avant le moindre plan ; le déroulement chromatique d’un roman de Claude Simon ; l’organisation d’une pièce de Cunningham (environ trois secondes après le début et jusqu’à ce que le livre en circulation arrive dans mes mains – sur la fin–, j’ai pensé qu’il devait y en avoir chez les chorégraphes ; spatialisation sur le papier, forcément) ; et même l’instant-papier où le chaînage de l’ADN prend forme (point de reproduction pour une question de droits). Les chercheuses se sont fait aider de spécialistes lorsqu’elles n’étaient pas compétentes dans le domaine et pourtant, n’expliquent rien à partir de ces images, comme si tout ce qu’elles avaient voulu se faire confirmer était que le spécialiste, pas davantage que le néophyte, ne peut pénétrer ces nébuleuses. Le surgissement de la pensée : voilà pourquoi il s’agit de fascination plus que d’intérêt, de collection plus que d’étude.

Alors que je sentais poindre la déception (au seuil, là, c’est un peu frustrant – parce que, oui, c’est excitant), m’est revenue à l’esprit la surprise que j’ai eue en découvrant le brouillon de Palpatine pour son essay (optique je Me Barre Ailleurs). Sous la consigne de « Give a candid description of yourself », l’espace blanc comme pour un dessin d’enfant (ou les digressions de Sterne, plutôt) était parcouru de flèches reliant des îlots de mots : la culture faisait la navette avec le luxe, quand je ne sais plus quel pôle était entouré de courtes flèches que je n’aurais pas été surprise de voir scintiller comme les panneaux convergents d’un Broadway de dessin animé ; c’est moi ! Ich bin’s ! ; il y avait du blog et de l’informatique ; en marge du cadre dévolu à l’exercice, comme en dehors des frontières, se trouvaient listées quelques capitales européennes et, multiculturalisme oblige, un grand-père italien se tenait comme il pouvait à une branche de ce curieux arbre généalogique. C’est comme si je voyais circuler les globules rouges de ses multiples personnalités, celles-là même qu’il doit réunir pour la nomination de miss ouvreuse de l’année. On fréquente assidument une personne et on finit par oublier qu’elle nous reste étrangère – autre, à tout le moins. Et là, c’en était la révélation mnésique. Jamais je n’aurais procédé ainsi. Incrédule et amusée, j’ai regardé, sans lire, j’ai promené mon regard le long de ces drôles de flèches qui, contrairement aux lignes de vol d’une compagnie aérienne, mènent pourtant en des contrées familières. J’ai conclus à la déformation de l’informaticien qui a la patate et créé des systèmes from scratch. Mais finalement, ce serait tout simplement, tout mystérieusement, une image de pensée – mental, though.

Entrain-train

Ce matin, assise dans un de ces vieux train boîtes de sardine (carré, alu, anti-ergonomique, pas du tout sexy), j’ai compris pourquoi le train pouvait être fantasmé comme bête humaine et sexuelle. D’accord, c’est long et pénètre dans des tunnels par des trous noirs, mais surtout : le bruit des suspensions usées entre les wagons a tout du sommier grinçant où s’impriment de lents et lourds va-et-vient.

Rien eu, le voleur non plus

J’ai senti quelque chose, ou plutôt je n’ai plus senti de poids et je me suis retournée, dérobant mon sac – ouvert – à la main qui allait plonger dedans et qui, dépitée, s’est agitée au niveau de la tempe pour signifier que j’étais folle et mes protestations, de simples affabulations. On ne m’avait rien volé, que ma tranquilité. Prise de tremblements, j’ai vérifié l’hypothèse selon laquelle l’avoir est le prolongement de l’être.

Sous le clavier de Voltaire

Reçu au bureau (terme neutre entre stage et travail) :

 » Madame Monsieur,

Nous vous informons que nous allons procéder à une maintenance des serveurs Bureautiques ce mercredi 16 mars 2011 à partir de 20h.
En conséquence des perturbations sont à prévoir pour les accès à l’environnement bureautique depuis l’extérieur ou en interne de 20h à 6h.
En comptant sur votre compréhension, nous nous excusons de la gène que cela pourrait vous occasionner.

L’équipe Réseaux et Bureautique. »

Candide service informatique. Cela m’a fait penser, sans malice, au vieillard de l’Eldorado :

  « nous avons, je crois, la Religion de tout le Monde ; nous adorons Dieu du soir jusqu’au matin. »

Haut-de-forme, chapeau bas

 

J’ai toujours quelques scrupules pour les vendeurs lorsque Palpatine s’embarque dans de grandes conversations où il raconte sa vie d’aspirant élégant1, mais c’est oublier qu’on ne se retrouve pas dans ces échoppes de luxe par hasard et que les vendeurs sont souvent eux-mêmes des passionnés, amoureux des souliers (différent du fétichiste et de ses chaussures) ou ici, en l’occurrence, des chapeaux.

Avec ses lunettes à grands verres ronds finement cerclés d’un matériau cuivré qui me laisse le souvenir de cheveux presque roux alors qu’ils étaient peut-être blonds (une moustache, aussi ?) et son air de vigoureux berger écossais, le vendeur paraissait en total décalage avec son âge, relativement jeune, et partant, il n’était plus du tout si étrange de l’entendre parler des chapeaux qui encombraient son appartement – jusqu’à la cuisine, si j’ai bien compris, puisqu’il choisit au gré de son humeur lequel porter pour prendre son petit-déjeuner.

Entre anecdotes personnelles et prix exorbitant de la marchandise, il nous a raconté que les chapeaux haut-de-forme ne se font plus, qu’il faudrait une manufacture entière pour reproduire les conditions de fabrication nécessaire, avec la colle particulière, la bonne aération, etc. alors que cela ne représente plus qu’un marché de niche, maintenu par les chapeaux qui restent en circulation depuis la fermeture de la manufacture, en 1900 et des poussière. Quoiqu’il s’agissait d’un haut-de-forme et non d’un chapeau melon (ça, c’est dans deux semaines), cela a été le moment surréaliste : lorsqu’on s’est rendu compte, Palpatine et moi, que le chapeau qu’il avait sur la tête avait un siècle. Le vendeur nous a désigné une vitrine où se trouvaient des antiquités ; les chapeaux qui y étaient exposés pour avoir appartenu à des sommités n’étaient guère plus vieux, seulement dans un état déplorable. Palpatine n’osait plus toucher à celui qu’il avait sur la tête et, pour l’enlever, l’a saisi du bout de ses doigts fins et l’a précautionneusement ôté de son chef, le ramenant au ralenti devant lui comme s’il allait tomber en poussière au contact de la peau. Un siècle. D’un coup, le prix exorbitant du chapeau, même pour de la soie, s’expliquait par sa valeur d’objet de collection (peu sont restés dans un si bon état de conservation). On s’est regardés avec Palpatine, mi-ahuris mi-émerveillés, lui surtout.

Le plus excitant, dans ce voyage dans le temps, c’est que le haut-de-forme lui va fichtrement bien et qu’il n’a même pas l’air déguisé comme je le craignais (ou alors je suis tombée amoureuse de ses lubies). For nothing special, s’est-il vu forcé d’avouer au vendeur lorsqu’il lui a demandé à quelle occasion il comptait en porter. Né un siècle trop tard.

 

1Il vous expliquerait, comme il l’a fait en sortant de l’ échoppe, que l’élégant n’a rien à voir avec le dandy. Tandis que celui-ci fait de son apparence son œuvre, qui est à elle-même sa propre fin (art for art’s sake, here we are), celui-là en ferait le moyen de son ascension sociale (exit la fascination wildienne). D’où que Palpatine met dans une paire de souliers la somme dépensée pour toutes vos chaussures et qu’il en parle néanmoins comme de (vulgaires) « godasses ». CQFD.