Picorage après midi

« Goethe, rapporte René Guy Cadou (1920-1951), estimait que tout ce qu’il écrivait était testamentaire. La posture romantique et la théâtralisation postume sont manifestes, qui souhaitent contrôler, même après la mort, l’image du poète, la fixer et rejeter les commentaires qui s’écarteraient de l’analyse de ses seuls écrits […]. »
Pourquoi les morts nous écrivent-ils si souvent ?

Je pense au Goethe de L’Immortalité, aux Testaments trahis, au lyrisme et à la figure du poète au sujet desquels Kundera a exprimé la plus grande méfiance, et finalement à la manière (romantique, alors ?) dont il a barricadé l’interprétation de son oeuvre : conclure à un romancier paradoxal très agaçant ou à la permanence des illusions même après en avoir défait les mécanismes ?

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Maupassant, Préface de Pierre et Jean :
« Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. […]

Faire vrai consiste donc à donner l’illusion compète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. »

Sinon cela donne Pérec : accumulation baroque de petits faits vrais, irréelle à force de réalisme.

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Les Raboteurs de parquet, G. Caillebotte

Pourquoi donne-t-on toujours Caillebotte comme illustration du réalisme ? Ne voit-on pas qu’il rabote le réel jusqu’à ce que des copeaux de parquets soient aussi volubiles que les arabesques d’un balcon en fer forgé ?

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C. D. Friedrich, Le Rêveur ou les Ruines d’Oybin en Allemagne

En miniature, l’évidence est grande, les romantiques ont fait de la nature leur divinité. Je me place de l’autre côté du vitrail : j’ai besoin d’un cadre bâti par l’homme pour apprécier la verdure ailleurs que dans mon assiette.

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Renoir, Caillebotte. N’y avait-il donc au XIXe siècle à Paris qu’un seul marchand de parapluies ?

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« Ornifle. — Et qu’est-ce qui vous prouve d’abord quevotre mère n’a pas eu d’autre amant que moi en vingt-cinq ans ?
Fabrice, doucement. — L’honneur. Maman avait beaucoup d’honneur. Et je vous ai déjà dit qu’elle se considérait comme mariée devant Dieu.
Ornifle. — L’honneur… L’honneur… C’est trop facile !
Fabrice, grave et un peu comique. — Non. C’est difficile. C’est même bigrement difficile, croyez-moi. Si vous vous figurez que je n’ai pas mieux à fare dans la vie, moi, que de vous tuer ! J’allais me marier et j’ai encore des examens à passer. »
Ornifle ou le Courant d’air, Anouilh

Antigone qui a appris le sens de l’humour.
Il faudrait que je lise les pièces grinçantes et les pièces roses d’Anouilh.

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« J’ai regardé devant moi
Dans la foule je t’ai vue
Parmi les blés je t’ai vue
Sous un arbre je t’ai vue »

Première strophe d’ « Air vif », d’Eluard.

Je penche pour l’impression rétinienne.

Tentative d’épuisement d’un lieu de travail

C’est un bureau, mais je ne sais pas encore s’il s’agit d’une pièce ou seulement d’un meuble, on verra à l’usage. Le point focal est évidemment l’ordinateur, un Mac argent (non, je ne suis pas graphiste) à l’écran inclinable, comme le dossier du fauteuil à roulettes : le médecin du travail n’a rien à craindre pour mon dos. Un peu plus pour mes yeux : mes lunettes sont posées branches ouvertes sur mon badge-carte de cantine étiquetté de mon nom, des fois que je me perde.

Mais je m’y perds, justement : de part et d’autres des lunettes et du badge, des piles : de papiers, d’épreuves, plus exactement, de l’année dernière, plus précisément ; de manuscrits qui ne sont pas terminés, peut-être même faudrait-il dire ébauchés ; de livres qui ne sont pas lus mais ouverts à la page dictée par le professeur. Je ne sais pas si je dois préciser : la matière, le niveau, l’éditeur, l’illustration de couverture. J’oubliais aussi : deux cahiers d’exercices, grammaire et vocabulaire. Gentilhommière, vous connaissiez ? Sur la pile des manuels, un cahier à spirales dans lequel je n’ai pas grand-chose à noter et une calculatrice pour additionner tous les signes de tous les encadrés, espaces compris. Il n’y a pas de bouton pour l’éteindre, seulement pour l’allumer.

On fait vite le tour, nous en venons à l’agrafeuse, prête à mordre, aux étiquettes autocollantes au nom de l’entreprise, aux trois lots de post-its qui seraient moins livides s’ils accueillaient un mini-dessin animé, à la gomme, à la règle, au pot de deux crayons noirs, quatre stylos et un surligneur. Coup de téléphone de l’autre côté de l’ordinateur. Si seulement. Beaucoup plus de boutons que de chiffres, une hotline, un annuaire et tout le tintouin.

Voilà, on y est, j’y suis, prise au piège. Je pourrais reprendre par thématique. Les étiquettes : le numéro de mon poste collé sur le téléphone, le code barre de mon poste informatique et une étiquette à adresse jamais passée par la poste, collée sur un manuel : Ex. Ou bien… serait-ce tricher que de passer au meuble de rangement attenant au bureau ? Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas l’ouvrir, même s’il y a une mine de stylos ni bleus ni noirs, des trombones à pouvoir jouer du Wagner par-dessus un concert de rock, et des livres sans pages car les Anglais ne font rien comme les autres. Rien que le visible : une boîte à mouchoirs noire et une thermos, noire également, quoiqu’elle paraisse rayée à cause des tranches colorées des manuels qui s’y reflètent. Elle était là avant que j’arrive et me fait penser à chaque fois que je la vois que ça manque cruellement de bouilloire par ici. Ou de travail, tout simplement.

Je m’ennuie. 

Les deux font l’affaire

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Cet automne-hiver, les publicistes voient double. Mais ont-ils trop bu pour autant ?

Il n’est pas rare que les marques mettent en scène des groupes : c’est commode pour montrer plus de fringues et donne un petit air de convivialité qui ne mange pas de pain. Mais il s’agit ici d’autre chose. Notre comportement social a beau être mimétique des autres, nos attitudes sont rarement un décalque de notre voisin. On s’amuse à dix ans à faire des pas chassés pour caler son pas sur celui de notre campagnon de promenade, pas à millimétrer notre foulée en forêt – en talons, évidemment (quoi, vous ne courrez pas en forêt en talons ?). Les deux messieurs de chez Lanvin ne sont pas assez nombreux pour swinguer en chorus line et, quelle que soit l’ébauche de mouvement, elle est figée par le redoublement. Arrêt sur image. L’attention est gagnée, reste à voir comment elle s’exerce.

Différences minimes, les tenues sont assez semblables pour qu’on ne puisse s’empêcher de les comparer et Bocage a même poussé le vice jusqu’à prendre la même mannequin afin que l’on ne soit pas tenté de comparer les filles plutôt que les produits et que le jeu des sept erreurs aboutisse nécessairement aux chaussures. Vice ou astuce marketing si vous préférez : entre les deux paires de chaussures, les deux robes ou les deux manteaux, vous élisez spontanément celui que vous préférez et cette simple réaction induit implicitement que vous l’appréciez. L’attention portée à la publicité se transforme ainsi insidieusement en goût pour ce qu’elle vante – ou, si votre dégoût des robes à fleurs est ancré trop profondément, du moins avez-vous lié une connaissance particulière avec la marque. 

Ce comportement économique a déjà été identifié par Dan Ariely. Soulagés de trouver des choses comparables, nous nous hâtons de choisir le terme positif de la comparaison en oubliant les autres alternatives – incomparable(ment meilleure)s ? La non-fiction rejoint la fiction : Kundera avait raison de dire que lorsque nous disons préférer une personne A à une personne B, cela ne signifie pas que l’on aime A (même si tel est par ailleurs le cas) mais que l’on n’aime pas B. Le manteau moumoute de Vuitton est vraiment affreux.

Fête de la muse hic

Nouvel an, 14 juillet, fête de la musique… il va falloir que j’arrête de vouloir faire quelque chose. Le meilleur Nouvel an que j’ai eu, d’ailleurs, je l’ai passé enfermée dans une chambre d’hôtel avec une Currywurst. Les injonctions à se réjouir et les sorties à date fixe, ça a toujours quelque chose de loseux. Hier n’a pas fait exception. S’est d’abord vérifié le lien entre son musique et ciel pluvieux. – Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ces musiques sans mélodie ? – Ça s’appelle du jazz, précise Palpatine. Depuis quelques temps, il se réveille au son de ce suintement de notes qui me ferait regretter la station de ouèch grâce à laquelle je n’avais absolument pas l’air d’une Versaillaise idiote en chantonnant « Regarde-moi ! Le chômage et la crise, c’est moi qui les combas, je vis au quotidien ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne connais pas, juste en bas de chez toi… » (avec l’accent en plus : [Roeugarde-moua ! Le chau:mage et la kriz, c’moua ki le ko:m’ba…]).

All that jazz s’est évanoui aux Halles, remplacé par une boucherie de notes, si bien que le Paradis du fruit est devenu l’enfer du bruit. Mon ventre s’est associé à mes oreilles pour me contrarier et je n’ai rien avalé. L’estomac vide sur pattes s’est ensuite contrôlé pour ne pas devenir (trop) mal aimable et toute l’énergie qu’il me restait y est passée. Du coup, si je ne me suis pas endormie lors du concert donné par l’orchestre de Paris sous la pyramide du Louvre, il faut remercier les grandes dalles froides du sol, froides et inconfortables. J’ai eu l’impression de jouer au Tangram avec mes jambes et mon dos.

Autant vous dire que je n’ai pas été très attentive à Schumann. Davantage aux cornistes qui arrivent débraillés comme s’ils venaient de courir le cerf et, une fois n’est pas coutume, occupent le devant de la scène : j’adore leur manchon-pavillon, beaucoup plus classe que de la fourrure. Et comme un « morceau de concert » ne suffit pas à rassasier le mélomane, au Konzerstück succède une symphonie Rhénane. J’ai rhin retenu et surtout pas mon esprit, que j’ai laissé divaguer vers la Pyramide-planétarium. Les triangles de verre diffractent une lumière, un lampadaire peut-être, en une succession de lunes et de demi-lunes qui égrainent les différentes phases de son orbe. Tandis que la nuit tombe, les reflets dans les vitres s’intensifient : une planète rouge entourée d’anneaux apparaît. On y distingue des traces de vie, mers de partitions et cratères de cuivre. Un astéroïde s’en est probablement détaché, tombé dans le coin gauche de la pyramide-planétarium et, au milieu des étoiles, les flashs des curieux tentent de se faire passer pour des étoiles, mais je sais bien, moi, qu’ils survolent le concert à travers leur hublot. L’atterrissage a été difficile, une demi-heure de métro à dormir debout mais au moins, c’était avec Palpatine que je jouais au coude à coude.  

Images mentales

Des images de pensée. Non, il ne s’agit pas de figures de style ni d’IRM. C’est le nom qu’ont donné Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu à tout un tas de griffonnages qu’elles ont collectionné. Ni gribouillage exécuté mécaniquement tandis que l’on téléphone ou se concentre sur autre chose, ni schéma à visée pédagogique, l’image de pensée est contemporaine de l’idée. Simultanée, même : comme d’autres réfléchissent à voix haute, il en est qui réfléchissent le crayon à la main. Un schéma de ce genre n’explique rien, sinon sa propre pensée à celui qui le produit. Il n’est pas destiné à être montré et le spectateur le demeure : il regarde sans voir. Dans cette profusion de flèches ou d’éléments qui font système, quelque chose se joue, prend forme, sans qu’on sache nécessairement quoi au juste, puisqu’on n’entre jamais dans la tête de l’autre. Et c’est précisément cela qui a fasciné les deux chercheuses : le mystère de l’origine de la pensée.

Bien qu’elles insistent sur le fait que ces schémas ne sont pas spécifiques aux esprits géniaux, et qu’elles en ont également récupéré d’anonymes, on aurait pu croire que leur collection d’images de pensée d’artistes ou de scientifiques célèbres –toujours des originaux– participait de l’étude génétique et sa curiosité effrénée pour les brouillons : l’idée même d’une architecture, bien avant le moindre plan ; le déroulement chromatique d’un roman de Claude Simon ; l’organisation d’une pièce de Cunningham (environ trois secondes après le début et jusqu’à ce que le livre en circulation arrive dans mes mains – sur la fin–, j’ai pensé qu’il devait y en avoir chez les chorégraphes ; spatialisation sur le papier, forcément) ; et même l’instant-papier où le chaînage de l’ADN prend forme (point de reproduction pour une question de droits). Les chercheuses se sont fait aider de spécialistes lorsqu’elles n’étaient pas compétentes dans le domaine et pourtant, n’expliquent rien à partir de ces images, comme si tout ce qu’elles avaient voulu se faire confirmer était que le spécialiste, pas davantage que le néophyte, ne peut pénétrer ces nébuleuses. Le surgissement de la pensée : voilà pourquoi il s’agit de fascination plus que d’intérêt, de collection plus que d’étude.

Alors que je sentais poindre la déception (au seuil, là, c’est un peu frustrant – parce que, oui, c’est excitant), m’est revenue à l’esprit la surprise que j’ai eue en découvrant le brouillon de Palpatine pour son essay (optique je Me Barre Ailleurs). Sous la consigne de « Give a candid description of yourself », l’espace blanc comme pour un dessin d’enfant (ou les digressions de Sterne, plutôt) était parcouru de flèches reliant des îlots de mots : la culture faisait la navette avec le luxe, quand je ne sais plus quel pôle était entouré de courtes flèches que je n’aurais pas été surprise de voir scintiller comme les panneaux convergents d’un Broadway de dessin animé ; c’est moi ! Ich bin’s ! ; il y avait du blog et de l’informatique ; en marge du cadre dévolu à l’exercice, comme en dehors des frontières, se trouvaient listées quelques capitales européennes et, multiculturalisme oblige, un grand-père italien se tenait comme il pouvait à une branche de ce curieux arbre généalogique. C’est comme si je voyais circuler les globules rouges de ses multiples personnalités, celles-là même qu’il doit réunir pour la nomination de miss ouvreuse de l’année. On fréquente assidument une personne et on finit par oublier qu’elle nous reste étrangère – autre, à tout le moins. Et là, c’en était la révélation mnésique. Jamais je n’aurais procédé ainsi. Incrédule et amusée, j’ai regardé, sans lire, j’ai promené mon regard le long de ces drôles de flèches qui, contrairement aux lignes de vol d’une compagnie aérienne, mènent pourtant en des contrées familières. J’ai conclus à la déformation de l’informaticien qui a la patate et créé des systèmes from scratch. Mais finalement, ce serait tout simplement, tout mystérieusement, une image de pensée – mental, though.