La vie comme un compte

 

Tout conte fait

 

Alors que la mode est aux airs langoureux et aux cuisses écartées, Hermès table sur un tout autre registre, celui des contes. J’ai d’abord – rendue sensible par l’engouement de Miss Red, à qui le conte est ce que le mise en abyme est à moi ?- été arrêtée par cette image-ci :

 

 

On reconnaît sans peine la princesse au petit pois, même si on met un certain temps à distinguer ce dernier (si, si, il y est, entre la main et la fin de la tresse qui nous y guide). Je trouve cette affiche particulièrement bien pensée : l’exigence de la cliente se métamorphose en sensibilité de princesse, et la finesse de la perception se confond avec celle de la soie.

 

Je suis alors partie en campagne (publicitaire – « La vie comme un conte ») et n’ai pas tardé à croiser moults êtres féminins de l’univers des contes.

Êtres féminins, parce qu’il va de soi qu’on ne peut être charmée que par le luxe et que les princes sont tout justes bons à être vendeurs.

L’univers, parce que les origines sont très diverses : contes traditionnels (Anderson avec la petite sirène et la princesse au petit pois, Perrault avec Cendrillon) se perdant dans le folklore indéfini  (la jeune fille à couronne de fleur pourrait être une nymphe ou une dryade de n’importe quelle tradition),

 

 

contes orientaux (la lampe d’Aladin, pour éclairer quelques mille et une nuits) et littérature qui, pour merveilleuse qu’elle soit (Alice), n’a pas grand-chose à voir avec une tradition orale. L’ensemble est très hétérogène, mais on s’en soucie assez peu, dans la mesure où il est davantage fait appel à l’imaginaire collectif (assez Walt Disney sur le fonds) que référence à des œuvres particulières.

 

 

[La jupe n’a pas suivie lorsque Alice s’est mise à grandir soudainement…]

 

 

Invitation au voyage

 

L’évocation est si allusive que ces personnages de conte sont arrachés à leur contexte d’origine et rempotés dans un ailleurs indéfini, celui du voyage et de l’évasion. Nous ne sommes pas en terra incognita, mais bien sur une île déserte, coupée de notre monde mercantile (on vous vend une image -de marque-, pas des produits), où tout n’est que ciel et mer à perte de vue. Où tout est possible, y compris mettre ses carrés Hermès à 200 euros dans le sable. Où tout n’est que luxe, calme et volupté : vous pouvez avoir un petit pois dans le cerveau, du moment que vous n’êtes pas chiche, allongez-vous donc, chère princesse, faites comme au spa – le massage cardiaque n’est pas compris après réception de l’addition.

 

 

Pour rejoindre ce paradis fiscal, c’est simple : vous n’avez qu’à voler ! On m’annonce dans l’oreillette qu’en l’absence de Wendy, cela pourrait être mal interprété. Il vous reste donc le choix entre le bateau, dont vous entendez peut-être déjà la petite sirène, ou l’avion – pourvu que vous vous y preniez avant minuit, vous devriez trouver chaussure à votre pied avec Air France qui fait la paire.

 

 

 

 

 

Marques de mythologie et mythologie de marque

 

C’est qu’on s’y connaît en voyage, chez Hermès, placé sous la tutelle du dieu éponyme. Quoiqu’invisible, apercevez sa présence ailée, qui talonne de près les fées. J’admets qu’un tel lien est un peu cavalier ; c’est pour ne pas oublier que la maison est à cheval sur ses origines. Réincarnation de l’écuyère, la princesse au petit pois se confond avec sa monture dont ce n’est plus la queue qui est enrubannée mais la tresse de sa cavalière.

 

 

Le petite sirène, quant à elle, n’a nulle envie de marcher, seulement de mettre le pied à l’étrier. Si le motif ne du foulard ne suffisait pas à faire passer le message, elle vous l’aurait délivré par courrier ; il attend dans sa sacoche qu’Ulysse passe par là. Si le dieu messager pouvait accélérer le passage et la perte du malheureux… parce que contrairement à son destin dans l’épopée mythique, le mari de Pénelope ne s’en sortira pas – avant d’avoir vidé son compte de fée. Elle vous en prie. N’est-ce pas merveilleux ?

 

 

Berkson

 

Comme je suis consciencieuse ne voyais pas du tout ce qu’il y avait à commenter dans le texte que mon élève de terminale avait à étudier (Bergson, pourtant…), j’ai emprunté le bouquin à la BU et lu une dizaine de pages en amont. Et dans les remarques finales des Deux Sources de la morale et de la religion, je suis tombée sur ça :

 

« Toute notre civilisation est aphrodisiaque. Ici encore la science a son mot à dire, et elle le dira un jour si nettement qu’il faudra bien l’écouter : il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir. La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de rester l’instrument qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien. Que la transformation s’opère : notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple. »

 

Le coup du plaisir qui ne sera plus plaisant, pourquoi pas, cela entre dans le cadre de son raisonnement sur l’avancée de l’histoire, qui se fait par oscillation entre deux tendances, l’une étant reprise après avoir été délaissée le temps que sa concurrente (soudain plus attractive dans la mesure où l’on ne voit plus que les défauts de la première) ait été poussée à ce que l’on identifie comme ses limites tant qu’on n’a pas regardé ce qu’on pouvait glaner d’utile dans l’autre tendance. Oui, oui, je sais, il arrive à nous embrouiller sur une idée toute simple, au point de se sentir autorisé à créer des gros mots comme « loi de dichotomie » et « loi de double frénésie ». En, l’occurrence, cette dernière se partagerait schématiquement entre ascétisme, mépris pour les conditions de vie & désir de luxe, de consommation – dichotomie que l’on retrouverait dans l’histoire des idées avec le stoïcisme et l’épicurisme, et qui participent d’un même mouvement, s’il est vrai que le plaisir suprême serait de n’avoir besoin d’aucun plaisir.

 

Mais ce n’est absolument pas ce qui me perturbe. C’est une hypothèse qui vaut ce qu’elle vaut, voilà tout. Non, ce qui me hérisse le poil, c’est la petite digression1 qui suit et qui a complétement oublié l’objectivité dont se réclamait la génération du positivisme. Cela pue le préjugé, même. La femme ne voudrait pas vraiment être l’égale de l’homme, ne prend même pas la peine d’insinuer Bergson. La source d’une si pertinente affirmation ? Le plaisir charnel, comme c’est étonnant ! Comme si le seXe était l’inconnue de toute équation, l’origine de tout problème… Sous prétexte qu’elle gigote moins au lit et qu’elle se retrouve souvent avec le corps de l’homme au-dessus d’elle (par conséquent en dessous), la femme serait donc tout bonnement inférieure.

D’une part, absence de mouvement ne signifie pas infériorité. Mon cher philosophe, songez donc au primum mobile d’Aristote, qui meut toutes choses sans les toucher, pour ainsi dire en les attirant à lui, par la seule force de son être immuable. Vous trouvez ce recours saugrenu ? Fort bien, moi aussi, passons-nous des références vaseuses. Admettons s’il vous fait plaisir que la femme est inférieure à l’homme au lit (après tout, vous n’avez peut-être pas eu de chance) : il vous faudra néanmoins (c’est le « d’autre part ») reconnaître, sous peine d’être tyrannique envers Pascal et ses sphères, qu’une infériorité dans un domaine n’entraîne pas une infériorité dans tous les domaines. Mais je doute que vous entendiez cet argument, puisque vous avez déjà déduit de la position spatialement inférieure du corps de la femme dans le plaisir charnel, une infériorité de force ou d’aptitude au plaisir, je ne sais (vous vous couchiez avec les poules plutôt que vous ne couchiez avec elles, il semblerait, mais passons). Alors le pas est vite franchi pour faire passer l’infériorité sexuelle de l’acte à la personne (de sexe faible, dit-on). Une petite substantification réification en passant. Machisme de base.

Ce qui est grand (mais non noble), c’est le passage au machisme de l’intellectuel, forcément plus retors et névrotique, parce que vous pensez (penser)2 que la femme a le droit de devenir l’égale de l’homme. Vous êtes un gentleman. Le droit, le droit… c’est même son devoir. Attendez un peu… si elle n’est pas l’égale de l’homme, c’est qu’elle manque à tous ses devoirs (sauf conjugaux, les maris ne sauraient le tolérer), alors ? C’est admirable de mauvaise foi, vraiment. Comme il est confortable de penser que l’autre se constitue volontairement (ah oui, absence de refus du contraire = volonté) inférieur, et ainsi de pouvoir continuer à se sentir supérieur tout en pensant ne pas l’être ! (ou en n’ayant pas à penser qu’on ne l’est pas – ça refoule!) C’est avoir le préjugé progressiste, dites-moi !

Tant de condescendance me hérisse le poil. Mon cher salaud, allez du moins jusqu’au bout de votre absence de pensée et ôtez ses voiles à la muse, qui n’attend pas de « vibrer sous l’archet du musicien » (qu’est-ce que vous me chantez là ?), vous manquez un chaînon entre la muse muette et la poule pondeuse. Dites carrément que ce sont toutes des salopes. Elles aiment ça, oui, et auront tout intérêt à le revendiquer, plutôt que de mettre les hommes à l’abstinence comme on met un enfant malade à la diète. Les femmes ont autant d’envies sexuelles que les hommes, qui peuvent tout aussi bien qu’elles contrôler leurs pulsions – la bête sauvage et virile n’est que la justification a posteriori d’une permissivité beaucoup plus grande envers les hommes que les femmes. A en juger par les peines longtemps encourues pour une relation adultère, on jurerait que la femme s’envoyait en l’air toute seule. Eve, premier bouc émissaire de l’histoire, bien avant Malaussène.

 

Je sais, je sais, c’est facile d’attaquer de pauvres morts sans défense, qui devaient bien avoir quelques défauts de leur époque. Mais ça fait un tel bien. Ce genre de remarque me file des bouffées féministes haineuses.

 

1 Je sais bien que la pensée est souvent à l’image de son objet, mais l’élan vital qui explose en gerbe ne rend guère les choses commodes : le fil directeur de Bergson, de fil à broder devient fil à coudre (des éléments disparates), blanc.

2 La redondance ne fait-elle pas basculer la première occurrence du côté de la croyance ?

 

Inculture pub : la campagne de Surcouf n’est pas ma tasse de thé

 

 

J’étais presque surprise que la négation soit restée intacte après une telle torture infligée à la langue : « On ne choisit pas sa famille, on choisit plus ou moins ses amis alors choisissons vraiment son ordi. » Sans parler de la logique tout à fait discutable de cet aphorisme publicitaire (quel rapport entre la famille, les amis d’un côté et l’ordinateur de l’autre ? – mis à part peut-être pour le geek intégral qui remplace les premiers par le second) ou du paternalisme dont on fait preuve à l’égard du client (pauvre chou qui ne savez pas faire la différence entre fréquentations de bon ton et amis véritables, ne seriez-vous pas une victime ? Pas d’inquiétude, Surcouf est un ami qui vous veut du bien), cette publicité pour Surcouf est une abomination grammaticale. J’imagine sans peine le publicitaire qui a choisi le pronom indéfini de la troisième personne du singulier parce que ça parle quand même vachement mieux au client un peu bœuf, et dont l’élan bute sur l’injonction à mi-chemin de sa rude tâche.

Hum, non, rien à faire, choisis, choisissons, choisissez, y’a pas choisit ! Que faire dans un cas si contraire ? Puisqu’on ne veut pas de nous trop majestueux, pas question de tout recommencer depuis le début et de réécrire le slogan, on change en nous en cours de route. Mais il faut montrer qu’on n’a pas oublié, alors on revient à la charge avec l’adjectif possessif du singulier au lieu du pluriel. Non mais c’est vrai, quoi, puisqu’on ne choisit pas sa famille, autant lui choisir son ordinateur et lui offrir un truc bien pourave qui lui pourrira la vie, c’est une super vengeance, au moins aussi belle que celle du publicitaire contre la dictature des dictées enfantines. Puis d’abord, sur l’ordi (qui se souligne, parce que nul n’aime être diminué), le correcteur orthographique et grammatical veille au grain, alors ne viendez pas m’embrouiller le pois chiche avec ça, même Cicéron c’était pas toujours carré.

 

 

 

Vous entendez la souffrance du publicitaire ? Ne l’embêtons pas trop avec son français, admirez plutôt son travail graphique, tout ce rouge si puissamment communiste, ça parle au peuple, non ? Mais si, voyons, le vulgus pecus qui se baffre de pizza tiède en calbute, cette allégorie du glamour contemporain ! De la propagande écrite en blanc sur rouge, y’a que ça de vrai, ce sont les bonnes vieilles méthodes qui marchent. Comment ça la comm’ des communistes n’était pas hype ? Même les hypermarchés capitalistes se la sont réappropriée ; n’allez pas prétendre que vous n’avez pas vu la super promotion sur la côte de bœuf 100% pur bœuf avec astérisque de chez Carrouf ou Lidl, bande de moutons. Les ordis doivent se vendre comme des petits pains, alors on fera comme s’ils étaient au même prix, qu’il y aura même pas besoin d’avoir été sage, si c’est pas cool, ça, après avoir choisi un modèle pourri pour votre famille non choisie.

 

*Pop ! goes my heart*
Sans Hugh Grant, c’est juste ringard.

 

Comme la campagne publicitaire de Surcouf a quelques décennies de retard, on pourra bien tolérer que les murs du métro gueulent encore en plein moins de janvier qu’un « vieux barbu court dans les rayons en criant qu’il n’aura jamais fini avant le 25 », on n’est plus à ça près.

 

 

D’autres marques profitent de la dernière vague de Noël avec un peu plus de subtilité, comme Lipton dont les sachets font davantage penser à un sapin ratatiné sous les décorations qu’à la splendeur pharaonique invoquée. Avec ces petits monticules pyramides de verdure, Lipton atteint son sommet : c’est presque du thé. Il ne faudrait tout de même pas nous prendre pour des bleus, ça reste un déguisement du Yellow, cousu de fil blanc : au bas de la piste, l’étiquette jaune est là pour nous le rappeler. A vos marques, prêts ? Infusez !

Présent de coercition

Le train arrive en gare de Paris Montparnasse, les voyageurs descendent du train. Rien que de très normal : deux propositions juxtaposées, implicitement reliées par une dimension temporelle et/ou causale*, la description suffit à se représenter la scène. Serait-elle travaillée d’un point de vue stylistique qu’elle tiendrait du pouvoir incantatoire de la poésie qui fat exister ce qu’elle nomme. Malgré les horribles tickets de mots que son acolyte de ratp affiche dans le métro, je doute néanmoins que la sncf ait une quelconque ambition poétique. Lorsqu’en gare de Paris Montparnasse, la voix pré-enregistrée énonce/annonce les voyageurs descendent du train, la valeur affirmative de la phrase n’a plus court et la description est dégradée en prescription. A peine est-ce un présent d’injonction : on considère que les désirs de la voix divine sont réalité – même pas qu’ils doivent le devenir.

 

Dans le même ordre d’idée, Explorer a affiché à son premier démarrage (netbook pour Noël, formidable petite bête noire que je peux traîner partout et qui ne dit rien) un message me remerciant d’avoir choisi Internet Explorer. Qui perd la moitié de mes notes de blog, refuse de donner un contenu aux titres ou les intervertit. C’est le choix de l’embarras – vente forcée. C’était la première et la dernière fois que je cliquais sur l’icône bleue, dans l’unique but de télécharger Mozilla. Allez, petit panda rouge, attaque !

 

* Si elles coïncident souvent, temporalité et causalité ne doivent pas pour autant être confondues sous peine de donner quelques aberrations. Je ne résiste pas à vous livrer une des dernières perles de la ratp : « Suite à des travaux de rénovation, la station Odéon n’est pas desservie par la ligne 10 jusqu’au [date que j’ai oubliée, mais assez éloignée pour me casser les pieds] ». C’est bien connu, c’est une fois que la station est rénovée qu’on la ferme.

Phonétique et tac

Le titre est un peu mensonger, je vous l’accorde, puisque vous ne croiserez aucun écureuil – tout au plus les souris de Cendrillon. Elles figurent en note dans mon cours de phonétique, pas même au crayon à papier : c’est que leur voix a été obtenue en parlant à travers de l’hélium, et qu’elles constituent à ce titre un fort bon exemple de la variabilité de la parole en fonction du milieu – ou comment expédier la partie physique de la définition d’un « son de parole ». La prof devait avoir senti la corde sensible vibrer, car elle a repris le filon des dessins animés avec les bouches hurlantes des toons, pour rectifier une croyance courante : l’espèce de cloche qui pend au-dessus de la langue n’est pas la glotte, mais l’uvula ou la luette ; la glotte, c’est l’espace entre les plis vocaux, ce n’est donc, à proprement parler, rien. Dingue, non ?
On apprend de ces trucs en phonétique… J’hésite entre y voir un domaine d’étude passionnant pour peu qu’on s’y penche sérieusement ou un des ces spécialisations à outrance qui en deviennent stériles. Vu comme je présente les choses, je doute qu’on accorde même une seconde de crédit à la première hypothèse.

Et pourtant, c’est assez éclairant sur les difficultés qu’on a pu rencontrer dans l’apprentissage des langues : toutes n’ont pas les mêmes phonèmes (sons qui permettent de discriminer le sens, comme entre lu et lit, par exemple), et notre langue maternelle joue le rôle de filtre phonologique, ne permettant pas d’entendre la différence entre deux sons qui ne sont pas des phonèmes dans notre langue (mais des allophones, id est des variantes, un peu comme la prononciation de « rose » dans le Nord ou dans le Sud : on y entend un accent, mais cela ne change pas le sens). This explains « this », le « th » anglais est rangé dans le casier français soit avec le « t » soit avec le « d » avec autant d’aisance qu’un môme de deux ans qui essaye de faire rentrer le cube dans l’encoche du cercle (la quadrature du cercle nous concerne bien plus tôt qu’on ne l’imagine).

J’y ai également retrouvé mes vieux problèmes d’accent en français. Je ne les ai jamais entendus : bien sûr, s’ils sont très proches, comme dans « élève » (ma référence), je devine une vague différence. Mais elle s’évanouit immédiatement après l’écoute, je ne perçois pas les accents en eux-mêmes mais la variation de l’un à l’autre. Autant vous dire que les dictées de mots inconnus plein d’accents étaient un cauchemar, auquel ma bonne mémoire visuelle fournissait le seul remède possible (je photographie le mot, et vois graphiquement s’il y a un déséquilibre). J’entends encore moins la différence entre un « brin » d’herbe et un garçon « brun » ou entre « ceux » et « sœur », sans parler de celle qu’il est censé y avoir entre « épais » et « épée ». Quoique cette dernière confusion tendrait à se généraliser ; je me sens moins seule. Du coup, je suis davantage aidée par la théorie que la pratique ne m’aide à retenir le cours. Puisque le « u » de brun est une voyelle arrondie, alors si je sens mes lèvres aller vers l’avant en pensant que je dis un « brin d’herbe », c’est que celle-ci a été cramée par le soleil ; inversement, si je sens mes lettres étirées un décrivant un garçon « brun », c’est que le gars est épais comme une allumette. Idem pour les différences déterminées par la place de la langue : « bas les pattes » est en avant, mais si je crie (en) arrière, alors je brandis le rouleau à étaler la « pâte » brisée (parce que c’est meilleur que la feuilletée). Je me fais mes propres séances d’orthophoniste, en somme.

Evidemment, mon amusement ne s’étend pas jusqu’aux spectrogrammes pleins de traits noirs et de forman dont je n’ai pas bien compris ce dont il s’agissait à part que ça n’avait aucune raison de m’évoquer du froment comme dans les galettes du même nom. Je vous épargne aussi les transcriptions cabalistiques que je n’ai jamais su déchiffrer dans mon dictionnaire d’anglais alors que cela aurait pu être fort utile. Celles précisément qu’on faisait semblant de connaître dans nos explications de texte en français en notant des allitérations en [r] ou des assonances en [a], alors que c’était sûrement des assonances en /a/ (phonèmes) qui n’avaient pas forcément des réalisations en [a] (allophones). Vous ne comprenez plus rien ? Je vous adore. Il ne faut pas se plonger dedans trop tôt au risque de devenir pédant : les fricatives dans le seul vers de Racine qui restera comme exemple d’harmonie imitative quand on aura oublié le nom de toutes ses pièces, passe encore, mais vous vous voyez dire que dans un « murmure » que vous avez affaire à des occlusives nasales bilabiales ?

Vous commencez à comprendre pourquoi je suis absolument sincère quand je dis que je déteste la phonétique ? En début de cours je suis plutôt enthousiaste et passé la première demie-heure, je ne comprends plus rien, et un instant de lucidité me fait parvenir un flash-info terrifiant : nous ne sommes que des échos de sorbonnards dont les thèses seront rangées dans la bibliothèque de Pantagruel entre le Majoris, De modo faciendi boudinos et La Cornemuse des Prelatz. Je déteste la phonétique, même si j’entrevois qu’on peut y trouver un intérêt. Je la déteste surtout si je me prends sur le fait de trouver cela intéressant. Je dois la déteser, vous comprenez, c’est une question de survie. Pas de vie ou de mort, c’est certain, mais de survie : il s’agit de préserver l’illusion que mon amour proclamé des lettres ne verse pas dans le babillage ridicule d’une spécialisation aussi outrée que stérile. Si je déteste la phonétique, les lettres ont encore une chance d’être un monde vivant où se découvrent des territoires inexplorés de l’existence. Si je trouve un intérêt à la phonétique, à ses étages de forman et à la grammaire de langues parlées par deux péquenots en Papouasie du Sud au XVIème siècle (petite pensée émue pour Mimi), alors je suis foutue, je suis déjà en train de me dessécher dans mon herbier et quand un curieux novice me trouvera entre les pages d’un gros ouvrage critique (l’essor de la presse), je le ferai autant rire que les personnages fleur bleue des Arlequins. Peut-être même plus : entre la naïve et la névrosée, la seconde est plus ridicule de ne pas même éveiller la compassion qu’on peut avoir pour l’autre.

J’ai pleinement conscience du réduit dans lequel je suis en train de rentrer en me contorsionnant les méninges pour ne pas le trouver étroit. A moins que. Je me moque de Mimi, mais je n’en admire pas moins sa capacité de réflexion. Qu’on me comprenne bien : je ne me moque pas de l’homme et de ses manies tout en admirant l’intellectuel en lui (éventuellement pour la tortue, mais ça le rendait attachant – à l’imparfait, oui, bien vivant, mais mort en tant que mon professeur), ce serait trop simple. Je ris de l’intellectuel que j’admire. Reste à savoir si je suis prise au piège d’un paradoxe terminal ou si je sème ainsi les agélastes.

A ce point, l’entendement est largué, vous permettrez à ma pauvre raison de postuler la seconde hypothèse, et de vous mettre en lien l’article de Mimi, aussi drôle que terrifiant – à moins que ce ne soit drôle parce que terrifiant, ou terrifiant bien que drôle (et ça recommence).